Qu’était-ce, pour moi, enfant d’à peu près dix ans, une combinaison ? Un vêtement magique, très fin, presque transparent, couleur chair ou blanc de poulet, rarement bleu et, si c’était le cas, d’un bleu lavande très clair, prude et timide. Seul lieu où je voyais ma mère habillée en combinaison : le petit couloir entre sa chambre à coucher et la salle de bains. Seul vêtement à rivaliser avec cette combinaison : son peignoir.
Un jour, en revenant de l’épicerie, j’aperçus, depuis le coin de la rue, une sorte de loque raide couleur bordeaux devant notre maison. Loque qui, comme par magie, réussissait à se maintenir debout, se bombait, bougeait même, et, s’étant peu à peu métamorphosée en une silhouette humaine, attira l’attention d’un homme qui, sortant de sa camionnette située au beau milieu de la rue, s’avança vers elle, s’arrêta et lui adressa la parole. Un visage maigre et allongé de vieille femme ridée surplombait cette loque dont s’échappaient, comme le feraient les fils d’or d’un tapis, des cheveux gris, en désordre. En m’approchant, j’entendis une voix désagréable qui me semblait plutôt crier que parler. J’avançai, intrigué, sur mes gardes. Et ce n’est qu’à quelques pas de chez moi que je m’aperçus qu’il s’agissait de ma propre mère en peignoir, qui maintenant se tenait debout sur le petit seuil en béton à rainures devant notre porte d’entrée et qui négociait avec le laitier le prix des bouteilles de lait, refusait de régler la note et le fit finalement en maugréant, en lui reprochant d’être arrivé avec retard et d’avoir rehaussé le prix des vidanges.
C’était cela, ma mère : une querelleuse, extrêmement avare ; cela, je le savais. Mais ce fut la première fois que je me rendis compte que ce peignoir bordeaux avait le don de rendre horrible ou méconnaissable ce qui, peut-être, n’était que laid ou, tout au plus, témoignait de paresse. Depuis ce jour-là j’associai ce peignoir à la laideur.
Ma mère le lavait souvent, suite à quoi, rétrécissant à chaque lavage, ayant perdu sa coupe, s’effilochant aux poignets, devenu très fin, presque transparent aux coudes, on eût cru qu’elle l’avait hérité d’un de ses grands-parents et continuait à le porter par loyauté. Les poches étaient toujours gonflées : ma mère y fourrait ses mouchoirs, qui, bien qu’elle s’y fût déjà mouché, ne disparaissaient jamais dans le panier à linge sale ; ils restaient éternellement casés dans les poches du peignoir et en ressortaient, après chaque lavage de ce dernier, comme de petites pelotes blanches chiffonnées.
Un seul accessoire accompagnait ce peignoir : de vieilles sandales avec une semelle en bois sans talon ; ma mère y glissait ses pieds nus. Ses orteils, gros, longs, ressemblaient à une sorte de champignon rose foncé (car elle les vernissait), chaque orteil se terminant, au niveau des ongles, sur de grandes plaques de calcaire, masse blanchâtre, poreuse, repoussant l’extrémité des ongles vers le haut.
Aussi, il m’est arrivé plusieurs fois, en pénétrant dans notre salon, et en voyant ma mère assise devant la table à manger, courbée pour vernir ses doigts d’orteil, la jambe pliée et le pied posé sur la chaise, de m’arrêter, sans oser avancer, ne sachant plus ce qui m’inspirait le plus de dégoût : son visage, vieux, ridé, mais qui, lorsqu’elle se penchait, en appuyant son menton sur le genou de la jambe dont elle vernissait le pied, était en partie caché par ses cheveux assez longs que j’ai toujours trouvé assez beaux ; l’odeur de l’acétone qui empestait jusqu’à la cage d’escalier ; son peignoir usé, délavé qui recouvrait ce corps voûté et qui à peine recouvrait les jambes qui d’ailleurs ne m’inspiraient aucun désir ; ou les pieds de ma mère.
Quand elle restait à la maison, ce peignoir ne la quittait pas de toute la journée. La voilà en peignoir dans la cage d’escalier, montant un bol de lait chaud au deuxième étage pour aller l’offrir à son ami, paresseusement étalé sur son lit. La voilà dans la cuisine, en train de moudre le café. Tandis que les chats glissent le long de ses chevilles, leur queue s’ondulant en frôlant le bas du peignoir, elle ouvre les cannettes de nourriture pour chat et la déverse dans de petits bacs plastique bleus et rouges posés sur une plaque en mica blanche à côté du réchaud. Cette nourriture, elle l’aplatit avec une fourchette et l’étale comme si elle dressait un plat dans un restaurant cinq étoiles. Ensuite elle la ratisse et enlève de sa surface, un à un, les morceaux durs comme pierre qui s’y trouvent et qui grincent comme du gravier ; elle veut, en prenant ces précautions, épargner la denture délicate de ses chats.
