Je marche autour d’une table, du matin au soir. Tandis que je marche ainsi, je pense à l’incident qui se produisit lors des funérailles de ma femme. Alors que mon fils, ma belle-fille et mes deux petits-enfants se trouvaient derrière moi, le curé me donna le goupillon et m’invita, par un signe de tête, à asperger le cercueil. À peine m’en étais-je approché que ce goupillon glissa de mes mains et tomba par terre en touchant le gravier qui borde la fosse. J’entendis un tintement sourd, éloigné, comme celui d’une clochette enfouie sous mes pieds et qu’on remuait frénétiquement. L’instant d’après je m’écroulai. J’aurais voulu faire mes adieux d’une façon décente et sereine ; j’avais, au contraire, tout gâché. Je crois même avoir entendu un petit rire étouffé derrière moi alors que j’étais déjà allongé sur le sol dur et froid. J’ignore ce qui se passa ensuite : immédiatement après avoir entendu ce petit rire, je me réveillai dans une ambiance moite et surchauffée. Je n’avais pas bougé, j’étais toujours allongé, mais cette fois-ci, je me retrouvais dans un espace très lumineux, rectangulaire. J’y voyais deux chariots chargés de seringues et de médicaments, des d’infirmières, l’air était étouffant. Une femme, cachée derrière un rideau à ma droite, chuchotait ; une jeune fille, assise sur un lit en face de moi, se plaignait de son repas; un vieillard, posté dans l’embrasure de la porte et que je voyais de dos, gémissait d’une voix chevrotante à chaque fois qu’il entendait des pas dans le couloir.
Évidemment, tout cela était faux. Cette pièce ressemblait à une salle d’hôpital, mais ne l’était pas. On me soumettait à un examen ; on m’initiait au regard qui distingue les vrais des faux malades, les vrais docteurs des imposteurs ; ce n’est qu’après avoir acquis ce regard que, sortant de ce vestibule de la mort, j’aurais accès au monde caché derrière le nôtre, parfaitement vide où cependant je retrouverais ma femme.
Mais peu à peu ce décor devint oppressant. J’avais soif. J’avais faim. J’attendais. J’étais un corps qui souffrait. Je m’en voulais d’avoir perturbé la cérémonie d’enterrement de ma femme. Entre-temps les odeurs devinrent nauséabondes, les piqûres intolérables, les quelques mots que m’adressaient les infirmières étaient insipides, souvent humiliants et ma solitude, au lieu de diminuer à l’approche de la mort, ne fit qu’augmenter ; puis, un jour, je réalisai que je me trouvais bel et bien dans un hôpital. Et je m’aperçus, avec dépit, en écoutant les conversations autour de moi – et une infirmière me le confirma – que je me trouvais dans le même hôpital où était morte ma femme. Cet hôpital devint tout à fait banal lorsqu’un médecin vint me dire que j’étais guéri, en m’expliquant ce qui m’était arrivé. Selon lui, déshydraté, et affecté par la mort de ma femme, j’étais tombé en syncope devant la fosse. Explication sensée qui me déconcerta. Il fit venir une infirmière qui me sortit du lit et me rhabilla.
‘Mourir, c’est un étourdissement final, rien de très tragique. On s’endort, et tout autour de nous fait de même, se rendort plutôt ; on disparaît, le monde s’en va ; on s’agite et on ne s’agite plus ; la vie n’est qu’un réveil futile et prolongé.’
C’est avec ces paroles, prononcées dans un couloir de cet hôpital, en face de l’ascenseur qui me ramènerait au rez-de-chaussée, que le docteur crut devoir me consoler de la mort de ma femme. Il me serra la main et me conseilla de ne pas trop y penser.
Je descendis au rez-de-chaussée, entrai dans la cafétéria, m’assis sur un tabouret trop haut et inconfortable, face à un plateau chargé de fourchettes en plastique, jetées pêle-mêle. Je passai plus d’une demi-heure à les compter. Finalement, je me levai, je sortis et je pris un taxi qui attendait devant l’entrée et qui me ramena chez moi. Lors de mon séjour dans l’hôpital j’avais espéré rejoindre ma femme. Mais on m’avait sauvé. Je me retrouvais bloqué dans un monde où elle ne se trouvait plus. J’avais cru que le destin nous réunirait – le destin, apparemment, n’existait pas.
Je marche autour de la table. Autour de cette table se trouvent quatre chaises ; sur l’une d’elles se trouve le manteau de ma femme. Nous avons pourtant un vestiaire, dans le hall d’entrée, et ma femme n’aurait jamais supporté que je laisse mes affaires traîner sur la table. Si j’osais le faire – en y déposant par exemple mes gants – elle me grondait, en disant, sur un ton qui se voulait badinant, que même une célébrité ou une personne de qualité n’oserait se permettre une telle impolitesse. Je souriais, je m’inclinais comme un galant, en ôtant et agitant un chapeau inexistant, elle souriait à son tour – et j’allais ranger mes gants dans le hall d’entrée.
Ma femme régnait sur cette table comme sur un petit empire privé. Sa surface, recouverte d’une grosse plaque de verre, se devait d’être lisse et vide. Les quelques objets qui l’entourent – un lampadaire, une petite étagère – ont une couleur similaire à celle des murs. Souvent je ne les vois plus, comme s’ils avaient disparu. Alors il me faut, tout en marchant, scruter attentivement cette pièce pour les retrouver. Ils sont là, réels, en bois, en toile et en métal doré, ils n’ont jamais quitté la pièce, mais leur couleur, assortie aux murs, les avait rendus discrets et transparents.
Ma femme voulait que la table reste vide ; mais je pouvais – faveur exceptionnelle – m’y asseoir le soir, pour travailler. À cette condition près: avant de déposer mes documents, je devais recouvrir sa surface d’une housse, sur laquelle j’étalais une nappe que je recouvrais à nouveau, cette fois avec un tapis de table. Ensuite il fallait poser sur ce tapis un chemin de table, dont la couleur tranchait avec le tapis. Ce n’est qu’après ces préparatifs fastidieux que je pouvais déposer mes documents sur la table. Ma femme exigeait que je la débarrasse le soir même et que je nettoie sa surface vitrée avant de monter me coucher. Lorsqu’elle rentrait dans la pièce le lendemain, elle ne voulait retrouver aucune trace de mon travail de la veille.
Ma femme avait ses caprices, car s’il est bien vrai qu’elle ne déposait aucun objet sur la table, elle en posait un sur l’une des chaises : son manteau. Je crois qu’elle le faisait pour me montrer qui faisait les lois, et pour bien me faire comprendre que j’étais tenu de m’y soumettre mais qu’elle seule avait le droit de les violer.
Durant plus de trente ans elle fit toujours les mêmes gestes en rentrant. Je me rappelle la porte d’entrée qui s’ouvre ; ses pas dans le hall ; le son bruissant, mystérieux, et qui me faisait palpiter d’espoir, d’attente, d’un manteau qu’on enlève, le petit bruit du crochet du porte-manteau auquel elle l’accrochait, le silence qui suivait alors qu’elle se baissait et enfilait ses pantoufles, la porte qui s’ouvrait sur la pièce où je me trouvais ; puis, à nouveau, ce petit bruit timide du crochet quand, après quelques moments d’hésitation ou de réflexion, elle décrochait son manteau ; sa silhouette, mince, fragile dans l’embrasure de la porte ; sa façon d’entrer dans la pièce, en s’avançant doucement, à petits pas feutrés ; son regard sérieux alors qu’elle s’approchait de la chaise en face de la porte en tenant le manteau par les épaules, comme un objet précieux qu’il ne fallait pas froisser, et enfin et surtout, ce geste infiniment délicat et caressant avec lequel elle le drapait autour de la chaise, en veillant à ce que les épaules s’adaptent parfaitement aux extrémités du dossier.
C’est ainsi, avec grâce, délicatement, qu’elle rangeait son manteau sur la chaise ; toujours la même chaise : celle qui se trouve de dos à la porte du hall d’entrée.
Je me rappelle tout cela en marchant autour de la table. Et je me rappelle comment, après avoir mis ce manteau sur la chaise, elle relevait les yeux, regardait la table, la pièce, avec ses yeux noirs où on ne lisait aucune émotion, mais ses traits, décontractés, exprimaient une satisfaction profonde : cette table, les murs, l’étagère, le petit miroir à côté de cette étagère ; tout cela était rangé, bien ordonné. Cela l’apaisait. Cette pièce, pour elle, représentait le calme, l’harmonie.
Ma femme a toujours été très matinale. Ce n’est que ces dernières années qu’elle s’était relâchée. Elle restait au lit, en refusant que je lui apporte son petit-déjeuner. Si j’osais la déranger, elle se couvrait la tête avec le drap, mais je savais que, dès que je quittais la pièce, elle se tournait vers la fenêtre, retirait le drap et fixait le rideau. Elle sommeillait, se réveillait, rêvassait, se rendormait.
