Je l’attends depuis douze ans. Il a travaillé à Dubaï. C’est dur, à Dubaï. On vous fait travailler sept jours sur sept là-bas. On vous traite comme des esclaves. Il dormait, il travaillait, c’est tout ce qu’il faisait.
D’abord il voulait venir début janvier, directement depuis Dubaï, mais il a changé d’avis. Il viendra début juillet. Avant Dubaï, il travaillait à Abu Dhabi. Là, c’était dur aussi. On le faisait travailler comme s’il n’existait pas. On ne le regardait même pas, on ne lui parlait pas. Il m’a dit: ‘Tout compte fait, Abu Dhabi, tu sais, c’était moins dur que Dubaï.’ A Dubaï, quand on a de l’argent, on trouve tout ce qu’on veut. Tout, même des femmes. Mais pour gagner cet argent il faut faire tout ce qu’on vous demande, sans broncher.

C’est moi qui lui avais dit: ‘Vas-y, aux Emirats. Tu y gagneras plus que tu ne gagnes aux Philippines.’
Ce n’est pas un pays, les Philippines, c’est un taudis. Il y a de la drogue, aux Philippines. Aux Philippines, quand on est jeune, on se laisse facilement persuader de prendre de la drogue. C’est dur, la vie aux Philippines, même la nuit, quand tous devraient dormir aux Philippines.
Saviez-vous, Monsieur, qu’il y a un pont ici, qui porte le même nom que moi? Je ne le savais pas. Je viens d’entendre ce nom, dans la rue, aujourd’hui. C’est fou, ce pont a le même nom que moi.
Ici, tout est cher, c’est inouï. Je travaille, et je rentre. Je ne m’arrête nulle part. Sauf pour faire des achats. Je sors de chez moi, je travaille et je rentre chez moi. Je regarde où je marche, je fais attention aux gens qui passent, mais l’air de rien, sans les fixer, ça pourrait leur donner des idées.
Les Champs-Elysées, les grands magasins, la tour Eiffel, Montmartre, Disneyland, toutes ces choses, je ne les ai jamais vues. Pourtant, je suis ici depuis dix ans. Mais Disneyland – ça, je vous l’assure: c’est la première chose que j’irai voir avec mes enfants et mon mari dès qu’ils seront ici. Je le leur ai promis: ‘Ecoutez, à Disneyland vous boirez, vous mangerez tout ce que vous voudrez. Vous pouvez même acheter une glace, une crêpe et la jeter par terre sans l’avoir finie.’ Ce sera la fête à Disneyland.
Il faut des papiers pour être ici. Sans papiers, on risque de se faire arrêter et qu’on vous dise: ‘Vous n’avez pas les papiers. Vous ne pouvez pas marcher dans la rue comme ça.’
Il y a de beaux pays, pas si loin d’ici. Le pays le plus proche est à une heure et demie en train, m’a-t-on dit, mais je n’y vais pas. Car si on m’arrête dans le train, on dira: ‘Vous n’avez pas les papiers.’ C’est pourquoi je n’y vais pas.
Maintenant j’ai les papiers. Mais c’est devenu une habitude de faire comme si je n’en avais pas. Et je crois même que c’est plus prudent comme ça.
J’ai les papiers. J’en ai même pour lui, et c’est pourquoi je lui ai dit, à mon mari, au mois de juin, l’année passée: ‘Tout est réglé, tu peux venir. Tu ne dois pas rester à Dubaï. Viens, tu dois venir t’installer ici.’ Il a dit: ‘Je prends l’avion lundi – je viendrai de Dubaï sur Paris.’ Mais cet avion, il ne l’a jamais pris. En octobre il avait acheté son billet d’avion, c’est ce qu’il ma dit. Je l’ai attendu. Mais il n’est pas venu. Puis il a dit qu’il viendrait au mois de janvier. Mais comme je lui avais dit qu’il faisait froid ici, en janvier, il a répondu qu’il avait déjà eu assez froid comme ça. Et c’est pourquoi il passe d’abord chez ma mère, aux Philippines.
Je ne comprends pas. Pourquoi aller aux Philippines? Ca ne vaut pas la peine d’aller aux Philippines. D’ailleurs, une fois qu’il sera ici, les Philippines, il ne les reverra plus.

