Le lendemain, à l’heure convenue avec mon client, je retournai à la brasserie. Elle était déserte. Mon client, assis au comptoir, bavardait avec une serveuse. Il me héla sans dire un mot. Lorsque je lui demandai où était Cynthia, il se borna à indiquer une petite porte au fond de la pièce et reprit sa conversation avec la serveuse. Je poussai la porte et montai un escalier étroit et raide qui débouchait sur une rotonde corinthienne qui apparemment servait de vestibule.
De là partaient deux couloirs ; celui de gauche était pareil à un couloir d’hôtel, pourvu d’une moquette, aux parois capitonnées. Je dis plusieurs fois : « Cynthia, Cynthia ! », sans trop élever la voix. J’écoutai attentivement à chacune des portes ; je ne perçus aucune voix, aucun bruit. L’autre couloir, à droite, débouchait sur une pièce rectangulaire haute, profonde. Au milieu de cette pièce se dressaient trois buffets. On les avait alignés depuis l’entrée jusqu’au fond de la pièce en laissant un petit espace entre chaque buffet. Le premier buffet était surchargé de pain, de pistolets, le deuxième de pâtes, de viande, le troisième de desserts, de boissons, de friandises.
Cette pièce respirait le luxe ; le sol et les parois étaient recouverts de marbre de Tégée, les assiettes et les couverts, empilés sur les buffets, provenaient des grandes manufactures crétoises. Elle était bordée de niches qui formaient comme des chapelles accolées à un sanctuaire. C’étaient des espaces accueillants à plafond bas, à la lumière douce, tamisée. Chaque niche était garnie différemment ; dans l’une se trouvait un seul canapé, dans l’autre deux fauteuils, dressés l’un en face de l’autre, dans un troisième une dizaine de fauteuils et une table basse, et dans la toute dernière pièce se trouvait un fauteuil adossé à la paroi, faisant le tour de toute la pièce.
J’explorai chaque recoin de cette vaste salle, émerveillé par tout ce luxe et ce mobilier haut de gamme que je n’avais jamais vus, ni à Sophrosynè ni à Sparte, étonné de la qualité, de la diversité et de la fraîcheur des mets sur les buffets.
Ce n’est que lorsque je retournai vers le vestibule que je me rendis compte qu’il y avait là une quatrième porte, tout juste à côté de celle donnant sur l’escalier que je venais d’emprunter. Cette porte m’avait échappé pour la simple raison qu’elle avait été fermée lorsque j’entrai dans le vestibule ; maintenant elle était entrouverte.
Derrière cette porte se trouvait un couloir dallé, d’un blanc impeccable, donnant sur des toilettes et des douches ; un espace à gauche, à mi-chemin du couloir m’étonna : il y faisait sombre, mais à quelques centimètres du sol de petites rayures lumineuses horizontales couleur bordeaux et vert luisaient dans l’obscurité. C’étaient des bandeaux de lumière collés au bas de petites cabanes en bois. D’abord, je crus qu’il s’agissait de cabines de sauna. Lorsque je contournai une de ces cabanes, une porte s’ouvrit et une lumière s’alluma. Je découvris que ces petites cabanes étaient en fait des chambrettes coquettes. Chacune d’elles, bien qu’exiguë, était pourvue d’un double lit sans pieds, suspendu entre les parois, d’un lavabo à l’antique, d’un vestiaire et d’une abondante literie empilée au pied du lit. Dans l’espace entre les coussins posés sur le chevet du lit se trouvait une belle dentelle sybarite sur laquelle reposait un étui de toilette. En l’ouvrant, je vis qu’il avait deux compartiments, l’un contenant un nécessaire pour hommes, l’autre un nécessaire pour femmes.
« Vous cherchez ? »
Un homme, surgi de nul part, s’approcha de moi, la quarantaine, chauve, le crâne luisant.
« J’ai rencontré, hier, dans la brasserie, une femme qui… s’appelle Cynthia », balbutiai-je.
- Cynthia ? Cynthia comment ?
- Cynthia. C’est tout ce que je sais. Elle ne m’en a pas dit plus.
