Je lui avais crié : ‘Venez !’, et il avait poussé la porte, hirsute et haletant. Le voilà qui enfin se trouvait assis en face de moi.
‘Lisez. Choisissez’, lui dis-je, en lui remettant la liste de ce que je possédais. ‘Que préférez-vous ?’
Il repoussa la liste vers le milieu de la table, en grommelant : ‘Il me faut de nouveaux avirons.’
‘Je vous fais don de mes avirons.’
‘Et un canot’, ajouta-t-il, ‘il me faut un nouveau canot.’
‘Je vous offre mon canot, mes pirogues, toute ma flotte, mes marins hâlés, mes pêcheurs musclés et ma garde de boucaniers. Ils vous protégeront. Vous leur direz: ramez, et ils rameront pour vous.’
‘J’y réfléchirai.’
‘Non, dites : je veux, Monsieur, dites-le-moi, je vous en prie, dites : je veux.’
‘Un seul canot me suffit.’
‘Non, Monsieur. Dites : je veux. Dites : je veux filer des étoiles, croquer du verre, des univers. Dites : je veux une île, elle émergera. Dites: il me faut un millier de lacs et j’en ferai creuser. Dites : j’y veux des poissons, ils y seront. Dites-moi ce que vous désirez. Décidez-vous donc ! Voulez-vous des terres ? Je les fournirai. Des maisons ? Dites : je veux un millier de canots, je les construirai. Demandez du blé, je le produirai. Un seul mot suffira pour que je quadrille la terre de canaux qui feront la jonction entre vos lacs. Que voulez-vous au juste ? Apprenez donc à dire : je veux. Crachez-le, hurlez-le, vomissez-le, le mot : ‘veux’…’
‘Pourquoi donc ?’
‘Parce que votre vœu sera ma loi. Dites : je veux, je veux. Dites : je veux tuer, vous tuerez. Dites : je veux la guerre et je la ferai. Dites : je veux des bonbons, bonbons vous aurez. Dites : j’ai horreur de mes regrets, et je rachète vos ennuis, j’aplanis vos doutes, j’évacue vos scrupules. Dites : j’exècre les longs cheveux, et tous auront le crâne rasé. Dites : je leur enfoncerai la tête à vos sacrés boucaniers, et mes boucaniers vous l’offriront, leur tête, et vous leur écraserez la cervelle avec la pelle de mon aviron. Ils se noieront avec grâce, s’époumonant jusqu’au dernier soupir pour vous remercier. Ramez, ramez, Monsieur ! Désirez, voulez, ordonnez ! Ramez, bramez, brassez ! Construisez, altérez, détruisez ! Dites : je veux la paix, l’horreur, la débauche, la gloire, l’éternité, vous l’aurez. Dites : je déteste les enfants, ils mourront, dites : je hais les chiens, ils crèveront, dites ...’
‘Je veux canoter’, dit-il d’un air doux mais décidé, ‘ramer et canoter, rien que ça. Vous savez, ramer, canoter, voilà ce qui m’enchante.’
‘Parfait, Monsieur. J’y veillerai.’ Et d’un air détaché, en faisant un geste qui englobait la terre, je lui dis : ‘Je vous cède tous mes lacs. Vous y canoterez en toute liberté. Mais puis-je vous demander d’éviter un seul lac, celui où nous canotons, ma femme et moi ?’ Je pris un ton sec et sévère : ‘Cessez donc de nous épier, ma femme et moi, de nous fixer comme un fauve affamé.’
‘Moi, j’adore canoter’, fit-il.
‘C’est bien là le problème, cher Monsieur. J’aurais préféré que vous canotiez loin de nous. Votre présence m’irrite. Le bruit de vos avirons m’afflige. Vous répandez une odeur qui me gêne. Vous remuez l’air et l’eau avec l’insolence d’un enfant gâté. Pourquoi donc canotez-vous toujours tout près de nous ? Notre canot aborde le rivage, et comme par miracle votre canot déjà se trouve amarré à côté du nôtre. Nous glissons sur l’eau, et, debout dans votre canot, goguenard, vous chassez les insectes, détruisez les fleurs se reposant sur l’eau et vous nous saluez, ma femme et moi. Qui vous donne le droit de nous côtoyer ? De nous regarder, de nous toiser ? Je ne vous connais pas, Monsieur. Je ne désire pas vous saluer. Jamais je ne vous serrerai la main.’