La voilà sur le divan, à côté du guéridon sur lequel se trouve le téléphone (elle fixe le tapis à ses pieds, et, quand le téléphone sonne, elle le décroche et crie, d’un air énervé : « Oui, c’est moi. »). La voilà sur la terrasse. Si je l’observe depuis le living au premier étage, je ne vois qu’une tache couleur bordeaux indéfinie qui se meut lentement d’un côté de la terrasse vers l’autre ; elle bouge comme une mouche sans ailes, condamnée à escalader et redescendre du matin au soir la surface sale et gluante d’un flacon où on l’a emprisonnée en refusant malicieusement d’enlever le bouchon.
La voilà dans le garage. Elle s’agenouille pieusement devant le bac à chats, enlève les excréments avec une petite pelle et les glisse dans un sac plastique qu’elle pose à terre (dans quelques heures, elle le jettera par-dessus la haie dans le terrain vague à côté de chez nous). Puis elle se relève, renoue la ceinture de son peignoir, comme une judoka se préparant à un combat, et prend l’autre sac en papier que j’ai, jusque là, respectueusement tenu en main, l’ouvre et laisse s’égrener le gravier dans le bac, en tenant le sac par le bas et en le secouant légèrement. Tandis qu’elle saupoudre le bac de chats, je vois son visage et le haut de son peignoir qui lentement se recouvrent d’une fine couche de poussière.
Dans la cage d’escalier, elle s’affaire avec un aspirateur bleu qu’elle me repassera, en disant qu’il (ce ‘il’ étant son ami) appréciera que je fasse le ménage. En me disant cela, elle me signifie que, s’il n’apprécie pas ma présence dans sa maison, il est cependant disposé à me tolérer si je me comporte comme sa ménagère, tout comme le fait ma mère.
Il arrive qu’elle s’habille, qu’elle sorte. Alors, elle est toujours bien habillée, le plus souvent en tailleur, rarement en robe, et jamais en pantalon. Comme elle est bien maquillée, d’une mise soignée, féminine, et qu’elle est intelligente, ayant une conversation nourrie, basée sur ce qu’elle a lu dans les journaux, elle fait toujours bonne impression. On voit en elle l’avocate à l’esprit vif, la femme bien informée et qui défendra ses clients bec et ongles ; elle donne l’apparence d’une femme cultivée, instruite, élégante de surcroît. Mais c’est l’aspect extérieur, l’image qu’elle colporte de soi-même dès qu’elle est obligée de quitter la maison pour se rendre en ville pour y voir ses clients et qui contraste singulièrement avec l’image qu’elle donne de soi quand elle est chez elle, à l’abri des regards d’autrui.
Dès qu’elle rentre, elle a hâte de monter dans sa chambre pour s’y changer. Elle traverse le hall d’entrée et se dirige vers la cage d’escalier, en évitant toutes les autres pièces de notre maison, par crainte que ses vêtements ne se salissent au contact des housses recouvrant les fauteuils du salon et qui, même si on les lave chaque semaine, sont pleins de poils de chats. Surtout, elle est convaincue qu’il ne faut pas « user les beaux vêtements ». Les beaux vêtements, on les utilise à l’extérieur ; à l’intérieur, de préférence, on les garde dans une armoire, bien pliés. Il est vrai que, une fois ses « beaux vêtements » rangés, elle pourrait porter ses « vieux vêtements » qu’elle a amassés dans des sacs plastique juchés sur le sol de sa chambre à coucher ; mais comme ceux-ci risquent, eux aussi, à force de trop les porter, de s’user, elle préfère, dès qu’elle rentre, à nouveau enfiler son peignoir. C’est sa façon à elle d’apprécier la beauté et la qualité des objets: elle les protège de l’usure ; elle protège les fauteuils en les cachant sous des housses ; elle protège la table à manger en la recouvrant d’une toile cirée ; elle vénère les vêtements en les rangeant.
Aussi, si un jour je reviens de chez mon oncle ou mon père, où, ayant vu que je porte de vieux vêtements usés et délavés, on m’en a donné de nouveaux (une nouvelle chemise, un nouveau manteau), j’évite de les porter lorsque je rentre. Mais, soupçonneuse, sachant très bien que j’apporte peut-être une nouvelle livraison de « beaux vêtements »– dont le seul but est d’exister et de mener une vie paisible dans le fond d’un tiroir ou dans des sacs plastique -, elle m’attend sur le pas de la porte, m’accompagne jusque dans ma chambre et m’ordonne d’ouvrir ma valise.