- Tiens donc, dit-il, Cynthia. La voilà qui s’appelle Cynthia. Pourquoi pas ? Notre chère Cynthia aurait donc… »
Il ne termina pas sa phrase, examina mes chaussures, mon pantalon, mon veston, comme si ma seule tenue vestimentaire suffirait pour lui prouver que je disais la vérité. Et, d’un ton plus amical, comme rassuré par l’examen qu’il venait de faire :
« Avez-vous déjà cherché partout ?
- Oui. Partout.
Je fis un mouvement de la tête, censé englober les pièces que j’avais vues.
- Et l’Erotérion ?, dit-il, en indiquant vaguement le couloir menant aux douches. Vous avez déjà essayé l’Erotérion ?
Je fis de mon mieux pour cacher ma surprise. Je n’avais jamais entendu ce mot, mais je soupçonnais déjà ce qu’il signifiait. Et, d’un air comme si cet Erotérion m’avait échappé parce que j’avais le malheur d’être toujours distrait, je dis :
- Oh oui, évidemment, l’Erotérion. Par là, n’est-ce pas ?
- Non, par là, Monsieur. Comme je viens de vous l’indiquer. Ici ce n’est que l’Hésychie. Et là, de l’autre côté du vestibule, l’Hespéride.
- Oh donc, ici ce n’est que l’Hésychie ? (Je m’amusai à ce petit jeu auquel, à l’école, j’ai toujours excellé : celui du pantin, qui fait semblant d’ignorer ce que chaque homme sensé sait.)
- Oui, l’Hésychie, dit-il, et l’air gai, en chantonnant : « Ce haut lieu du repos, de l’absence de tout tourment », il s’en alla.
C’est ainsi donc, en suivant la direction que m’avait indiquée cet homme chauve, que je me rendis à nouveau dans le couloir entre les douches et les chambrettes. J’eus beau le parcourir plusieurs fois, depuis le vestibule jusqu’au fond du couloir, cherchant une porte ou un accès quelconque, je ne trouvai rien qui ressemblât, de loin ou de près, à un « Érotérion ».
Est-ce que, sans le vouloir, en tapotant contre les parois, j’avais touché un senseur qui mit en marche un mécanisme caché ? Est-ce qu’une personne surveillait mes gestes et jugeait qu’il était temps de me délivrer de mes doutes ? Le fait est qu’après dix longues minutes, alors même que je me trouvais dans l’espace douches, lentement, sans bruit, la paroi au fond du couloir s’ouvrit ; elle se referma dès que je m’y fus engagé.
D’abord, voyant le grand espace vide en face de moi, je croyais être entré dans une autre salle de réception déserte, plongée dans la pénombre. J’étais sur le point de me retourner quand, à ma surprise, j’entendis un léger murmure. Je tournai la tête. Le murmure cessa.
À ma gauche, assis à des tables rangées devant des fenêtres hautes dont les rideaux étaient fermés, je vis une quinzaine d’hommes et de femmes, de tout âge. Ils se levèrent dès que je les eus aperçus et d’un pas lent vinrent s’aligner contre la paroi à ma droite.
Je ne la reconnus pas tout de suite. J’étais trop étonné de la découverte que je venais de faire. En effet, ce n’est qu’en voyant cette rangée d’hommes et de femmes qui me regardaient, silencieux, et qui simultanément se retournèrent, étendirent les bras et appuyèrent leurs mains contre la paroi afin que je puisse les voir et les taxer de dos, après quoi ils se tournèrent à nouveau vers moi et se mirent à pivoter lentement, comme des statues sur un piédestal tournant, tout en affichant un air las, indifférent, que je pris conscience de ce que signifiait, concrètement, le terme Érotérion.
Non, il était inimaginable que Cynthia se trouve ici. Et pourtant, elle s’y trouvait. Et si j’eus du mal à la reconnaître au premier coup d’œil, ce n’était pas seulement dû à la pénombre dans laquelle baignait l’Érotérion. Cynthia avait changé. La veille, je l’avais trouvée belle, d’une beauté qui m’intriguait. Maintenant, à vrai dire, au vu de l’allure, de la prestance des personnes autour d’elle, elle n’avait plus rien de particulier. Pourtant je la repérai ; sa beauté imparfaite, plutôt froide la rendait peu intéressante, comparée à celle des autres femmes, dont certaines étaient éblouissantes ; mais cette même beauté se trouvait rehaussée par un certain charme et une fraîcheur qui me surprirent et que je ne lui avais pas vus la veille. Même en affichant un air prétendument indifférent, à l’instar des personnes qui l’entouraient, elle semblait de loin plus ouverte, plus accueillante qu’elles.