‘Je ne fais que canoter’, reprit-il.
‘Ècoutez, Monsieur. Je suis attaché à mes plaisirs privés. Je désire savourer la beauté d’un lac à l’eau lisse, ramer dans un bol d’air que nous seuls, ma femme et moi, avons le droit de respirer. Je veux laisser la paume de ma main frôler l’eau fraîche et calme, la voir s’immerger dans l’eau comme une canne cassée passant à travers une vitre molle et bombée déposée délicatement dans l’encadrement d’un pré. Je veux voir ma femme, assise en face de moi et qui me regarde comme si le ciel et l’univers dans mon dos n’existaient pas. Je désire vivre l’aube et l’aurore, m’agiter comme les orages, écouter le babillement de la pluie tapotant sur la paroi de notre canot. Je veux voir les libellules pianoter sur l’eau. Je veux oublier qui je suis, où je suis, pourquoi je...’
‘Vous ramez, vous seul ramez’, dit-il, d’un air de reproche, ‘je l’ai remarqué. Jamais votre femme.’
‘Oui, c’est bien moi qui rame. Ma femme l’exige, m’y oblige, je lui obéis. Elle le veut, je le fais. Elle désire sortir, je sors. Elle s’assied, je lui sers un verre d’eau. Elle se relève, je m’agenouille à ses pieds. Elle dort, je m’allonge sur son corps. Elle veut se détendre sur l’eau, nous y allons. ‘Rame’, dit-elle, et sans hésiter je me courbe pour ramer pour elle. ‘Plus fort’, dit-elle. Je me tords le cou, je maltraite mes bras, je brise mon dos pour elle. Si elle ne me le demandait pas, Monsieur, je ne ramerais pas. Mais ce qu’elle veut, je l’exécute. Dès qu’elle éternue, je m’affole. Peu importe ce qu’elle désire, je le lui offre. C’est vous qui, en nous poursuivant, entachez notre petit bonheur tranquille. N’y touchez plus, je vous en prie, n’empiétez pas sur notre petit bonheur quotidien, cessez de nous persécuter.’
Une lueur maligne illumina ses yeux.
‘Que m’offrez-vous en contrepartie ?’, demanda-t-il.
‘Ma flotte, Monsieur. Mes lacs. Mes domestiques. Tous les biens que vous avez trouvés sur la liste que je vous ai remise.’
‘Cela ne me tente pas.’
‘Je créerai des mers, des océans pour vous, de nouvelles planètes parsemées de cratères regorgeant d’eau et de bateaux.’
‘Vous ne comprenez toujours pas.’
Il sortit un stylo de sa poche, pinça les lèvres, des rides se dessinèrent sur son front et il esquissa, au verso de la liste de tous mes biens, un mamelon immense, pourvu de deux comédons, un à gauche et un à droite. Aux quatre coins de la feuille il dessina des limaces luisantes. Il continua à dessiner, en se protégeant de mes regards, et lorsqu’il me montra son dessin, je m’aperçus que le mamelon, surmonté d’un tétin violacé, suintant et crevassé, reposait sur deux jambes grêles, pareilles à des tiges d’arbre et dont les extrémités, garnies de feuilles de pommier, prenaient appui sur une grosse langue tuméfiée.
‘Vous l’aurez bien compris. La seule chose à laquelle je m’intéresse’, dit-t-il en se grattant lentement la pommette, ‘c’est votre femme. Je la veux. Je veux votre femme. Sa volonté sera la mienne. Je ramerai pour elle. Ramer ainsi, Monsieur, c’est enguirlander la terre, la recouvrir d’un tapis de joie. Je veux votre femme. La posséder, c’est amasser toutes vos richesses. Je veux peigner ses sourcils, brouter le duvet de ses joues, découvrir les pays cachés sous ses paupières. Je veux votre femme. Je veux lécher son nombril, me coucher contre ses épaules. Je veux manger ses pensées, la porter sur mon dos, la téter comme un bébé. Je veux qu’il n’y ait que moi qu’elle veuille voir ramer pour elle. Je veux scruter ses moindres gestes, savourer sa voix lorsqu’elle m’ordonne de la chérir, sentir ma peau frémir lorsqu’elle me parle ou me regarde. Sans elle, Monsieur, je ne saurais où me cacher sur terre, honteux d’exister. C’est elle qui me donne la force de me montrer, de venir négocier avec vous. Je ramerai pour elle, mes pieds touchant les siens, sachant que je n’existe que pour rêver d’elle. Mon regard posé sur elle m’embellira car elle est ma seule nourriture : ce sera à travers son regard que je me nourrirai.’