Ce jour-là, j’attendis patiemment, dans notre séjour, qu’elle descende. Ce n’est que vers onze heures que je commençai à m’inquiéter. Cependant je n’osai pas monter, de peur qu’elle ne m’en veuille et qu’en insistant qu’elle se lève, je l’incite au contraire à s’étirer à nouveau, à s’envelopper dans ses draps de la tête aux pieds ; c’était sa façon de se railler de mon obstination à vouloir la réveiller.
Je me rappelai que depuis une certaine période en hiver, prétextant que ‘les jours sont trop courts, et d’ailleurs commencent de plus en plus tard’, elle retardait systématiquement son réveil d’une heure. On était au mois de février – avait-elle décidé que désormais elle rajouterait une deuxième heure supplémentaire, ou même une troisième heure avant de se lever ?
Finalement je montai. Il était un peu plus de deux heures de l’après-midi. J’ouvris la porte, l’appelai – elle ne réagit pas. À nouveau je l’appelai et m’approchai du lit. Son visage, tourné vers la fenêtre, était blême ; je pris ses mains. Pendant plus d’une minute je regardai ses yeux fermés, sa bouche mi-ouverte, ses lèvres, que depuis longtemps je n’avais vues de si près. J’allumai la petite lampe de nuit, la dirigeai sur elle et la regardai avec curiosité. J’avais comme par hasard retrouvé le visage de ma femme tel que je l’avais connu et adoré lors de nos premières années de mariage. La lumière d’un blanc agressif et impitoyable qui l’éclairait, au lieu de mettre à nu les imperfections qui s’étaient progressivement fait jour sur son visage, les balayait, les chassait, nettoyait sa peau, la polissait. Je vis un visage aux contours nets, sans rides, à la peau blanche, ténue ; ses traits d’une symétrie parfaite me rappelaient ceux que j’avais vus lorsque je la rencontrai pour la première fois. Je n’avais jamais eu l’occasion de voir le visage de ma femme à l’aise et avec cette clarté dans notre chambre à coucher.
Je sentis les secondes s’écouler. J’étais conscient de l’urgence qui s’imposait et pourtant je ne pouvais m’empêcher de toucher sa peau tiède et moite, en laissant glisser mes doigts sur le cou, les joues, sous les yeux, sur le front. Toucher lent, attentif, prolongé, et qui était tout aussi enivrant que le fait de pouvoir la regarder.
Je me glissai jusqu’à l’autre côté du lit afin de décrocher le téléphone au-dessus de ma table de nuit. J’appelai mon fils ; il ne répondit pas; j’appelai les secours, leur demandai de faire vite, raccrochai sitôt que j’eus épelé notre adresse, comme si cet appel avait interrompu une activité captivante et je me remis immédiatement à regarder ma femme, en prenant à nouveau ses mains dans les miennes, mains que je chauffais, que je pétrissais, que j’approchais de ma bouche, en leur soufflant dessus, en les enveloppant dans un pan de couverture dont je les ressortais aussitôt, plusieurs fois de suite. Finalement, je pris sa main droite et la posai sur mon visage, en écartant ses doigts, afin de pouvoir sentir cette main qui reposait sur mon menton, mes joues. Je me délectais de pouvoir humer l’odeur qui se dégageait de ses doigts et à la fois regarder son visage qui ne m’avait jamais paru aussi beau et décontracté et dont la pâleur m’effrayait mais en même temps m’apaisait.
C’est ainsi, en regardant ma femme et en pressant sa main contre mon visage, avec un sentiment d’admiration et d’effroi, d’impunité et de joie coupable et sachant que, si un jour elle l’apprenait, elle en serait choquée et ne me le pardonnerait jamais, que j’attendis les secours. Je voulais qu’on fasse l’impossible pour l’aider à l’instant même, qu’on sonne à la porte dans les dix secondes suivantes, et j’espérais secrètement que ces quelques moments d’intimité parfaite avec ma femme ne s’arrêteraient jamais.
Son manteau est resté sur la chaise. Il restera dans cette pièce sans jamais en sortir. Je ne sortirai jamais de cette pièce, moi non plus. Je marcherai jusqu’à la fin de ma vie autour de la table, jusqu’à ce que je tombe, m’écroule et, en heurtant le pied d’une chaise, me blesse. C’est ainsi que finira ma vie. Je tomberai, je m’allongerai, et c’est avec soulagement et en fixant ce manteau qui m’appartiendra, à moi seul, que je sentirai mon corps se raidir, protester contre toute tentative de le remettre en marche.
J’espère que mon corps se trouvera étalé comme je le veux, la tête tournée vers la chaise, afin que je puisse regarder ce manteau que – je me le suis promis – je ne toucherai jamais. On ne touche pas aux choses sacrées. On les contemple avec effroi. Et pourtant, c’est après avoir endossé ce manteau, d’une façon toute particulière – je le fixerai longuement, sans interruption, du matin au soir, sans cligner des yeux, pour l’endosser sans y toucher – que je me sentirai enfin prêt à attendre, patiemment, avec lucidité et sans gémir, le moment où je rejoindrai ma femme.
Mon évanouissement au cimetière causa peu d’émoi. On m’en voulut plus qu’on me plaignit. Les quelques jours à l’hôpital passèrent dans une solitude complète : aucune visite ; aucun coup de fil ; aucune petite carte avec quelques mots de réconfort ; je dus appeler un taxi pour me ramener chez moi.
De retour chez moi je décrochais le téléphone, je formais le numéro de mon fils, mais il ne répondait pas. Je montais me coucher, j’ouvrais la porte de la chambre en face de notre chambre à coucher ; j’y voyais les vêtements de ma femme, ses robes, ses jupes, soigneusement pliées, bien rangées et qui remplissaient toute la pièce ; je me retournais, faisais quelques pas dans le couloir, revenais vers cette porte et je la refermais. Qui voudrait de ces vêtements dont la plus grande partie était démodée ? Ma femme avait tout gardé, même ses vêtements qui dataient de l’époque avant notre mariage. Pourtant, il faudrait bien, un jour, vider cette pièce. Une fois les vêtements partis, il resterait les armoires et les autres meubles garnissant cette pièce et qu’elle avait choisis selon ses goûts. Est-ce que je les garderais ? Et que faire de ses chaussures ? Il faudrait les distribuer ou, du moins, donner l’occasion à ma belle-fille d’en choisir quelques-unes qui lui plairaient. Mais avait-elle la même pointure que ma femme? Je l’ignorais.
Je pensais à la commémoration de la mort de ma femme mais je n’arrivais pas à me faire à l’idée que chaque année, à la même date, je devrais souffrir le calvaire en organisant ce qu’on pourrait appeler une fête à sa mémoire – fête qui pour moi resterait le souvenir d’une calamité.
La plupart du temps je me bornais à m’asseoir sur le canapé, à allumer la télévision que d’ailleurs je ne regardais pas. J’aurais voulu entendre ses pas dans le hall d’entrée, sa voix, le bruissement de son manteau. Je la sentais toute proche de moi; mais lorsque j’allais, avec l’intuition vague que je l’y rencontrerais, dans le hall d’entrée, mes pas sur le carrelage de ce petit espace étroit et sur lequel débouche l’escalier vers le premier étage résonnaient comme dans une grande salle de gare.
Je laissais la télévision allumée. Parfois, je croyais entendre sa voix. Elle criait mon nom, deux, trois fois de suite, d’une voix insistante, paniquée. Mais lorsque je me hâtais d’éteindre la télévision et que, troublé, immobile devant la télévision, je tâchais de repérer le moindre bruit, je ne l’entendais plus. Sitôt la télévision rallumée, des amorces de chansons de ma jeunesse soudain jaillissaient de nulle part et disparaissaient, suivies de bruits fracassants qui me sortaient de mon hébétude : le vrombissement d’une voiture, une détonation fulgurante ou la voix féminine, séductrice, rassurante et un rien ironique qui accompagne les plages de publicité. Entre-temps j’attendais un coup de fil de mon fils ; je lui avais laissé un message en lui demandant de me rappeler ; il n’appelait toujours pas.
Un jour, je me dirigeai vers l’étagère sur laquelle étaient rangés nos albums photo. Peut-être fallait-il faire un tri, choisir les photos les plus importantes de sa vie, les offrir à nos petits-enfants ? Cela m’occuperait. J’ouvris un album, le feuilletai. Tâche inutile : tout était parfaitement classé. C’était elle qui faisait le tri en choisissant les plus belles photos de notre voyage annuel et qu’elle collait ensuite dans un album. Un album par an. Aussi, chaque album (bien étiqueté) contenait, invariablement et dans le même ordre : les photos de la fête de Nouvel An (en famille) ; de Pâques (en famille) ; de notre voyage annuel (à nous deux) ; de Noël (en famille, à nouveau). Étant casanier, ces voyages ne m’avaient jamais intéressé. Si je l’avais pourtant accompagnée partout, sans jamais protester, c’était en partie par habitude et pour lui faire plaisir mais surtout parce que je ne pouvais pas m’imaginer passer plus de quelques jours sans elle.