Elle l’inspecte méticuleusement et, y ayant trouvé les nouveaux vêtements, elle les sort un à un de la valise, les étale sur le lit, les contemple avec satisfaction, fierté même, comme si elle les avait elle-même achetés, en donnant des commentaires élogieux sur le tissu, la coupe, le cintrage, la taille, parfaite selon elle, remarques dont je déduis qu’elle a un goût vestimentaire sain et fondé, et les range dans l’armoire, en m’interdisant de les porter.
Le soir, toujours vêtue de ce même peignoir, elle se retire dans le salon et s’assied devant la télévision. Je lui demande si je peux m’allonger à côté d’elle. Lorsque, ma tête posée sur son ventre, je presse mon nez contre son peignoir, ce n’est pas elle que je hume mais l’odeur de cigarettes, flottant dans notre salon, imprégnant les meubles et jusqu’à mes cheveux ; odeur doucereuse, pénétrante, presque sucrée, car l’arôme âcre et boisé de la cigarette s’est mélangé à l’eau de Cologne que ma mère répand souvent sur les tapis, les rideaux et les meubles, non pas pour masquer l’odeur de cigarettes qui ne gêne personne (ni moi, ni elle et son ami qui, tous deux, fument continuellement), mais l’odeur des chats.
Je bouge légèrement ma tête, et je hume l’odeur émanant de sa bouche quand elle penche la tête, passe ses doigts dans mes cheveux, gentiment, distraitement ; régulièrement, je ne sais trop pourquoi, en relevant mes cheveux, elle souffle dans ma nuque alors qu’elle commente le film à la télé, en disant exactement ce qui s’y déroule, en expliquant pourquoi et à quel point c’est surprenant, en reprenant des bribes du dialogue, textuellement, et en les interprétant, même si personne ne l’écoute. J’ai la nette impression que dans son haleine, qui frôle ma nuque, mon cou, je décèle des relents de la nourriture pour chats dont elle a pris quelques bouchées avant de la leur présenter.
À ces odeurs, somme toute pas désagréables, car elles relèvent de notre intimité, s’entremêlent d’autres odeurs : l’odeur de lait qu’elle réchauffe sur le feu pour se préparer un bol de café au lait; l’odeur claire, joyeuse, revigorante, du linge blanc cuvant dans une immense casserole remplie d’eau bouillante dans la cuisine et qu’elle va régulièrement remuer, alors que sur ses tempes perle la sueur, avec une cuiller en bois démesurée qu’il est impossible de ranger dans un tiroir : on la coince entre l’arrière du robinet de l’évier et la paroi où elle s’étale dans toute sa longueur jusqu’au prochain lavage du « linge blanc »; l’odeur sèche du nuage de poussière au-dessus du bac à chats qui laisse comme des graines de sable fin sur ma langue qui se mêle à tout ce que je mange; l’odeur de mouchoirs moites et raides de sperme qui sort de la chambre de son ami au deuxième étage lorsqu’elle entrouvre la porte et lui dit : « Voilà ton bol de lait chaud », après quoi elle me passe le bol et m’oblige à entrer et à lui offrir, à cet ami, ce bol de lait que j’aurais préféré renverser sur son lit.
Sans bouger la tête, tout en l’écoutant parler et prendre le téléphone (qui n’arrête pas de sonner), je me rappelle comment, lorsqu’on prend une photo d’elle, en raidissant le torse, elle tire imperceptiblement la tête en arrière, non pas pour mieux poser mais comme pour échapper à l’objectif braqué sur elle. Elle sourit, d’une manière absente, évasive, en relevant une seule commissure des lèvres, sans jamais montrer ses dents. C’est que, les rares fois qu’elle rit, on voit qu’il lui manque plusieurs dents à l’avant ; quand sa bouche est grande ouverte, sa denture semble composée uniquement de chicots (en fait, il ne s’agit que de quelques molaires, mais c’est ainsi que je le perçois). Alors, je ne peux m’empêcher de penser pourriture: je ferme les yeux ; j’entends le mot « bouche », et ce mot, dans ma tête, s’associe aux mots noirceur, horreur, pourriture, et cette dernière chose, je la vois et j’ai même l’impression de la respirer et qu’elle me contaminera en s’insinuant dans mon corps à travers ma peau lorsqu’elle me parle en dirigeant sa bouche vers moi.