« Cynthia, dis-je, en faisant timidement un pas vers elle. Cynthia, est-ce bien vous ? »
Elle ne réagit pas. Je sentis comme une attente sourde parmi les hommes et femmes à ses côtés.
Je fis un deuxième pas, et d’une voix plus forte, qui probablement, par le seul fait que j’avais élevé la voix, sonnait comme un ordre, je dis :
« Cynthia ! »
Les hommes s’en allèrent, en quittant leur place un à un, d’un pas lent, mesuré, en se dirigeant en droite ligne vers leur place devant les fenêtres, comme si leurs mouvements étaient régis par une chorégraphie secrète qu’ils exécutaient scrupuleusement.
Et ce n’est qu’après lui avoir touché le bras (elle ne réagit toujours pas), après avoir serré sa main dans la mienne, que Cynthia réagit, en redressant la tête et en serrant ma main à son tour. Lentement, elle releva les paupières et me regarda dans les yeux ; dès qu’elle l’eût fait, les femmes, qui semblaient avoir attendu ce signal, rejoignirent les hommes, en imitant leur pas lent et élégant, dans un silence complet.
Cynthia quitta la pièce. La paroi derrière nous se referma. Elle se dirigea vers le vestibule, et de là, vers le couloir d’hôtel. Tout cela, de ce même pas lent, mesuré que j’avais vu emprunter les hommes et femmes de l’Érotérion.
Je savais, tandis que je la suivais (elle me serrait la main et je ne fis aucun effort pour délivrer ma main de la sienne), que tout ceci n’était qu’un stratagème, imaginé par mon client pour obtenir de meilleures conditions de vente. Il espérait qu’en choisissant Cynthia parmi ces femmes, je me laisserais corrompre. C’était un piège, piège dangereux : si, un jour, mon père l’apprenait ? J’imaginais sa rage, et la honte que j’éprouverais si, par malheur, il venait à savoir ce que je faisais là, à Sparte. Au lieu d’y travailler, je me laissais aller à la débauche. Mais je ne m’en souciais guère, trop heureux d’enfin pouvoir contempler de plus près encore le visage ambigu de Cynthia, de pouvoir toucher le corps d’une femme qui m’en avait tant imposé, de bientôt me faire obéir par celle qui, hier encore, m’avait d’abord harcelé et attiré vers elle et ensuite n’avait même pas daigné me saluer lorsque j’étais reparti, comme si j’étais un quidam sans importance.
Elle poussa la dernière porte, tout au fond du couloir d’hôtel. Nous entrâmes dans une chambre d’hôtel. Au milieu de cette chambre se dressait un lit double. À ma gauche, une petite baie donnait accès à un vestiaire et une salle de bains avec toilette. Je savais, en entrant dans cette pièce, que je commettais une grave erreur, que je faisais ce que je ne voulais pas faire mais faisais pourtant parce quelque chose en moi (quoi, pourquoi ?) le désirait, ne pouvait s’empêcher de le faire, avait décidé de le faire depuis la veille déjà, parce que j’avais toujours rêvé de ça, oui de ça, d’exactement ça, avec une femme comme Cynthia, dans un lieu comme celui-ci – et donc, autant le faire, où est le mal ? - voilà le raisonnement confus et absurde que je me fis.
Et, tout naturellement (car je restais lucide, je ne cessai d’être lucide), je me fis la réflexion, en suivant Cynthia, qui me tira vers le lit sur lequel je m’allongeai, que l’autre porte que j’entrevoyais du coin de l’œil, de l’autre côté du lit, à l’opposé de la porte par où nous étions rentrés, donnait probablement sur un petit couloir secret avec une porte dérobée. Ce serait par là que je sortirais dans quelques heures, pour descendre vers la brasserie où m’attendait mon client.