Quelles avaient été les dates les plus importantes de sa vie ? Je constatai que je n’en connaissais aucune, sauf celles-ci, évidentes : sa date de naissance ; la date de notre mariage, de la naissance de notre fils, de nos petits-enfants. Hormis ces quelques dates, sa vie s’était déroulée sans heurts, sans événements majeurs. Elle veillait à ce qu’il y ait une petite césure marquée dans le tissu de chaque année (c’était notre voyage, qui faisait toute sa joie), et elle y rajoutait les fêtes de famille, assez bien réparties sur toute l’année et qui en atténuaient la monotonie; pour meubler les weekends restants, souvent elle invitait les petits-enfants chez nous, ce qui obligeait leurs parents à venir les chercher et donc à venir nous voir. C’était de ces activités-là (uniquement celles-là) qu’avait été constituée sa vie.
Ma femme gardait, dans un des tiroirs d’un secrétaire dans notre chambre à coucher, quelques photos de son enfance. Un jour, elle m’en montra une ; je la vis, encore bébé, nue et assise sur un drap blanc étalé sur ce qui semblait être une table, flanquée par deux femmes, qu’elle dit être sa mère et sa grand-mère. Elle ajouta, d’un air nonchalant, en riant : ‘On prenait des photos de moi chaque année’ ; puis, se ravisant (elle m’avait promis de me montrer quelques photos de sa jeunesse) elle rangea la photo et referma le secrétaire. J’étais sûr qu’une telle photo – elle était en noir et blanc - enthousiasmerait les petits-enfants. Et je trouverais sûrement d’autres photos encore : de leurs grands-parents maternels, de leurs arrière-grands-parents. C’était une bonne idée de leur donner des images de notre famille qui remontaient à un passé éloigné : ils les garderaient jusqu’à la fin de leur vie et, après avoir fait un tri, eux aussi en offriraient les plus importantes à leurs enfants et petits-enfants. Ainsi s’établissait une chaîne qui traversait les siècles, qui reliait toutes nos familles, celles qui nous avaient précédés, celles qui suivraient. Mais je n’avais aucune envie d’aller fouiner dans le tiroir de ce secrétaire. D’ailleurs, en supposant que j’arrive à faire un choix de photos, où est-ce que je m’assiérais pour les coller dans un album ? Jusqu’à présent ma femme l’avait fait, assise à ce petit secrétaire dans notre chambre à coucher. Mais je trouvai cela étrange de devoir m’asseoir sur cette chaise qui lui était réservée, et je ne supportais pas l’idée de me retrouver seul dans notre chambre à coucher. Où les coller ? Ici, à la table, dans notre séjour, où j’avais si souvent travaillé ? C’était exclu, pour une raison que je n’arrivais pas à m’expliquer.
Lorsque je refermai l’album et me baissai, en voulant le ranger, je vis les factures que j’avais reçues depuis mon retour de l’hôpital et que j’avais empilées sur cette étagère. J’avais déjà payé toutes les factures relatives à l’hospitalisation de ma femme ; ces factures-ci ne concernaient que moi. Il me suffisait de les voir pour savoir que, contrairement à mon habitude, je les paierais avec retard et avec dégoût. Je ne pouvais m’imaginer devoir payer pour une intervention que je n’avais pas souhaitée.
Et à nouveau je me mis à penser à ses vêtements, à ses souliers, à ce mobilier encombrant au premier étage, au calvaire que je devrais subir à l’approche de l’anniversaire de sa mort ; aux pompes funèbres, au notaire qu’il fallait contacter, à toutes les tâches qui soudain m’incombaient et m’oppressaient: aller à la banque, débloquer les comptes, faire le deuil, faire le tri, me réhabituer à vivre seul.
Je m’affaissais dans mon fauteuil avec un sentiment poignant de culpabilité. Il fallait gérer la maison, s’occuper de la famille, répondre aux quelques personnes qui m’avaient envoyé un petit mot distant ou ému pour me consoler ; elle était partie, c’était à moi de prendre la relève, de renouer avec nos amis. Mais je n’y arrivai pas.
Mon fils me laissa un message ; il viendrait dans quelques jours. Il n’avait pu se libérer plus tôt. Depuis le décès de ma femme je n’avais reçu aucun signe de compassion de sa part. Il ne m’avait même pas rendu visite à l’hôpital. Dans d’autres circonstances je n’aurais jamais accepté son silence. Cette fois-ci, j’appréciais son attitude, la considérant comme une marque de discrétion ; je supposais qu’il estimait que ma femme et moi étions encore trop proches l’un de l’autre pour accepter que quelqu’un s’immisce dans notre relation.
Je me retrouvais seul, chez moi, à la maison, et j’avais cependant la sensation, en montant et descendant les escaliers, dans chaque pièce où je me trouvais, que ma femme et moi étions encore ensemble, que nous partagions un même espace invisible, flou, indéfinissable, composé d’attente, d’incertitude, de détresse, de confiance et d’espoir. Bien qu’elle soit partie, je ne pouvais m’empêcher de croire qu’elle m’assistait encore, qu’elle m’accompagnait, qu’elle n’était pas vraiment décédée.
Mon fils vint me voir le troisième jour après mon retour à la maison. Il vint seul, en disant que ses enfants avaient une activité scolaire. Ils avaient peu de temps et, une fois rentrés, ils devraient faire leurs devoirs et aller dormir tôt, car le lendemain promettait d’être chargé. Ma belle-fille était restée à la maison ; elle s’occuperait des enfants.
Voilà ce que prétendait mon fils. Ce qui me perturbait, c’était son attitude : je savais par expérience que, quand il voulait me cacher un oubli, une négligence, il tripotait le col de sa chemise. Il suffisait de le lui faire remarquer pour l’obliger à me confier ce qui le préoccupait. Je connaissais les signes extérieurs de son embarras. Mais cette fois-ci son attitude, sa voix, ses gestes n’exprimaient aucun doute, aucune gêne. Il débitait ses mensonges d’un air tranquille, compassé - et pourtant j’étais sûr qu’il mentait, car je l’avais vu, en regardant par la fenêtre, garer sa voiture de l’autre côté de la rue.
Il était sorti seul. Sa femme était restée assise tandis que leurs enfants avaient tenté de sortir de la voiture. Élodie frappait à la fenêtre ; son frère, Georges, d’un tempérament vif et irascible, tapait contre le dos du siège de sa mère, qui finalement se retournait et, d’un air énervé, le sommait de se calmer. Je vis Georges qui tout à coup se raidissait – et se mit à pleurer. Entre-temps mon fils traversait la rue – lentement, sans trop se soucier de la circulation, s’acheminant dans ma direction avec son pas étrange, typique, comme si son corps, d’une maigreur alarmante, pourtant le gênait et lui paraissait trop encombrant. Il ouvrit notre porte d’entrée (il en a la clef), s’attarda dans le hall d’entrée, sans faire de bruit ; je l’avais vu et entendu rentrer, mais il resta quelque temps immobile dans ce hall, comme pour se jouer de moi, en me donnant l’impression qu’il ne s’y trouvait pas ; finalement, il poussa la porte et rentra.
Mon fils prétendait que sa femme et ses enfants, étant ailleurs, ne pouvaient pas me rendre visite. Je savais qu’il mentait. Ils se trouvaient devant la porte, à quelques mètres de chez moi. Il mentait, et ne se souciait pas de me le cacher.
Je ne me rappelle plus de quoi nous avons commencé à parler. Je suppose qu’il me demanda comment je me sentais ; je lui répondis que je n’arrivais pas à réaliser que ma femme était décédée; que j’étais rongé par la révolte et l’impuissance ; j’ajoutai que j’avais vécu des mois horribles mais que mon hospitalisation, suite à mon effondrement au cimetière, avait été infernal. Toutes ces paroles insignifiantes, je les disais pour combler le vide. Je n’osai pas lui avouer que cet incident au cimetière m’avait couvert de honte. Dès qu’on parlait de ma femme, quelqu’un dirait : ‘Oui, je sais – cette femme dont le mari s’est effondré à l’enterrement.’ La mort, que tous craignaient, je l’avais voulue ; mais j’avais échoué. Quoi que j’en dise, je n’avais pas eu le courage de suivre ma femme dans la mort, et ce courage, probablement je ne l’aurais jamais.
Je n’osai pas demander à mon fils pourquoi il ne m’avait jamais contacté. Je ne soufflai mot de ce que j’avais vu dans la rue. Alors que je continuai à parler, en renchérissant sur le mauvais traitement que j’avais subi à l’hôpital, il hochait la tête, mais je n’arrivais pas à déterminer si, par ce geste, il acquiesçait à ce que je disais, ou, au contraire, m’écoutait avec appréhension.
Je m’arrêtai net. Je me tournai vers l’étagère et lui demandai de vérifier la facture des pompes funèbres, dont le montant ne correspondait pas à celui du devis. Je déposai le document sur la table. Et tandis que je lui laissais le temps de lire cette facture, je cherchai, dans les autres papiers sur l’étagère, une autre facture, celle de l’hôpital.
