Nous avons tous entendu parler de Sparte II. Et nous savons ce qu’elle représente : le déni absolu de nos valeurs, la concrétisation terrifiante d’une société dévoyée où le vice commande les relations humaines, où l'homme, dépravé, ne se préoccupant plus que de l'assouvissement continu de ses désirs, pataugeant dans les plaisirs jusqu’à s’y noyer, devient une caricature hideuse de lui-même.
À vrai dire, le peu que nous savons des mœurs de Sparte II nous inspire un tel dégoût qu'il est à peine concevable que nous y allions, et encore moins que nous nous y plaisions.
Cependant, bien que nous ayons coupé tout contact avec elle et qu'il soit formellement interdit d'y aller, il existe - et peu le savent - des façons pour arriver à la visiter. Sparte II, ce haut lieu du vice, l’effroyable Sparte, je la connais, je l’ai vue de mes propres yeux.
Vous savez, comme moi, que Sparte II est notre « ville-fille » : nous l’avons fondée et construite. Nous l’avions baptisée « Sparte » pour mieux lui faire sentir combien nous l’aimions. Nous la voulions à notre image, afin que le monde entier puisse prendre exemple sur nos deux Spartes, situées aux deux extrémités de la terre, mais étalant les mêmes vertus, honorant les mêmes valeurs, et destinées à devenir les lieux-phares de la civilisation la plus avancée, la plus libre, la plus égalitaire sur terre.
Malheureusement, notre ville-fille s’est détournée de nous, et nous a forcés à la renier. Aussi, depuis sa défection nous avons décidé de la nommer « Sparte II », afin de mieux la différencier de notre Sparte, ou même d’y faire référence avec ce seul mot : ‘Deux’ – mot qui recèle le pire qu’on puisse imaginer : il indique la scission, la perte de l’union naturelle qui liait nos deux villes.
Il suffit, aujourd’hui, qu’on dise le mot : ‘Deux’, avec un air triste et déçu, en rougissant de honte ou en faisant une grimace de dégoût, pour savoir que nous parlons non pas d’un simple nombre, d’une denrée, d’un prix, mais de la ville honnie, ingrate, engluée dans la perversité.
Sparte II est l'exacte copie de notre ville: on y trouve le même plan de ville, les même rues, les mêmes bâtiments que chez nous. Cela n’a rien de surprenant : à chaque fois que nous fondons une ville ou que nous aidons une ville à se réformer, nous lui offrons la même structure urbaine que la nôtre.
Le travail, les divertissements sont semblables à ceux de notre Sparte. On y prend le métro, on y visite les musées, on y boit un café, on y longe des boulevards qui ont le même aspect et le même nom que nos boulevards. Oui, j’affirme ce que vous avez tous lu dans vos livres scolaires : notre ville-fille est identique à la nôtre. Mais ce qui, lorsque j'y arrivai, m'induisit en erreur (et c’est là un détail important qu’on a toujours passé sous silence), c’est que ses habitants, eux aussi, nous ressemblent.
Les gens qu’on voit dans la rue, accoudés à leur balcon, dans le métro, dans les magasins, ont le même physique, le même âge, les mêmes façons de parler, le même accent, les mêmes traits de caractère et exercent les mêmes professions que les habitants portant leur nom dans notre Sparte.
Ils descendent des mêmes parents, des mêmes grands-parents que nous, et s’en souviennent et en parlent avec respect ou douleur, avec rancune parfois, en leur reprochant ce qu’ils ont omis de faire ou ont mal fait - tout comme nous le faisons.
Sparte II est, j’insiste, l’exacte copie de notre Sparte. Ce seul fait - indéniable et irréfutable pour qui la connaît de première main - rendra plus plausible ce que je dirai maintenant: que ce n'est pas par étourderie, par curiosité malsaine, par désir du vice que je suis allé à l’autre Sparte; je m’y suis retrouvé par erreur, leurré par sa ressemblance troublante avec notre Sparte.
Mieux encore : je m’y suis retrouvé par hasard ; ou plutôt – et là je vous donne le fin fond de ma pensée - : une volonté plus puissante que la mienne m’a poussé à y aller, sans que je le sache, contre mon gré. Quant à la raison qu’a eu cette volonté inconnue de m’y envoyer – je vous l’expliquerai le moment venu.