En me voyant, il se dirait : « Je le tiens, ce vilain Céphalos; il a fauté ; marché conclu. »
Il me serrerait la main, en me félicitant d’avoir retrouvé Cynthia, en feignant de ne pas s’apercevoir que je rougissais, et commencerait à négocier, comme si de rien n’était. Je verrais son visage, rayonnant : il avait bien manœuvré. Il pourrait exiger les meilleurs prix, en menaçant de dévoiler mon erreur à mon père si j’osais refuser, en m’appâtant, si j’essayais de l’esquiver et de repousser ses devis, par d’autres visites à Cynthia.
« Quitte-la, va-t-en, me dis-je. Tu es un lâche, tu te rabaisses. Tu n’es qu’un petit vicieux vulgaire. Quelle lâcheté d’oser faire ça derrière le dos de ton père, lui qui ne pense qu’à ton éducation, ton futur. Pense à ton frère, ta mère, ta sœur. Toute ta famille sera couverte de honte, par ta faute. Pour sûr, un jour, on saura, on saura tout. Pars, lève-toi… », mais je n’en fis rien, car une autre pensée, apaisante, surgit : « Affaires, expérience, vice, et curiosité - voilà ce qu’elle est pour moi. Elle n’est que ça. Rien de plus. »
Cynthia ne disait rien. Même si elle restait muette, même s’il n’y avait plus aucune trace de son comportement insolent et envahissant de la veille, le fait est que c’était elle qui m’avait pris la main, qui maintenant me guidait, me prescrivait ce que je ferais, à tout prendre me dominait ; et que cela me plaisait.
Dans la chambre obscure, elle n’alluma que le lustre qui, après avoir éclairé la pièce d’une lumière vive et froide, bientôt s’éteignit. Un point d’éclairage, situé entre la petite salle de bains et notre chambre, s’alluma quelques secondes plus tard et diffusa une lueur faible à travers toute la pièce.
Tout en restant allongé sur le lit, sans me déshabiller, je laissai Cynthia s’occuper de moi. Voyant son regard lorsqu’ensuite elle s’assit à côté de moi et qui me parut déçu (mais c’était, qui sait, dû à mon imagination, à la honte de l’avoir traitée de la sorte, ou au peu de lumière dans cette chambre), je décidai de la faire jouir à son tour. Je l’entendis gémir, doucement, allongée sur le dos, les yeux grands ouverts. Peut-être n’avait-elle jamais joui de la sorte ? Je m’en félicitai, croyant que j’avais été bon amant.
Elle ne bougea pas, resta allongée sur le lit. Comme, dans son regard, en me penchant sur elle, je crus déceler cette sorte de chagrin qui m’avait intrigué la veille et maintenant me troublait, je l’invitai à se déshabiller. Je me déshabillai à mon tour. Et je fis l’amour avec elle avec toute la fougue et la tendresse que j’avais en moi, en évitant pourtant de me sentir concerné. Cette fois-ci je perdis toute notion de temps, aucune pensée ne m’agitait : l’image de la Cynthia que j’avais rencontrée la veille, ses paroles, son attitude, l’Erotérion – tout cela disparaissait. J’avais éliminé tout en elle qui m’intimidait. Elle n’avait plus aucun pouvoir sur moi. Elle était à moi, à moi seul. J’étais tout à ce que je ressentais : la satisfaction de pouvoir faire l’amour avec une femme que je désirais et que bientôt j’oublierais.
Sparte chapitre 4
"L’art est un jeu parce qu’il cesse d’être art dès qu’on cesse de nous rappeler qu’en fin de compte, tout n’est que faux-semblant."
Vladimir Nabokov
- Les deux frères
- Sparte. Note préliminaire
- Sparte chapitre 1
- Sparte chapitre 2
- Sparte chapitre 3
- Sparte chapitre 4
- Sparte chapitre 5
- Sparte chapitre 6
- Sparte chapitre 7
- Sparte chapitre 8
- Sparte chapitre 9
- Sparte chapitre 10
- Sparte chapitre 11
- Sparte chapitre 12
- Sparte chapitre 13
- Le duc de Dé
- Le grain de blé
- Le Maître Mystique
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