‘Je te passerai la facture de l’hôpital’, dis-je, ‘pour mon hospitalisation. J’ai l’impression qu’on veut me faire payer le prix plein, sans défalquer le montant remboursé par la mutuelle.’
Puis, tout en cherchant cette facture, il me vint à l’idée que je ferais bien de lui montrer une troisième facture – celle des assurances ; pourquoi devrais-je continuer à payer les assurances pour ma femme, alors qu’elle était décédée ? Et j’avais l’intention de lui montrer une dernière facture, celle des ambulanciers qui m’avaient recueilli au cimetière et ramené à l’hôpital; leur facture s’élevait à un montant qui ne manquerait pas de le choquer.
Tout cela n’avait rien d’inhabituel. Nous nous étions toujours fiés, ma femme et moi, à notre fils pour vérifier nos factures ; en lui donnant un regard sur nos comptes et en lui procurant une idée précise de la façon dont nous gérions nos finances, nous comptions le préparer à sa vie future d’adulte. Nous espérions qu’il apprendrait à gérer son argent avec la même prudence que nous. Cependant, en cherchant dans le tas de papiers sur cette étagère, que je triais en lui parlant, mais en lui tournant le dos, je vis, au moment précis où je sortais d’une petite chemise transparente les premières esquisses de la pierre tombale pour ma femme, un mouvement rapide dans le miroir à côté de l’étagère.
Croyant que je ne le voyais pas, mon fils avait pris la facture que je lui avais remise, y avait jeté un coup d’œil rapide et l’avait rejetée, de la main gauche, en faisant une grimace, comme s’il se débarrassait au plus vite d’un objet qui lui inspirait un vif dégoût. Je supposai que c’était par dépit pour moi que mon fils avait fait cette grimace, suivie de ce geste, au moment précis où il croyait que je ne le voyais pas. Il fixait la table d’un air renfrogné tandis que lentement je remuais les feuilles de papier sur l’étagère.
Je pensais à ma femme qui, parfois, lorsque je travaillais tard le soir, se levait du fauteuil dans le séjour, s’approchait de moi, un petit sourire amusé sur les lèvres, comme si elle voulait me faire un câlin (ce qu’elle ne faisait d’ailleurs jamais), jetait un regard vague, discret sur mes papiers, sur mon cartable posé contre un pied de la table, puis contournait la table, dans un silence absolu, et venait se poster là où maintenant se trouvait mon fils, le dos tourné vers la porte du hall d’entrée, tout près de cette chaise où elle avait mis son manteau.
Postée là, derrière cette chaise, elle me regardait. Dès qu’elle se trouvait là, je n’osais jamais relever la tête, ni même pour lui poser une question. Si je le faisais, je grognais plutôt, je bredouillais, ou je parlais d’une façon étrange, comme quelqu’un qui se parle à lui-même. J’arrêtais de prendre des notes, je cessais de feuilleter un dossier. J’étais intimidé par son regard, et en même temps, alors que je me sentais observé, rapetissé et dépouillé de toutes mes qualités, perdu dans un vide qu’elle creusait autour et au-dedans de moi, par son long et profond regard, je savais qu’elle m’appréciait, qu’elle me respectait, qu’elle m’aimait. Je considérais ce regard comme une récompense. Elle était consciente de l’obstination dont j’avais fait preuve pour pouvoir l’épouser – et elle m’en remerciait.
C’était moi qui étais tombé amoureux d’elle; j’avais dû lui faire la cour avec assiduité, encaisser ses marques d’indifférence, lui rendre visite souvent, en bravant les sourires narquois de ses parents, avant de réussir à l’intéresser à moi. D’abord je crus qu’elle était timide ; puis j’en vins à penser qu’elle ne m’aimait pas du tout mais qu’elle avait trop de délicatesse pour me le dire en face ; et j’eus d’ailleurs longtemps le sentiment – jusqu’à la naissance de notre fils – que secrètement elle aimait peut-être un autre homme qui, lui, ne s’intéressait pas à elle et dont elle n’osait pas s’approcher.
Je savais (et je l’acceptais, trop heureux d’avoir pu l’épouser) que mon amour pour elle était probablement plus grand, plus fougueux, plus absolu et moins raisonné que son amour pour moi. Sa réticence et sa pudeur me donnaient parfois l’impression que, si elle m’aimait, c’était plutôt par gratitude, parce que je lui offrais une vie calme, sûre, sereine. Et parce qu’il était clair que, l’aimant comme je l’aimais, il ne me viendrait jamais à l’idée de la tromper et encore moins de l’abandonner.
Lorsque, parfois, le soir, tard le soir, elle était postée là, en face de moi, et me regardait, j’étais convaincu que son regard en disait plus long sur son amour pour moi que les étreintes qui suivraient, beaucoup plus tard encore. À un moment donné, elle se retournait, quittait la pièce et montait, sans dire un mot, tandis que je continuais à travailler. Si je travaillais tard le soir, sans empressement, sur cette table que j’avais en quelque sorte dû emballer, empaqueter avant de pouvoir y travailler, c’est que je voulais à tout prix éviter d’éteindre les lumières et de devoir la rejoindre dans le hall. Je ne supportais pas l’idée de devoir monter l’escalier en lui emboîtant le pas. Chaque pas qui la rapprochait du palier du premier étage la rendait plus grande, plus inaccessible à mes yeux.
Un jour, au début de notre mariage, en montant l’escalier, elle se retourna. Je vis un regard inquiet, peureux, posé sur moi, qui immédiatement après, dans la pénombre de la cage d’escalier, devint moqueur, railleur. Je me dis, ce jour-là, que j’avais vu glisser une ombre sur son visage, que ce n’avait été qu’un effet d’optique ; si son regard me faisait douter de son amour, c’était que je manquais de confiance; après tout, son amour était réel, car sans cet amour elle ne m’aurait jamais épousé.
Du reste, le rituel qui accompagnait notre coucher était toujours le même. Arrivée au premier étage, sitôt le pied posé sur la moquette du palier, ma femme ne parlait plus et s’engageait dans la salle de bains tandis que j’allais, moi, dans la chambre à coucher où je me déshabillais et mettais mon pyjama en attendant, dans un silence lourd, opaque, qu’elle revienne dans la chambre. Par souci d’économie nous avions éteint la lumière du couloir ; il n’y avait que ces deux pièces qui étaient illuminées: la chambre à coucher, la salle de bains, dont les portes entrouvertes laissaient passer un peu de lumière qui formait des rayures diffuses sur le palier.
Les pas de ma femme sur le sol étant inaudibles, j’entendais tout au plus sa respiration lorsqu’elle entrait dans la chambre. D’un geste de la main elle m’indiquait que la salle de bains était libre. Ce n’est qu’après avoir fait quelques pas sur le palier que j’entendais le léger bruissement de son peignoir – peignoir qu’elle avait enfilé en sortant de la salle de bains et qu’elle n’enlevait que lorsque j’avais quitté la chambre. Finalement, après m’être lavé, je la rejoignais dans la chambre à coucher. Là, dans notre chambre à coucher, il n’y a jamais eu le moindre chuchotement, le moindre soupir et jamais, lorsque je l’embrassais, je n’ai senti le moindre élan spontané vers moi de sa part.
Mon fils, posté là où souvent s’était postée ma femme, maintenant me regardait. Il me couvait de son amour, qu’il n’arrivait pas à exprimer. Il me regardait comme m’avait regardé sa mère. Depuis qu’elle avait disparu, il prenait sa place, littéralement, à son insu. Il préservait l’image de ma femme par-delà la mort.
Je pris le papier que j’avais cherché, me retournai. Je m’étais déjà préparé à composer un visage serein, paisible, pour le réconforter du décès de sa mère, et je m’apprêtai à lui faire savoir que je préférais qu’il s’occupe uniquement de sa propre famille, sans se préoccuper de moi. J’étais capable d’assumer mon deuil. Je n’attendais de lui aucune aide, sauf une visite régulière avec sa femme et mes petits-enfants, et quelques conseils concernant les factures ou les affaires à régler. À le voir posté là, ses mains reposant sur le col du manteau de ma femme qu’il ne regardait même pas (il avait les yeux fermés, et avait légèrement incliné la tête, comme pour mieux sentir – non pas voir – ce manteau, posé sur cette chaise), je me rendis compte que j’avais sous-estimé sa douleur.
J’avais perdu ma femme. Et en voyant arriver mon fils chez moi, j’avais supposé qu’il venait me rendre visite pour me consoler. Je compris que je m’étais trompé. C’était lui qui cherchait, en venant me voir (et c’était pourquoi il était venu seul) à être consolé. Étant jeune, semblable à sa mère à plus d’un égard, ayant non seulement sa physionomie mais aussi la même gestuelle, la même démarche et le même rythme lent, posé, quand il parlait, il considérait la mort de sa mère comme une injustice qui le touchait personnellement. La voir souffrir à l’hôpital, sans pouvoir la sauver, avait été une épreuve pour lui. C’était lui qui ne supportait plus de devoir vivre sans elle. Tout en compatissant avec moi, il ne pouvait s’empêcher d’être plus touché par sa propre douleur que par la mienne.