Je me demande, en humant toutes ces odeurs, ma tête reposant sur ses genoux, me sentant tout proche d’elle et même presque son égale (à cette heure-là, je porte toujours mon petit peignoir à moi, bordeaux comme le sien, et probablement tout aussi triste et sale) : « Pourquoi ne se soigne-t-elle pas ? Ce n’est pas l’argent qui lui manque ! », réflexion que fait régulièrement son ami et que je répète intérieurement ; mais tandis que je me fais cette réflexion, en réalité une autre question me préoccupe : je cherche à comprendre pourquoi ma mère a tant de rides, beaucoup plus que les mères des enfants de mon âge (la réponse est pourtant bien simple : elle a déjà plus de cinquante ans, je n’en ai que dix). Je me demande pourquoi ma mère qui, habillée, est assez belle, ou pour le moins très présentable, devient laide en peignoir ; pourquoi, dès qu’elle ouvre la bouche, et surtout quand elle rit ou se fâche (en criant au téléphone ou à son ami), et lorsque je vois ses dents, lorsque je sens son haleine puissante que je trouve infecte (et, curieusement, plus infecte encore lorsqu’elle vient de se brosser les dents), je la trouve franchement hideuse. Je m’interroge, sans en parler à personne, car personne, à ma connaissance, n’a une mère aussi âgée et aussi négligée que moi.
Je lis dans un vieux Littré que le peignoir descend du déshabillé ; que ce déshabillé avait quelque chose de « coquet », de « séduisant ». Ce peignoir bordeaux, au lieu de rendre ma mère séduisante, la rendait plus laide et plus âgée qu’elle ne l’était déjà à mes yeux. La combinaison avait un effet tout contraire, proche de l’enchantement. Elle faisait plus qu’uniquement rendre ma mère présentable comme le faisaient les vêtements qu’elle mettait pour sortir et qui lui accordaient une prestance en accord avec son âge. La combinaison rétablissait ma mère dans cette beauté étonnante, pure, éthérée qu’elle avait eue dans sa jeunesse et dont elle se vantait parfois, en me montrant des photos d’elle. Sur ces photos je voyais un beau visage, régulier, à la peau lisse ; et si je la voyais assise à côté de ses deux sœurs, je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Cela ne fait pas de doute, ma mère est la plus belle des trois, la plus élégante. C’était une belle femme. »
Vêtement discret, distingué, au lieu de se pavaner devant tout le monde, jusque dans la rue, affichant la déchéance de celle qui le portait, comme le faisait le peignoir, la combinaison a toujours fait montre de retenue. Elle ne se dévoilait qu’aux regards de ceux qui l’aimaient : ma mère et moi.
Le peignoir était le roi vestimentaire des grasses matinées, qui d’ailleurs souvent se prolongeaient jusqu’à l’heure du coucher. C’est vêtue de ce peignoir que, parfois, ma mère m’autorisait à m’approcher d’elle : nous restions assis dans le divan ; nous étions habillés de même ; elle regardait la télévision, et tout en feignant m’endormir, la tête enfouie dans son peignoir, je m’interrogeais sur la beauté passée et la laideur actuelle de ma mère. Mais je lui préférais de loin la combinaison qui me reliait à ma mère d’une façon plus intime encore. La combinaison avait ces deux atouts incalculables : tout en étant indispensable, elle se dispensait de se montrer ; le peu de fois qu’elle se montrait, elle le faisait avec modestie, l’air de dire : « Je n’y suis pas. » Elle surgissait, au détour d’une porte, sur le palier, dans ce petit espace entre ma chambre à coucher et notre salle de bains du deuxième étage, en transfigurant ma mère, en me la présentant comme un être tout à coup céleste, éthéré ; mais cet être, à peine l’avais-je aperçu qu’il disparaissait déjà.
La combinaison génère des rêves audacieux qui se dissipent sitôt qu’on commence à les aimer ; bien instruite, affable, d’une élégance exemplaire, mais discrète à l’excès, préférant la pieuse retraite à l’ostentation de sa dévotion et de sa soumission à celle qui la porte, elle est la concrétisation raffinée de l’effacement, de l’abnégation, de l’humilité, du recul, de la distance qui, tous ensemble, en joignant leurs forces, en réalité visent la séduction. Lorsque je voyais ma mère en combinaison, celle-ci la perfectionnait : elle devenait autre, peut-être même plus belle qu’elle n’avait jamais été.