Après qu’il eut prononcé ces dernières phrases avec un sourire radieux, je partis d’un rire généreux et exultant qui remplit toute la pièce. Je n’arrivai plus à fermer mes mâchoires, secoué par un rire magnifique et divin qui n’en finissait pas, un rire qui transforma mon larynx en un corps long, dur et rigide, pareil au bâton qu’on emploie pour châtier les enfants, et quand, enfin, ayant besoin d’oxygène, je cessai de rire, refermai la bouche et aspirai l’air par mes narines grandes ouvertes, il me dit, d’un air indigné:
‘Vous jubilez ? Vous n’êtes donc pas possessif, froissé, jaloux ?’
‘Bien au contraire, brave homme’, dis-je, ‘attendez un instant’, et j’ouvris la porte de mon bureau derrière laquelle j’avais posté ma femme et lui présentai son jeune soupirant.
‘Femme, entre, voici l’importun’, lui dis-je, ‘qui nous poursuit depuis des années. Voici l’homme qui rame chaque jour à côté de nous et nous salue comme s’il était notre ami. Il croit t’aimer. Tu t’en es amourachée. Aime-le.’
‘Je le ferai’, répondit-elle, en inclinant la tête.
Et je lui dis, à l’homme, d’une voix grave, en lui demandant de se lever et en lui désignant ma femme: ‘Approchez-vous, Monsieur, venez, touchez ma femme.’ Et comme il ne bougea pas : ‘Embrassez-la’, lui dis-je, ‘je vous l’ordonne. Je vous offre ma femme. Vous la vouliez, vous la posséderez.’ Et, en m’adressant à ma femme: ‘Et vous, femme, voici votre homme. Vous rêviez de lui, il rêvera de vous à chaque coup de rame. Il vous voulait, il vous obéira. Et vous, Monsieur’, fis-je, ‘adorez-la, choyez-la, malmenez-la, maltraitez-la. Ne vous en privez pas ! Et maintenant, assez ! Sortez, prenez-lui la main et allez coucher avec elle.’
Et je les envoyai canoter sur mon lac privé.
J’attendis quelques instants, après quoi, tout en sifflotant et sautillant de joie je sortis de mon château et je parcourus mon domaine, ma ferme, mes parcs. Jamais un homme ne fut plus heureux que moi. D’un pas léger je traversai mon zoo et la réserve où j’élevais mes boucaniers, mes zèbres, mes lions, mes gorilles, mes insectes et quelques papillons et enfin, après une marche de près de trois jours et trois nuits, je me retrouvai près de mon lac privé. Il était beau. Il était vautré dans le creux de la terre comme un œuf inconscient de son existence.
Je m’allongeai sur le ventre dans l’herbe humide peu avant le crépuscule tandis que j’écoutais le clapotis sur les rives et que je les épiais, ma femme et son soupirant, canotant au milieu du lac. L’air était doux. De petites brises suaves, chargées de jasmin, parcouraient le lac ; au loin, sur la rive opposée, se dessinaient des zones d’ombre, formées par des buées d’air qui frémissaient et peu à peu se condensaient en une brume laiteuse s’amassant devant une rangée de saules.
L’homme ramait. Il la regardait, en pouffant à chaque coup de rame. Il souffrait. Il l’adorait. Il jouissait. Et ma femme le regardait, battait le rythme avec ses doigts et l’aimait. Leur canot ne formait plus qu’un long bras noir sur la surface de l’eau. Un bras noir au-dessus duquel deux corps s’entortillèrent. Mais bientôt on aurait dit qu’un seul corps, assis au milieu du canot, se remuait, s’attardait, s’avançait. Et ce corps s’amincit, s’aplatit et devint un tronc d’arbre plat glissant sur l’eau et dont la noirceur s’écoulait dans l’eau calme, verdâtre. Ils passeraient leur vie sur l’eau. Et moi, serein et résigné, je respirais comme la terre, d’une respiration lente et sûre, en pleine possession de ce qui m’appartenait.