Je déposai le papier sur la table ; et je sentis un désarroi sourd, paralysant, au-dedans duquel éclata une rage violente et soudaine lorsque je le vis toucher le manteau, dont il commençait à caresser le col. Mon fils se trouvait là où ma femme s’était souvent postée, exactement au même endroit, et il caressait son manteau, en fermant les yeux, totalement absorbé dans ses propres pensées, émerveillé par la sensation que lui procuraient ces caresses. Il laissait ses doigts glisser sur le col, en tâtant l’étoffe, en s’arrêtant aux deux extrémités, en ramenant ses doigts vers le milieu. Et lorsqu’il commença à tapoter sur le dossier, distraitement, nonchalamment, comme pour me témoigner son impatience, je compris qu’il n’attendait rien de moi. Il avait tout attendu et tout reçu de sa mère, qui maintenant l’avait quitté.
À l’idée, désagréable - ou plutôt : la crainte - qu’il relèverait la tête et me demanderait de monter à l’étage afin de choisir un objet de ma femme ou l’un de ses vêtements qu’il pourrait emporter comme souvenir, à l’idée qu’il oserait demander d’aller fouiller dans ses affaires, qu’il était sur le point de m’obliger à ouvrir des tiroirs, à lui permettre d’entrer dans notre chambre à coucher sous prétexte que, comme elle était décédée, elle ne lui en voudrait pas et que cet espace, tout comme toute la maison, en fait, déjà, lui appartenait, succédait une autre peur, qui devint panique : qu’il cesserait de caresser le col de ce manteau, ce qui déjà me paraissait un sacrilège, qu’il laisserait ses mains glisser le long des épaules, lentement et avec affection, comme si ses doigts effleuraient le corps qui l’avait souvent enveloppé, qu’ensuite il soulèverait le manteau, en le prenant par les épaules, avec cette même délicatesse qu’avait toujours eue ma femme lorsqu’elle le drapait autour du dossier de la chaise, pour, ensuite, d’un geste rapide et révolté, le jeter sur son bras, se retourner et s’en aller.
Je crois que je balbutiai quelque chose ; je déposai la facture sur la table, la fis glisser sur la plaque de verre de la table jusqu’à ce qu’elle touche l’autre feuille de papier qui se trouvait là où l’avait jetée mon fils. Il entendit la feuille glisser, ouvrit les yeux ; et c’est alors, en crispant les mains autour du dossier de la chaise, chacune posée entre l’épaule et le col de ce manteau, qu’il me dit que, dès qu’il serait sorti, je ne le reverrais plus, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants. Il le dit d’un ton calme, mesuré, sans bouger.
S’il était venu me voir, ce n’était sûrement pas par pitié pour moi. Je ne la méritais pas, dit-il, sa pitié. Je ne l’avais jamais méritée. Depuis des années déjà il avait senti que sa mère, tout en paraissant heureuse, ne l’était pas. Seul à seul avec elle, il l’avait souvent interrogée sur ce qui la tracassait, mais elle ne lui avait jamais répondu. Elle avait dû attendre les derniers instants de sa vie avant d’oser se confier à lui. C’était par peur de me contrarier ou d’attirer ma colère qu’elle n’avait jamais osé lui parler de ce qui lui pesait : dès qu’elle était sur le point de lui en parler en ma présence, je m’étais interposé, en lançant une remarque banale ou en produisant des documents financiers, comme je venais de le faire, afin de détourner la conversation, de la ramener à un niveau trivial. Sa vie lui inspirait des regrets. D’abord, elle s’était bornée à cette seule remarque. Puis, un jour, lorsqu’il se trouvait seul avec elle, assis à côté de son lit à l’hôpital, et lui avait demandé quel sentiment dominait chez elle, maintenant qu’elle était sur le point de mourir, elle lui avait répondu que c’était de l’amertume.
Dès notre première rencontre elle s’était aperçue que j’étais tombé amoureux d’elle, que je la considérais comme ma future femme, la mère de mes enfants. D’emblée, cela l’avait amusée, puis irritée; je n’étais pas le premier à m’amouracher d’elle. Voyant qu’elle me repoussait, je m’étais acharné à la revoir, ce qui avait piqué sa curiosité. J’avais eu le don de lui faire croire à mes chimères : je lui avais donné l’impression d’être doué, ambitieux, dynamique, de regorger de projets audacieux, novateurs – mais il suffisait de jeter un regard objectif sur ma vie passée pour constater que je n’en avais réalisé aucun. J’avais promis à ma femme que je lui procurerais une vie épanouie, mais je l’avais peu à peu confinée dans une vie médiocre et étouffante.
Mon fils n’arrêta pas de parler, ses mains posées sur la chaise, cette chaise qui le soutenait, qui lui donnait le courage de parler. Il fixait un point sur le mur, juste à côté de moi, entre l’étagère et le miroir dans lequel je l’avais observé. Ne supportant pas cette obstination à ne pas vouloir me regarder, je fis de même : je détournai mon regard et fixai le jardin, à travers les baies vitrées de la véranda.
C’était là que souvent, dès que nous en avions l’occasion, nous avions passé des heures à discuter, ma femme et moi. Nos rires fusaient ; notre fils l’avait sûrement entendu : sa chambre se trouvait au-dessus du salon et donnait sur le jardin. Adolescent, il avait lui-même participé à nos longs après-midi qui parfois se prolongeaient jusque tard le soir. Par temps de canicule nous nous asseyions, lui et moi, près de la véranda, à l’ombre, protégés par de grands parasols tandis que ma femme, amoureuse du soleil, bronzait sur une chaise longue au milieu du jardin.
Mais mon fils, jetant un regard vers la véranda, devinant peut-être mes pensées, me dit que nos conversations et nos rires n’avaient été qu’une masquerade. J’avais obligé ma femme à ‘jouer la comédie’. J’avais voulu faire croire à une entente qui n’existait pas. J’avais toujours préféré l’apparence à la réalité.
Pendant que mon fils parlait, je revoyais s’écouler toutes les heures passées avec ma femme, avec elle seule, ou avec lui, toutes ces heures précieuses et qui représentaient la quintessence de ma vie : une vie de famille heureuse. Aux dires de ma femme, cette vie avait été un martyre ; je l’avais tyrannisée, déçue, humiliée. Pour la convaincre de m’épouser, je lui avais fait croire qu’étant ambitieux je chercherais à m’associer à un cabinet d’avocats connu, à la sortir du milieu mesquin et médiocre dont elle était issue et à l’introduire dans la classe aisée, cultivée. Elle supposait que, si je voyais en elle une compagne pour la vie réussie que j’ambitionnais, c’était que j’appréciais ses qualités (qualités que, dans sa famille, on ne voyait pas ou refusait de voir).
Je lui avais dit que je la considérais comme un atout indispensable pour atteindre mes buts ; cela l’avait flattée. Je lui avais donné l’assurance qu’elle était faite pour réussir sa vie. Cela aussi, elle y avait cru, d’autant plus que je lui avais en quelque sorte offert un pacte : je l’y aiderais, tout comme elle m’aiderait ; nous y gagnerions tous deux. Tous ces arguments l’avaient fait basculer : elle avait décidé de m’épouser.
Mon fils racontait la vie de ma femme – une femme que je n’avais jamais connue. Il racontait l’histoire d’un homme vu par les yeux de cette femme ; une histoire dans laquelle je ne me reconnaissais pas. À peine quelques mois après notre mariage j’avais conseillé à ma femme d’abandonner son travail, sous prétexte qu’en l’associant au mien il me serait plus facile de l’introduire auprès de mes confrères et de mes clients influents. À nouveau elle s’en était sentie flattée – mais en réalité, dès qu’elle avait travaillé pour moi, je l’avais traitée de haut, comme une secrétaire dont j’aurais pu me passer. Si donc je l’avais priée de travailler avec moi, ce n’était pas pour lui laisser découvrir un autre monde mais pour, au contraire, l’enfermer dans mon petit monde à moi, tout comme le ferait un reclus qui ne désire que le calme et le silence mais qui est trop lâche pour répondre à sa vocation et en accepter les rigueurs et les sacrifices. J’avais été un moine plutôt qu’un mari et je n’avais jamais réussi à éveiller sa sensualité (voilà ce qu’assurait mon fils qui disait reprendre ‘à la lettre’ les propos de sa mère).
Elle avait espéré plusieurs enfants mais après la naissance de mon fils j’avais invoqué les temps difficiles, la crise, pour ne m’en tenir qu’à un seul enfant. Et lorsque, beaucoup plus tard, elle était à nouveau tombée enceinte, j’avais obstinément refusé un deuxième enfant, cette fois-ci sans même chercher à me justifier. Elle avait dû avorter.
J’avais été un avocat médiocre, qui ne s’occupait que d’affaires médiocres et s’y appliquait avec une obstination digne d’affaires plus grandes, affaires qui auraient fait du bruit, qui auraient imposé mon nom au barreau et auraient rapporté beaucoup plus que les petites sommes ridicules que je facturais à mes clients et qui ne servaient qu’à mener une vie bourgeoise rangée, timorée.