Pourtant, cette perfection allait de pair avec une certaine imperfection : une fois la combinaison enfilée, il arrivait souvent que ses bretelles se disputent la préséance avec celles du soutien-gorge. Parfois s’entortillaient, dans un embrouillamini scandaleux, quatre bretelles, deux sur chaque épaule de ma mère. J’apercevais sur chacune de ses épaules deux bretelles très similaires et néanmoins différentes, celle de la combinaison étant, par principe de modestie, la plus étroite. Cela laissait littéralement des traces : en période de canicule (et lorsque ma mère préférait s’habiller dans des ensembles plus légers, sans manches, délaissant la combinaison), on voyait, là où s’étaient trouvées les bretelles de la combinaison, des raies moins foncées sur l’épaule bronzée ; fines raies délicates qui s’entrecroisaient, s’entrecoupaient, s’éloignaient l’une de l’autre et disparaissaient dans un champ de chair blanche à quelques centimètres de la clavicule. Et c’était plus bas encore, proche des seins, que la trace des bretelles de la combinaison disparaissait. Cela, je le voyais, car, d’habitude assez prude dans ses choix vestimentaires, ma mère se faisait un délice, dès qu’il y avait un rayon de soleil, de s’asseoir à la terrasse du côté sud de la maison, ou même parfois de s’installer sur une terrasse en ville, et cela jusqu’à un âge avancé, en déboutonnant sa blouse jusqu’au deuxième ou troisième bouton, de façon que l’on voyait une partie de son soutien-gorge et qu’il n’était pas difficile de voir le galbe de sa poitrine.
Mais c’était là son attitude particulière et étonnante lorsqu’il faisait beau ; alors, toute sa nature changeait, elle devenait plus agréable, plus gaie, moins susceptible, moins irritée. Peut-être se croyait-elle encore jeune, ou répétait-elle, sans y prêter attention, les gestes de sa jeunesse, qui consistaient à s’offrir au soleil comme à un amant éblouissant et qu’on tente de séduire par une posture désinvolte, faussement libertine, convaincue qu’elle était belle (ce qui était le cas), et croyant que l’amant, naïf et inexpérimenté, ne s’apercevrait pas du stratagème.
D’habitude cependant, en temps normal, si elle avait mis sa combinaison, les bretelles de celle-ci, en imitant les bretelles du soutien-gorge, en se cachant au-dessous d’elles dès qu’elles le pouvaient, en s’y agrippant lestement, en y adhérant comme si elles formaient de délicats et invisibles coussinets allongés, réussissaient merveilleusement à faire ressortir les bretelles sœurs, celles du soutien-gorge, et contribuaient à faire croire à leur propre absence. Elles étaient discrètes, s’effaçaient volontiers. Le résultat était saisissant : la combinaison était présente, je supposais son existence, mais je ne la voyais pas.
Dès que ma mère était en combinaison, la femme bruyante, omniprésente, toujours active, qui m’inspirait horreur et honte, avait disparu. Le monde se renouvelait, surgissait dans sa beauté printanière, se détournait de ce qui était gravier et poussière, du laid, du bordeaux, du sale, du délavé. L’odeur de la litière pour chats dans le garage et dont le parfum nauséabond montait jusqu’à ma chambre, située à côté de celle de ma mère, se diluait, disparaissait; sur le palier du deuxième étage, dans ce petit espace qui semblait réservé à nous deux, se promenait une fée ; j’en oubliais jusqu’aux bacs plastique dans la cuisine dont les rebords étaient incrustés de nourriture pour chats et que pour une raison impénétrable j’étais toujours seul à devoir laver, tâche qui m’inspirait une profond dégoût.
Ma mère s’était rendue déjà une première fois dans la salle de bains, en peignoir ; elle l’avait ôté et suspendu à un crochet fixé sur la porte. Le bruit de ses pas, de ce crochet, je les avais entendus. Puis, elle avait laissé couler le bain ou elle s’était, afin de ne pas gaspiller d’eau, bornée à se laver au lavabo. Il arrivait que plusieurs fois de suite, toujours habillée de cette combinaison, ayant oublié l’une ou l’autre chose, sa lime à ongles pour ses mains, son rouge à lèvres, la crème Nivea, une épingle pour ses cheveux ou une petite agrafe, elle repassait sur le palier ; je la voyais passer, et le temps d’un éclair apparaissaient, se révélaient, non pas l’essence de ma mère, cachée par le peignoir, ni celle de ma mère lorsqu’elle était habillée, mais autre chose de plus passionnant, de troublant et d’insaisissable : la femme, son mystère, sa beauté, l’écart entre son apparence et son essence, et son dérivé d’ordre moral, psychologique, ce qu’on a coutume d’appeler, faute d’un mot plus adéquat, sa duplicité, qui se joint à sa capacité à la métamorphose physique – tout cela, je le voyais dans cette seule femme qui passait sur notre palier ; une femme toujours autre, et foncièrement différente de celle que je voyais d’habitude ; image fascinante, d’où semblait absente cette partie vestimentaire qui y contribuait le plus.