Je viens de Sophrosynè, un dème situé dans la banlieue nord-ouest de notre ville. Ma mère est comptable, mon père dirige une petite entreprise de menuiserie où travaillent quatre personnes. Il s’est spécialisé dans la manufacture et la vente de meubles de bureau. Ma sœur travaille dans un gardiennat géré par notre dème, mon frère s’est établi dans le quartier du Taygète. Il est cadre dans une entreprise d’électronique. Mes autres frères, en bas âge, vivent encore avec mes parents.
Jamais je n’ai entendu, au sein de ma famille ou parmi mes proches, le moindre propos positif ou louangeur concernant Sparte II. À vrai dire, on ne s’en souciait guère. Jamais non plus nous n’avons remis en question les principes politiques de notre ville. Si donc, au cours de ma défense, vous trouverez certains de mes propos désobligeants pour notre Sparte, voire outrageants, calomnieux, j’en assume la pleine responsabilité. Ma famille n’y a contribué d’aucune façon.
J’ai vingt-deux ans. J’ai fait mes études préliminaires à l’école primaire de Sophrosynè. J’ai suivi ma formation secondaire au Lycée de notre dème et j’ai terminé mes études commerciales à La Haute École Du Commerce et des Technologies de Sparte Ouest.
C'est au mois de mai de 2… que je pris le train depuis notre dème pour me rendre au centre ville de Sparte, en ma qualité de représentant de notre entreprise. Je descendis du train à la Gare du Nord. J'y empruntai les petites rues conduisant à la gare de l’Est. J’y bus, comme j’en ai toujours eu l’habitude à mon arrivée à Sparte, un café dans un bistro en face de la gare. Quelques fumeurs se trouvaient sur la terrasse ; je pouvais voir, par la fenêtre, la statue de la déité protectrice, trônant sur le toit de la gare, au-dessus de l’arcade principale.
Elle déroule, comme vous le savez, sur ses genoux, une banderole de pierre reprenant la liste des cités que nous avons reformées. Je parcourais la liste des noms, plusieurs fois de suite, en me disant que j’essayerais, à mon retour, pour la énième fois, de convaincre mon père de me permettre de les visiter toutes, car j’ai toujours eu l’ambition (« folle et chimérique», selon lui) de transformer notre petite entreprise familiale à clientèle locale en une entreprise plus performante qui serait présente dans toutes les villes alliées de Sparte.
Ensuite, en longeant un petit parc situé en contrebas de cette gare, je me dirigeai vers mon hôtel qui se trouve à quelques pas du canal. J’y retrouvai la chambre où j’avais logé à chaque visite à Sparte : une chambre au cinquième étage, spacieuse, donnant sur la rue. Je rangeai mes affaires, je pris un bain et je ressortis. Tout se déroulait comme d’habitude.
Le soir de mon arrivée, après avoir dîné, j’eus même une très longue conversation cordiale avec le réceptionniste qui, à mon entrée, m’avait salué comme il l’avait toujours fait : nous nous connaissions de longue date.
Les jours suivants, je faisais la prospection de nouveaux clients dont j’avais établi la liste à Sophrosynè. Aux heures de déjeuner et de dîner je fréquentais les mêmes brasseries que de coutume. Je mangeais en travaillant : je notais scrupuleusement dans mon carnet, posé à droite de mon assiette, les coordonnées et les souhaits de nos clients potentiels. J’y ajoutais toujours – j’aime ce genre de détails et je sais qu’ils peuvent être utiles – une particularité, par exemple : X. : amateur de capuccino ; Y : déteste père (ancien propriétaire foncier à Oenos) ; Z : divorcé, deux enfants, vie de ménage « je dois vous l’avouer, pas brillante » (paroles de Z.) ; A : échec en architecture (a triplé première année, puis a décidé – le dit avec fierté -: « Tant pis, je me lance dans le commerce.»)
(Déposition du carnet de notes auprès du bureau des poursuites judiciaires. Lecture accessible aux intéressés.)
Je ne me souciais que de mon travail, je ne m’occupais que de mes visites à mes clients potentiels sur lesquels je rédigeais des notes et des rapports. Rien ne m’indiquait que je me trouvais ailleurs que dans notre ville.
Aucun détail, ni dans la physionomie des personnes que je croisais dans la rue, ni dans leur façon de parler ou de réagir, ni dans l’aménagement de ma chambre, ni dans l’ameublement des rues, rien, absolument rien ne me laissait soupçonner que j’étais arrivé, à mon insu, dans Sparte II.