On m’avait proposé plusieurs fois de rejoindre un cabinet d’avocats ayant pignon sur rue, en m’assurant qu’un jour je deviendrais associé; j’avais toujours refusé. Au début ma femme avait cru que je refusais par crainte d’échouer. Peu à peu elle s’était rendu compte que je détestais les défis, l’aventure, que je tenais à la routine, au travail toujours égal, pareil, connu, que je manquais d’imagination et de courage, que c’était surtout par paresse et pour pouvoir la prolonger, cette paresse, m’y plonger, m’y vautrer ‘comme dans une bauge’ (autre expression ‘littérale’ de ma femme) que je passais des heures à table penché sur mes dossiers, en allant me coucher tard, longtemps après elle.
Je prétendais que je passais ces longues heures nocturnes à travailler, à étudier mes dossiers. Elle savait qu’en fait je nageais dans la routine, que je m’y complaisais, en reprenant et répétant des procédures que je connaissais par cœur, en exécutant le peu d’administration que j’avais encore à faire d’une façon extrêmement lente et pointilleuse. Si j’avais été un avocat d’envergure, cette administration – que le volume soit petit ou grand – m’aurait ennuyé ; je m’en serais débarrassé en la déléguant à un subalterne ou à une entreprise externe. Étant un avocat médiocre, sans ambition et sans avenir, et désirant le rester, j’avais passé le plus clair de mon temps à me soucier de détails insignifiants, et cela uniquement pour ne pas me lancer dans les vraies affaires que je redoutais parce qu’elles m’obligeraient à quitter les sentiers battus, à m’exposer à l’échec, aux critiques.
Je faisais semblant de travailler, en réalité je paressais. Du reste, j’étais un homme droit, doux, serviable ; ma femme avait toujours ‘bien supporté ma compagnie’, et j’avais ‘un humour cocasse, qui me plaît beaucoup’ – c’étaient là les seules choses tant soit peu positives qu’elle avait dites à mon fils – mais cela n’empêchait pas que j’avais été peu ambitieux et paresseux. J’avais été un homme fidèle, instruit, mais mou, sans personnalité.
J’essayai, tandis que mon fils parlait, de me faire une image de ma femme. Avait-elle pu dire ces mensonges ? Avait-elle pu faire ce résumé grotesque de sa vie? Pourquoi mon fils la reprenait-il, cette caricature, sans au moins en adoucir les traits trop appuyés, méprisants, insultants, dénigrants ?
J’entendis les mots ‘gâchis’, ‘frustration’, ‘déception’ – c’étaient les seuls mots que j’arrivai à dégager de ce qu’il dit par la suite – et ces mots, depuis ce jour-là et dans cet ordre précis, me hantent. Je les ai dans l’oreille tandis que je marche autour de la table. Je vois la bouche de ma femme qui les prononce, non pas celle de mon fils. Une petite bouche aigre, plissée. Des lèvres menues, exsangues. Des yeux noirs, pleins de hargne. Un visage défiguré par le mépris. Ces mots ponctuent les heures, m’accompagnent à chaque pas. Ils m’obligent à marcher, à marcher sans jamais m’arrêter.
Peut-être, en effet, avais-je été paresseux ; mais c’était une paresse intellectuelle à laquelle je m’étais soumis contre mon gré. J’avais choisi de traiter un seul genre d’affaires dont je pouvais évaluer à coup sûr les chances de réussite. Dans mon domaine, composé d’affaires sans importance mais souvent embrouillées, méprisées par les grands avocats car on n’en tirait aucun orgueil – dans ma ‘niche’, diraient les économistes – j’étais devenu imbattable. Cela, mon fils l’avait vu lui-même, lorsque je lui avais permis de m’accompagner chez le juge de paix. Le greffier avait regroupé toutes mes affaires dans une seule matinée : je restai à la barre depuis le début de la séance jusqu’à la fin, en défendant chacun de mes clients tandis que mes confrères se succédaient. Chaque fois le verdict avait été en ma faveur. Mon fils, étonné, ravi, était venu m’embrasser. Il ne s’était pas soucié du type d’affaires que je traitais ; il avait constaté une seule chose : je gagnais, coup sur coup. À ses yeux j’avais été un héros.
D’ailleurs, tout en étant un avocat ‘médiocre’, mes succès ‘médiocres’, que je tirais d’affaires tout aussi ‘médiocres’, nous avaient garanti des revenus tout sauf ‘médiocres’ : ils avaient largement suffi pour couvrir toutes nos dépenses. Ils avaient permis à ma femme de ne pas devoir travailler et de se consacrer uniquement à l’éducation de notre fils. C’était la promesse que je m’étais faite lorsque je l’épousai : qu’elle ne serait jamais obligée de travailler pour son argent.
Nous avions acheté notre maison sans emprunter d’argent ; les intérêts – modestes, il est vrai – que rapportaient les sommes que nous mettions sur nos comptes épargne ou que nous placions dans des obligations, servaient d’une part à subvenir au besoin d’argent immédiat en cas de maladie, et d’autre part formaient la base de notre pension. J’avais travaillé ‘médiocrement’ pour être assuré d’une pension, car, comme ma femme avait tout au plus travaillé deux ans avant de se marier, et un an et demi depuis notre mariage, nous ne toucherions qu’une seule pension d’indépendant, la mienne, pension négligeable, pour tout dire, ridicule. En outre, nous avions réussi à accumuler un petit capital avec lequel nous comptions aider notre fils à s’installer dès son mariage.
Notre entente s’étendait bien au-delà de notre complicité, de nos conversations enjouées, de nos rires. Apparemment mon fils n’avait jamais compris que nous menions deux vies de front : la vie qu’il voyait (la vie de couple), et celle dont il n’avait pas conscience : la vie de parents, où tout était subordonné au seul projet qui nous tenait à cœur: notre fils. Nous l’entourions de soins pendant sa jeunesse en prévoyant, longtemps à l’avance, ce dont il aurait besoin comme adulte, lorsque nous n’y serions plus. Sur ce point-là nous n’avions jamais hésité ni discuté ; c’était notre projet commun.
J’aurais pu lui répondre que nous lui avions acheté un appartement – l’appartement spacieux où il vivait avec sa famille. Ma femme et moi étions partis du principe que, s’il gérait bien ce qu’il hériterait, il ne serait jamais démuni. Cette certitude ne manquerait pas de lui donner un sentiment de sécurité, sentiment qui ne pouvait qu’agrandir sa confiance en soi et lui permettre de viser haut, car c’est souvent le manque d’argent qui fait obstacle à une carrière, non pas le manque de talent.
Il avait toujours pu faire appel à l’aide et au soutien de sa mère qui, comme elle ne travaillait plus, avait toujours été présente quand il partait à l’école et en revenait, l’aidait à réviser ses cours, l’encourageait lorsque ses résultats étaient insatisfaisants. Si elle avait toujours été disponible, c’était grâce aux choix que j’avais faits. Il n’avait jamais dû passer ne fût-ce qu’une heure dans une crèche ni dans un autre foyer. Il avait pu participer à toutes les activités scolaires qu’il désirait, peu importe le prix et nous lui avions donné l’occasion de voyager à l’étranger et d’y étudier. J’avais voulu empêcher qu’il fasse fausse route en croyant, comme je l’avais fait au début de mon mariage, qu’il suffisait d’avoir de l’ambition pour mener une vie heureuse. Je m’étais vite aperçu, en côtoyant mes collègues, que ceux d’entre eux qui avaient poursuivi une idée fixe, en lui sacrifiant tout, souvent, à un âge plus avancé, lorsqu’ils n’avaient plus l’opportunité de changer de cap, étaient bien obligés de se rendre à l’évidence : ils n’avaient rien accompli. Ils avaient voué leur vie à des rêves inutiles. Le bonheur leur avait échappé. Leurs projets avaient échoué. Ils avaient voulu créer des choses étincelantes mais ils n’avaient projeté que quelques traits de lumière faibles, immédiatement absorbés par l’oubli ; il ne leur restait que la honte et le regret de s’être entêtés à poursuivre des buts impossibles, d’avoir fait les mauvais choix ; dès que j’avais fait ce constat, j’avais adapté mes rêves; je les avais adaptés à ce dont avait besoin ma femme et dont aurait besoin ma famille.
J’étais conscient que ma femme méprisait le genre d’affaires que je traitais, qu’elle aurait voulu que je traite un autre genre d’affaires, mais je ne voulais pas hasarder le peu que j’avais construit en misant sur des affaires ‘importantes’ qui, si elles tournaient mal, nuiraient à ma réputation. J’avais cru agir prudemment, dans le seul but de leur offrir, à mon fils et à ma femme, un foyer sûr. Quant à ma femme, je m’étais fixé ce seul but : lui offrir un lieu où elle se sentirait en sécurité, délivrée de toute contrainte financière ; ce but, je l’avais atteint : notre maison, les études de notre fils, son mariage, son appartement, son emploi, tout le prouvait.