Tout en créant une échancrure à hauteur de la poitrine qui était à peine moins profonde que celle du soutien-gorge, et souvent exactement la même, cette combinaison, en soulignant la forme de la poitrine, la cachait à la fois ; les seins étaient présents, mais prétendaient ne l’être pas. Je supposais, pour l’avoir regardée souvent de profil, ou l’avoir vue penchée lorsqu’elle mettait la table, que ma mère avait une poitrine assez forte. La combinaison dévoilait, d’une façon proche de la visibilité, comme si réellement je l’avais vu, et même tâté, palpé, ce qu’elle ne me montrait pas. La vue de ma mère en combinaison, cette combinaison me cachant ce qu’elle me laissait soupçonner, m’inspirait plus de plaisir et de satisfaction que les images de femmes nues que j’avais trouvées dans les magazines à côté du lit de son ami. Et ce qui était plus excitant encore, à mes yeux, c’était que, en passant sur le palier, ma mère, à chaque fois, passait devant la porte fermée de la pièce où dormait cet ami. Ma mère avait sa propre chambre à coucher ; elle n’entrait dans la chambre de son ami que pour lui présenter son bol de lait chaud ; et c’était dans cette même chambre à coucher qu’après de longues disputes, cet homme se retirait. Moi, qui avais ma toute petite chambre à l’extrémité du palier, j’avais le privilège de voir ma mère déambuler en combinaison sur le palier, de la voir se transformer en un être féerique, tandis que son ami, couché à deux pas d’elle, et qui aurait trouvé cela aguichant (et qui avait déjà dit ce que je pensais : qu’elle était laide, qu’elle ne se soignait pas) ne la voyait pas.
Ma mère n’était plus un ensemble de loques avilissantes. Elle devenait un être fier, beau, léger, tout aussi léger, aérien, presque irréel que ce léger tissu qui l’enveloppait. Mais alors : qui était-elle au juste, ma mère ? Je n’en savais rien. Je savais ceci : s’étant débarrassé de ce qui l’enlaidissait, se hâtant vers la salle de bains ou sa chambre à coucher avec les yeux mi-clos, la bouche fermée, tout occupée à des activités qu’elle exécutait avec une attention méthodique et dont elle seule connaissait l’ordre et l’importance, vêtue de ce simple vêtement discret, elle rajeunissait, devenait une autre femme, belle, énigmatique, séduisante.
Dès que ma mère avait terminé sa toilette et était descendue au salon, j’allais voir ce que représentait ce vêtement en poussant la porte de sa chambre à coucher. Ce que je trouvais me décevait. La combinaison n’était rien de plus qu’un insignifiant tissu, léger, ténu, soyeux, fuyant surtout, une pelote sans pertinence; mais lorsque je la sortais de l’étagère (ou si je la voyais sécher sur un fil au-dessus de la baignoire et d’un geste spontané, incontrôlé l’avais prise dans mes mains), la voilà qui, comme par miracle, se déliait, se défaisait puis, au fur et à mesure que je réussissais à la maîtriser (en la tenant fermement par les bretelles), elle allait s’allongeant, flottant, s’abandonnant aux mouvements que je lui imposais. Bientôt, lorsque je la secouais, ne fût-ce que légèrement, elle prenait forme humaine ; elle mimait la silhouette d’un être qui se trouvait loin de là, se promenait quelque part en ville après avoir endossé ses « beaux vêtements » ou qui travaillait au premier étage, en dessous de moi, accoutré de ce hideux peignoir. J’étais plus proche de cette personne que j’appelais ma mère (sans jamais lui dire « maman », mot que je trouvais horrible) que si je m’étais trouvé à côté d’elle sur le divan. Cette personne, je pouvais l’entendre crier au téléphone, allumer une cigarette, ou, au rez-de-chaussée, parler avec le laitier ou quiconque passait dans la rue ; elle se trouvait loin de moi, à peine s’intéressait à moi, vivait dans un monde qui lui satisfaisait et dont j’étais exclu, et elle se trouvait néanmoins mollement et involontairement emprisonnée dans ce petit bout de textile fluide que je manipulais et qui s’agitait contre mon corps. La combinaison me consolait. Elle me rapprochait de celle qui, accro de son peignoir bordeaux et toute tournée vers ses besognes au service de son ami, ne voulait pas de moi. Elle la remplaçait, en ne me quittant jamais, car il suffisait, pour la retrouver, de m’introduire dans la chambre de ma mère et d’y aller tâter les combinaisons dans son armoire. C’est du moins ce que je pensais.
Comment enfiler cette combinaison ? Je m’y essayai. C’était une vraie combinaison, non une fausse : n’ayant ni tirette sur le dos ni cordons, on ne pouvait l’enfiler qu’en la prenant dans ses mains, en étendant les bras vers le haut et en luttant avec cet objet si agile et multiforme qu’il se métamorphosait en quelques secondes d’une petite pelote ridicule en une peau de chamois ridée, ensuite en un filet vibrant de chair humaine, et enfin, se confondant avec le corps, elle devenait une sorte de justaucorps féminin, caressant la peau de celui ou celle qui la portait comme un gant de soie.