J’aurais pu me défendre, en essayant de persuader mon fils qu’il se trompait ; je ne le fis pas. Tous les arguments que j’aurais voulu avancer étaient surtout d’ordre financier et ne l’impressionneraient pas. Il se disait insensible à l’argent et ne saisissait pas que c’était uniquement grâce à mon travail et à notre argent qu’il avait pu survivre, qu’il jouissait de privilèges dont d’autres, ayant les mêmes qualités que lui, ne jouiraient jamais, qu’il pourrait mener une vie selon ses goûts. Il était trop imbu de soi, trop jeune et insolent pour apprécier la valeur de mes efforts.
J’avais fondé une famille en m’engageant à la soutenir, à veiller à ce que jamais elle ne soit dans la pauvreté. Je n’avais pas pris cet engagement à la légère, je n’étais ni naïf ni rêveur mais réaliste et pragmatique, j’avais concentré tous mes efforts, toute mon énergie sur le bien-être de ma famille, bien-être qui n’est possible que s’il y a une assise financière confortable et saine.
Je regardai mon fils et je me tus ; je me rappelai qu’il y avait d’autres raisons, plus profondes et plus intimes, plus convaincantes aussi, qui auraient pu atténuer les reproches de ma femme. Peut-être mon fils m’eût-il compris si je les lui avais dites. Cela aurait adouci sa rancœur. Mais j’hésitai à les exprimer. Elles ravivaient une douleur que j’avais oubliée ; elles relevaient de ma vie privée et des relations intimes entre ma femme et moi.
Mon fils se tut quelques instants, releva la tête. Durant son invective, tout en continuant à parler, il avait détaché son regard de la table, avait jeté un regard furtif sur la véranda et avait à nouveau fixé le pan de mur à côté de moi ; puis, en m’évitant soigneusement, son regard s’était attardé sur l’étagère, la table, les chaises ; maintenant il fixait ses mains, posées sur le manteau. Il s’appuyait sur la chaise. Tout son être, sa volonté, son indignation prenaient appui sur cette chaise. Depuis qu’il était entré, il n’avait pas bougé de ce lieu où sa mère, parfois, me regardait silencieusement, tard le soir, dans une attitude discrète, en me témoignant son amour tout en se tenant volontairement à l’écart.
Quand elle se trouvait là, le lustre n’éclairait que le pourtour de la table et le col du manteau qui semblait border la table comme une étoffe étrange, déposée là par hasard, par une main distraite qui ne supportait pas que ce coin de table reste à découvert. Ma femme se trouvait en retrait derrière la chaise, dans l’obscurité ; je devinais sa présence, son regard – regard que je savourais et qui me dédommageait d’un chagrin que je me rappelais au moment précis où elle me regardait. L’intensité de son regard caressant, timide mais sincère surpassait de loin les quelques caresses, mesurées, qu’elle me donnait dans notre intimité.
Un jour, je lui proposai d’aménager mon cabinet d’avocat dans notre maison. J’invoquai le manque d’espace dans la petite pièce au rez-de-chaussée que j’avais louée dans une maison proche de chez nous. Trouvant le loyer trop cher, je voulais résilier le contrat. Je lui fis part de mon intention de travailler et de recevoir mes clients chez nous, au rez-de-chaussée, dans un espace désaffecté, qui avait longtemps servi de garage, et qu’il serait facile de réaménager ; sinon dans une chambre au premier étage. Cette idée, qui me parut pratique et confortable, l’irrita. Ma femme s’y opposa avec fermeté. Au plus fort de notre discussion tout à coup elle me fixa avec un regard qui me mit mal à l’aise ; j’admis sur-le-champ, en utilisant une tournure ironique pour masquer mon embarras, que mon projet manquait de maturité et je m’engageai à trouver une autre solution.
C’était son regard qui avait occasionné mon revirement. Elle m’avait regardé d’un air distant, las surtout, profondément las et désintéressé. Ma personne et tout ce que je représentais à ses yeux la lassaient. Jusqu’à ma voix et ma présence l’incommodaient; et l’attitude aimable mais distante et presque impersonnelle avec laquelle elle m’avait finalement aidé à trouver une solution me prouvait qu’elle avait pitié de moi. Pitié teintée d’indifférence et de mépris, car, à y regarder de plus près, sa solution n’en était pas une ; en me conseillant de ne pas précipiter les choses, elle m’avait convaincu de laisser la situation telle quelle – j’ai toujours gardé mon cabinet d’avocat dans cet espace trop cher, trop petit à quelques pas de chez nous.
Ce soir-là, tandis qu’elle était au premier étage, assise à son secrétaire où elle feuilletait un album photo (elle s’obstinait à rester assise dans notre chambre à coucher jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun bruit dans la chambre contigüe où dormait notre fils), je réfléchissais aux différentes étapes de notre amour. Le jour de notre mariage je m’étais senti tout-puissant. Notre mariage avait été ma première réussite. D’autres réussites suivraient. Mais après quelque temps je m’étais heurté à sa réticence, qui se manifestait surtout par sa pruderie lorsque nous allions nous coucher ; pruderie que je m’étais obligé à accepter, estimant qu’elle m’aimait d’un amour que je lui avais en quelque sorte infligé, en voulant l’épouser à tout prix. Son attitude avait tempéré mon sentiment de toute-puissance.
Je me rendis compte, toujours assis à cette table, en continuant de travailler, ou plutôt, je vis tout à coup qu’à sa réticence, bien vite, avaient fait suite l’ennui, la lassitude. J’étais disposé à considérer ce sentiment comme une étape passagère dans notre relation ; mais je savais qu’après viendrait l’indifférence et qu’il ne manquerait plus que quelques mois ou quelques années avant que l’indifférence de ma femme à mon égard ne se transforme en mépris. Cette évolution se dessinait avec clarté à mes yeux ; elle était inéluctable, je le savais, je le sentais. Mais je ne fis rien pour y remédier.
J’avais, depuis la naissance de notre fils, renoncé à lui demander plus de preuves d’affection qu’elle ne voulait me donner spontanément. Et même si je sentais en moi le désir d’avoir des étreintes plus intimes, je n’osais lui en parler, de peur d’avoir l’air de lui faire des reproches. Finalement je décidai qu’il valait mieux ne pas aborder ce sujet ; le bonheur qu’elle m’apportait valait plus que cette seule petite faille sans importance. J’avais surtout peur de la brusquer, si ce n’est de l’humilier. Puis, peu à peu, constatant que notre vie sexuelle était devenue décevante, je m’étais résolu à ne plus lui donner les signes d’affection que, jusqu’alors, je donnais spontanément, parce que je l’aimais, je l’admirais. Mon amour pour elle restait aussi fort qu’au début, mon attachement émotionnel n’avait pas diminué, et pourtant, dans notre vie quotidienne, je ne la touchais plus. C’était à peine si je l’embrassais quand elle rentrait ou sortait. Lorsque je m’approchais d’elle, en rentrant de mon travail, j’inclinais la tête, en lui laissant poser un baiser sur le coin de ma joue, en marmonnant quelque chose qui ressemblait à un bonjour. Immédiatement après, je lui parlais sur un ton enjoué, ironique, qui nous convenait tous deux, ou c’est avec sérieux que nous nous concertions sur nos comptes, la gestion de notre patrimoine, les projets pour notre fils. Je ne pouvais plus m’imaginer qu’elle me donne un baiser sur la bouche et encore moins que je lui en donne un à mon tour, baiser que j’appréhendais sans d’ailleurs savoir pourquoi je l’appréhendais. Peut-être était-ce une revanche sournoise de ma part, provenant d’un ressentiment profond ; peut-être n’avais-je jamais réussi à digérer son attitude réticente lors de nos premières années de mariage.
J’avais quelquefois, au lit, dans les années qui suivirent, senti son corps se courber, se dérober à mes caresses ; elle les subissait plutôt qu’elle ne les désirait. Au lieu de jouir de ce sentiment exaltant de toute-puissance des premiers temps de notre mariage, j’en étais réduit à devoir implorer ce qu’elle me donnait toujours avec réserve, apparemment contre son gré et finalement avec ennui.
Un jour, alors que j’avais commencé à la caresser, brusquement, je m’arrêtai et j’essayai de dormir, en me tournant vers la fenêtre ; les rideaux étaient fermés ; comme d’habitude, vu que ma femme m’interdisait d’allumer la lumière, notre chambre à coucher était plongée dans l’obscurité. Elle était couchée sur le côté, le dos tourné vers moi. Je m’étais approché d’elle, en la caressant timidement, mais elle avait repoussé ma main alors que je lui effleurais l’épaule. Je m’étais imaginé que son visage, si je l’avais vu, aurait exprimé de la répulsion. Ce sentiment, je le craignais depuis longtemps ; et je supposais que son comportement était à l’image des sentiments que j’avais pour elle : je l’adorais, la désirais et je la craignais ; je l’aimais, et pourtant, dans un recoin de mon âme, je me sentais blessé, déçu. C’est alors seulement que je me rendis compte que, si j’avais été délicat à son égard, en tâchant d’éviter de l’humilier, je l’avais été par amour-propre ; en lui avouant à quel point nos étreintes me décevaient, je lui aurais avoué à quel point cela blessait mon orgueil.
Je n’arrivais pas à sonder ma femme. Son comportement m’embarrassait. Lorsque nous recevions des amis, en effet, comme l’avait dit mon fils, nous ‘jouions la comédie’ ; mais c’était surtout ma femme qui alors, par ses gestes, sa façon de parfois me toucher donnait l’impression que nous étions très liés. Elle me cajolait, me touchait le bras, me prenait la main ; je subissais ces caresses avec un mélange de joie, d’embarras et de dépit, en me demandant pourquoi elle me donnait ces preuves d’attachement en public, câlins et caresses qu’elle me refusait lorsque nous étions seuls et qu’elle ne donnait qu’à doses minuscules, d’une façon volontairement gauche, maladroite, dans notre intimité et que, finalement, elle me refusait.
Nous étions un couple, et c’est exactement ce que j’avais toujours voulu, mais j’en avais, peu à peu, retranché toutes les marques de tendresse et je m’étais limité à exécuter ce qu’on pourrait appeler une tâche, un devoir : lui procurer un lieu sûr, un foyer, et surtout veiller à l’éducation de notre fils dont la manière de marcher, de s’habiller, de s’exprimer, dont la façon de raisonner et de réagir à mon humour m’avait toujours plu parce que c’était elle que je reconnaissais en lui. Il était superbe parce qu’il était le fils d’une femme superbe. J’avais, insensiblement, reporté mon affection sur lui.
Je vivais dans un monde idéal, où ma femme, un être cher mais inaccessible – le seul que je sois capable d’aimer - se reflétait dans un autre. Et j’estimais que le bonheur, la sécurité de mon fils, c’est à moi, ce travailleur taciturne, acharné, s’occupant de causes ‘médiocres’ à sa table de travail, le soir, dans l’obscurité de la nuit, qu’il les devait. J’en étais arrivé à penser qu’en prenant soin du fils j’aimais la mère.
Sans prononcer la moindre parole, le soir, postée derrière cette chaise, ma femme me signifiait qu’elle me comprenait ; elle ne me reprochait pas mon manque de tendresse. Elle savait comment j’avais été obligé d’adopter cette attitude en réponse à la sienne. Ce regard, c’était sa déclaration d’amour qu’elle renouvelait chaque soir qu’elle se tenait là.
Son amour était resté en deçà de ce que j’avais espéré mais il était sincère ; il était en quelque sorte magnanime : tout en étant au courant de mon manque de courage (je n’avais pas osé aborder le thème de notre vie sensuelle peu satisfaisante), elle réalisait comment elle-même avait contribué à l’érosion de notre relation, dont nous avions, chacun à tour de rôle, et pour des raisons différentes, évacué toute intimité.
Tout cela se trouvait condensé dans ce regard posé sur moi. J’aimais ce regard. Je le déchiffrais, le décryptais. Tout en ayant l’air de le subir passivement, comme si j’étais un objet qu’on observe de loin et qui n’a pas de poids ni de valeur, je le comprenais, je levais son ambiguïté. Il contenait les aspects les plus intimes et inexprimables de notre relation. Dans ce regard se trouvait notre vérité; vérité diffuse, que nous avions construite au cours des années et que je ne pouvais pas expliquer, avec toutes les nuances nécessaires, à mon fils.
Quant aux reproches qu’il m’avait faits, il aurait suffi que je lui dise que sa mère ne s’était jamais opposée à ma façon de gérer nos affaires ; que nous avions toujours agi d’un commun accord. Que sa capacité de trouver des solutions inventives pour des problèmes qui me paraissaient insurmontables et me paralysaient m’avait toujours été précieuse ; s’il y avait un problème, nous cherchions une solution, d’une façon raisonnable, en pesant le pour et le contre. Jamais nous n’avions tranché et pris une décision sans y adhérer tous deux. Cela aurait largement suffi pour réfuter ses accusations.
Je n’avais jamais cessé d’aimer ma femme. Mais ma femme avait cessé de m’aimer. Et en un seul jour, dans l’espace de quelques heures, l’esprit égaré par les analgésiques et les sédatifs, par l’effroyable certitude qu’elle allait mourir, elle avait dit à mon fils ce qu’elle ne m’avait jamais dit. Ce qui avait été l’aveu d’un rêve manqué, d’un échec, auquel elle avait d’ailleurs elle-même contribué, avait paru à mon fils un réquisitoire contre moi. Il avait tourné les accusations de sa mère en un verdict.
J’avais vécu des moments délicieux, intenses, lorsqu’elle elle se trouvait là, derrière cette chaise, et me regardait, parfois, le soir, sans jamais s’en lasser. Ces quelques instants à eux seuls m’avaient largement dédommagé de la tendresse qu’elle n’avait pu me donner. J’y avais renoncé par amour pour elle.
Mon fils posa ses avant-bras sur le dossier de la chaise ; geste irrévérencieux, qui me choqua. Le col du manteau se plissa, disparut sous ses avant-bras. Puis il fit un geste extraordinaire : il leva ses bras en l’air, en tenant ses mains grandes ouvertes, la paume de la main tournée vers moi, comme un soldat qui, sorti d’une tranchée, se rend. En le voyant ainsi, je me rappelai comment un jour j’avais vu, en rentrant, ma femme, assise sur cette même chaise, les mains devant le visage, immobile, silencieuse. Je l’avais crue malade ou souffrant d’un mal de tête. Pleurait-elle ? Se cachait-elle le visage parce qu’en effet en elle se trouvait une vie intérieure, secrète qu’elle n’arrivait pas à démêler et qui lui pesait mais à laquelle elle ne pouvait me donner accès, même si elle le voulait? Je l’ignore.
Toujours est-il que mon fils soudain leva les bras et qu’en le voyant faire ce geste je revis les bras de ma femme. C’étaient les mêmes bras que j’avais vus ce jour-là : habillée d’une blouse blanche à manches courtes – on était en plein été – elle s’était assise sur cette chaise où, sinon, elle ne s’asseyait jamais, tout près de la porte donnant sur le hall d’entrée. Il me semble maintenant qu’elle était peut-être sur le point de partir, de me quitter. Mais, à ce moment-là, je n’y pensai pas. Je n’envisageai pas non plus qu’elle attendît peut-être un geste, une parole de moi qui lui eût permis de me dire ce qui la faisait souffrir. Convaincu que j’avais déjà trop sacrifié pour elle, je n’arrivais pas à m’imaginer qu’elle souffrait.
Je voyais ses bras longs et minces. Sur sa peau qui normalement était d’une blancheur et d’une fragilité inouïes se dessinaient, en dépit du bronzage, les belles lignes fines d’un bleu verdâtre de ses veines. Ses mains, aux doigts longs, fins, semblaient se cramponner à son visage, le massaient, le frictionnaient, le pétrissaient, on aurait dit un animal marin aux longues tentacules, prêtes à frotter, râper ce visage, en arracher la peau. Tout cela se passa sans aucun bruit. C’est à peine si je l’entendais respirer.
Je ne la touchai pas, je ne la pris pas dans mes bras pour la consoler. Cela faisait déjà longtemps que nous ne nous touchions plus. Ce geste, si je l’avais fait, eût paru faux, déplacé. Mais je savais que je l’aimais. Je restai debout, au bord de la table, tout près d’elle, penché sur elle, sans dire un mot et sans savoir ce qu’elle attendait de moi, jusqu’à ce qu’elle se relève, me repousse d’un geste résolu et retourne au jardin. En la voyant assise sur la chaise longue, à nouveau avec le visage dans les mains, je me dis que j’aimais cet être frêle, fragile, désespéré qui m’aimait sans pouvoir me le montrer.
Elle était revenue, elle se tenait devant moi, en me montrant ses bras que j’adorais, tout comme le faisait son fils, dans un geste qui signifiait l’abandon, la confiance. Il s’excusait de ce qu’il avait dit ; il se retirait, cédait la place à ma femme. Elle me pardonnait à travers lui. Je m’adresserais à elle. Je sentais qu’enfin je pourrais m’expliquer, m’excuser pour une attitude dont elle m’avait accusé et dont d’ailleurs j’étais sûr de ne pas être seul coupable. Si elle souffrait, j’arriverais à la consoler ; je n’avais voulu que son bonheur.
J’aspirai l’air, j’ouvris la bouche, en esquissant déjà les quelques mots qui me justifieraient, mais mon fils qui tout à coup avait à nouveau posé ses avant-bras sur le dossier de la chaise, d’un geste rapide, comme s’ils n’avaient pas bougé de là, se redressa, regarda une dernière fois le manteau, non comme une relique, non comme un objet qui me reliait à celle que j’avais aimée, mais comme un objet indifférent, qui ne lui inspirait aucune émotion, se retourna et s’en alla.