La vraie raison d’être de la combinaison, analogue à ce miracle qui s’opérait lorsqu’on l’enfilait, c’était de me faire crier merveille, de me faire sentir un émoi nouveau face au corps de ma mère qui, grâce à ce vêtement, devenait un objet d’admiration, de passion qui se suffisait (car c’est dans le regard posé sur ma mère et, en réalité, uniquement sur cette combinaison, que je jouissais déjà de cette émotion). Elle transformait ma mère qui, en peignoir, était comme l’incarnation de la soumission, du mauvais goût, de la laideur, de la banalité, à tel point que je la méprisais et souvent la trouvais hideuse, en une femme rêvée, idéale qui ne demandait qu’à être regardée en silence, admirée à la dérobée, non pas pour ce qu’elle était (je ne le saurais jamais), mais pour ce qu’elle représentait ou semblait incarner au moment même où je la voyais, transformée par cette combinaison qui lui donnait une autre apparence et une autre personnalité. En combinaison, ma mère devenait ce quelque chose qui, dans mon imagination, surpassait toute notion d’individualité, de personnalité, de contingence, une chose que je nommais : « la femme ». Et cette « femme » était la plus belle femme au monde, la plus envoûtante aussi, habillée d’un vêtement magique, et qui ne se montrait qu’à moi.
Une fois le va-et-vient de ma mère sur le palier terminé, rassasié, je pouvais me retirer et me plonger dans la contemplation prolongée, reportée, de ce que j’avais vu – en espérant le revoir bientôt ; soit je me cachais dans ma chambre et j’y reprenais, en fermant les yeux, debout contre une armoire ou allongé sur le lit, les images que j’avais vues ou imaginées ; soit j’allais dans la chambre à coucher de ma mère fouiller dans ses armoires, pour y toucher et inventorier ses combinaisons. C’est ainsi que je réussissais à prolonger cette vision qui me comblait et qui ne durait jamais assez longtemps.
Mais cela, je ne le fis que quelque temps, à peine quelques mois ; bientôt la combinaison se chargea de mettre le holà. De brimer mes songes. Elle savait que mon désir s’était précisé; elle m’en voulait de ne plus admirer ce corps éthéré, rêvé que j’avais vu au début, d’au contraire vouloir toucher, palper le corps réel de ma mère, caché sous la combinaison. En effet, en songeant à l’image de ma mère en combinaison, il m’était arrivé de vouloir m’introduire dans la salle de bains, de vouloir m’approcher de ma mère et d’étudier la texture de sa peau alors que nous nous trouverions toux deux face au miroir, moi derrière elle, moi qui admirais la courbe de ses épaules, qui relevais ses bras afin de humer l’espace sous ses aisselles, en glissant mes doigts le long de sa taille, en laissant reposer mes mains à hauteur de ses hanches, avant de, d’un mouvement doux et évident, la tourner vers moi et l’embrasser. Le corps de ma mère était devenu le seul et unique corps que j’aimais, un corps qui se trouvait à quelques pas de moi et m’attirait vers lui ; un corps que j’aurais voulu serrer contre le mien, dans un mélange de honte et d’excitation, excitation due au fait que j’avais vu ce corps dans la beauté que lui conférait la combinaison, tandis que la honte provenait du fait que cette beauté s’était précisément manifestée en me laissant soupçonner, sans me le montrer, le corps de ma mère. Mais comment pouvais-je vouloir toucher ce corps et vouloir le serrer contre moi alors que je savais combien pouvait être laide ma mère, et combien, en réalité, elle l’était (il me suffisait de penser à ses rides, à ses pieds, de bien aspirer l’air qui émanait de sa bouche quand elle me parlait, même à plusieurs pas de distance) ? Ce corps m’attirait, m’interpellait, m’ensorcelait – et il me répugnait.
La combinaison, d’abord si indulgente à mon égard, et qui m’avait permis de voir ma mère comme seule ma mère se voyait, séparait le corps extérieur, visible, tel qu’elle le présentait à mes yeux, d’un autre corps réel mais caché, qu’elle sécurisait. Elle formait un corps intermédiaire. Elle me montrait un corps vénéré, partiellement couvert, idéalisé outre mesure tout en me cachant celui que j’aurais voulu voir et embrasser tel qu’il était. Comme un garde du corps discret, elle était prête à venir à sa rescousse dès que ma mère se trouvait menacée du moindre péril ; et cette même combinaison avait rendu ma mère désirable. Je ne pourrais jamais toucher ma mère comme je rêvais de le faire : la combinaison s’interposerait. Elle s’opposait à la réalisation du rêve qu’elle avait elle-même généré: elle avait transformé celle qu’elle chaperonnait, pendant ces quelques instants que ma mère passait de la chambre à coucher à la salle de bains, en une sorte de mannequin revêtu d’un voile moulant un corps et qui le rendait beau, désirable et inaccessible à la fois.
Déçu, je ne regardais plus ; je ne supportais plus d’entendre ma mère sortir de sa chambre à coucher et s’avancer vers la salle de bains. Je vivais cela comme une trahison : pourquoi s’offrait-elle à moi si c’était pour me confronter au dilemme : est-ce que j’aime son corps, ou est-ce que je le déteste ? Je sentais que je n’arriverais jamais à sentir ce corps que j’avais appris à aimer ; la combinaison m’en empêchait. Et si je regardais tout de même, en voulant récréer le songe qui m’avait accompagné et réjoui pendant quelques mois, j’entendais comme une voix dissuasive qui se détachait de cette combinaison et qui me susurrait:
« Eh oui, guette-moi, épie-moi, tâte-moi, admire-moi. C’est la seule consolation à laquelle je t’autorise. Tu n’iras jamais plus loin que cela ; contente-toi de regarder ce qui ne t’appartiendra jamais. En me présentant à toi comme je le fais, tour à tour distante et proche (lorsque tu es seul avec moi et lorsque tu oses, en ouvrant les armoires de ta mère, les mains tremblant de honte et d’émoi, me toucher), j’arrive à te leurrer. Lorsque tu vois ta mère en peignoir ou habillée, tu la trouves sale, laide ou hypocrite (tu lui en veux d’être une souillon à la maison, et, ailleurs, une femme cultivée, bien soignée). Grâce à moi, quand tu la vois sur le palier, tu la trouves belle et d’autant plus belle qu’elle est inaccessible, un être rêvé, idéalisé qui ne se montre qu’à toi. Tu voudrais la toucher et tu en souffres, car ce que tu désires te fait horreur à la fois.
Il ne s’agit pas de ta mère, ni de son corps. N’oublie pas ce que tu vois ici du matin au soir, cette réalité commune, banale, malodorante, bruyante: celle du peignoir bordeaux et des chats, des cris et des engueulades au téléphone, de cet homme passant toute la journée à dormir et qui ne descend que pour venir vous insulter. Il trouve ta mère laide (tout comme toi). Il ne l’a probablement jamais aimée. Tu entends leurs cris, les bruits sourds sur l’escalier (ils se disputent, et tu crois qu’il l’attaque, qu’il la frappe, et peut-être est-ce vrai). Comme tu n’as pas de clef, tu te contentes de mettre ta valise devant la porte, en espérant qu’ainsi, si cet homme voudra rentrer, il ne réussira pas. Alors, il n’y a plus aucun désir en toi, plus aucun rêve ; il y a angoisse, terreur. Tu te croyais indifférent, ce n'est pas le cas; tu croyais aimer ta mère, estimant que ton seul rôle était, si besoin en était, de la protéger; il n'en est rien: tu sens que tu commences à haïr. Tu es aussi monstrueux que cet homme que tu hais. Ta haine à l’égard de l’ami de ta mère est d'ailleurs inutile, car cet homme commande et humilie ta mère par habitude, par paresse ; et il fait de même avec toi, dans une complète indifférence, sans se préoccuper de qui tu es ou de ce que tu penses. Il hait ta mère, qui croit l’aimer ; elle ne s’intéresse pas plus à toi que lui.
N’oublie pas le silence profond, comme détaché de ceux qui t’entourent, ce manque de joie qu’il y a en toi. Tu ne t’en libéreras jamais. Même la vision de ce que je suis – de ma beauté, de ce que je donne à rêver – ne t’en délivrera pas. Si un jour le bonheur s’offrira à toi, tu le refuseras car c’est une lumière trop vive, brûlante qui ne trouve pas en toi de lieu où elle peut subsister ; je suis ce peu qu’il y a en toi, qui s’extériorise, qui se fait plus beau qu’il n’est pour te séduire et te faire souffrir, en te signalant, tout en prétendant t’en délivrer, ce qui te manque.
Ces choses sales, fades, mornes, laides que tu vois ici, jamais tu ne les oublieras. Même si tu essaies de t’en détacher, de les effacer, de les remplacer par des choses belles, réjouissantes, elles seront ternies et avilies par la mémoire de ton passé qui toujours percera. Alors que moi, tu te souviendras de moi comme d’une grâce inespérée, imméritée, d’une ouverture sur un monde différent, plus beau, plus lumineux, plus raffiné que celui de ta jeunesse et dont il te suffira de le soupçonner de loin sans pouvoir le toucher et encore moins le posséder pour que, déjà, il te rende heureux, mais qui rarement reviendra. »