Je ne regarde jamais la télévision. Je travaille, je rentre, j’allume mon ordinateur, et je me mets sur skype. Alors, toujours, ma mère pleure, et elle dit: ‘Pourquoi tu es là, à Paris? Tu devrais être ici.’ C’est la première chose qu’elle dit, chaque jour, quand elle me voit. Ensuite elle se met à pleurer.
Je laisse le skype allumé, et avec le webcam je vois comment ils mangent, aux Philippines, ma mère, mes deux soeurs et mes trois fils. On s’est arrangé pour qu’ils puissent me regarder quand je mange, comme je les vois manger, eux. Ainsi, on mange toujours ensemble.
Aux Philippines, ils ont toujours six heures d’avance sur moi. Quand je prends mon déjeuner, eux ils en sont déjà à leur dîner. Moi je prends mon petit-déjeuner, et je les vois qui déjeunent. Ce n’est que quand j’en suis à mon dîner que je ne les vois pas qui mangent. Alors je les vois qui dorment. Ils dorment, et je les regarde tous dormir. Ils sont allongés, dans une seule chambre, la chambre où on dormait tous ensemble quand j’étais encore là. Toute ma famille dort, je vois toute ma famille qui dort, dans la pièce où je dormais aussi. Et quand je vais dormir, je laisse mon webcam allumé, comme ça eux ils peuvent me voir dormir quand moi aussi je me mets au lit. Cela fait qu’on reste en famille, même si je suis à Paris.
Parfois l’aîné me dit: ‘Tu contrôles tout, maman, tu exagères.’ Mais je suis sa mère, et je lui dis: ‘Ce n’est pas parce que je suis loin de toi, que je t’abandonne. Je ne suis pas comme ça.’
Je mets mon réveil et je me lève la nuit, à deux heures du matin, pour lui dire qu’il doit se réveiller et s’habiller, manger, avant d’aller à l’école. Je fais ça avec l’aîné, puis je fais la même chose pour le second, puis pour le plus petit. Vers trois, quatre heures, je me rendors. Tout ça, je le fais avec skype. Grâce à skype, je reste leur mère, même si je ne suis pas aux Philippines.
Je rentre toujours à midi. Parce que parfois ma mère me dit, quand il est six heures du soir aux Philippines: ‘L’aîné n’est pas encore rentré.’ Alors, c’est moi qui lui téléphone, à l’aîné, et qui lui dis: ‘Va, rentre chez ta grand-mère, il se fait tard, où es-tu? Elle est inquiète, ta grand-mère.’ Il dit: ‘Oui, je rentre’. Mais il ne rentre pas. Alors ma grand-mère et moi, on regarde ensemble la porte d’entrée. Et quand il n’est toujours pas là, je lui téléphone à nouveau et je lui dis: ‘Rentre, ta grand-mère est nerveuse. Tu veux qu’elle tombe malade à cause de toi?’
Parfois je me fais des soucis concernant l’aîné. C’est souvent qu’il arrive trop tard, et puis, ça me coûte cher aussi, car je dois utiliser mon portable. Ca revient à quinze euros par mois. C’est qu’il ne se laisse plus si facilement guider, l’aîné. Il faut vraiment arriver à le persuader. Mais mieux vaut ça qu’il traîne dans la rue, ou qu’il commence avec des drogues.
Vous pensez qu’il a une petite amie? Il est trop jeune pour ça.
Ma mère, parfois, quand elle pleure, me dit que mes fils m’en veulent que je sois partie. Mais c’est elle qui m’en veut. J’ai trois fils, l’aîné à dix-huit ans, le second seize ans, et le dernier treize ans.

Un jour, j’ai pris tout ce que j’avais et je suis partie. Je ne supportais plus. Il n’y a rien aux Philippines. On est pauvre aux Philippines. Il n’y a rien qui bouge et rien qui presse aux Philippines. Tous les jours se ressemblent aux Philippines. C’est vrai ce que dit mon fils: que je contrôle tout. Je ne sais pas pourquoi. Mon père faisait ça aussi. Il n’a jamais aimé les Philippines.
Je suis partie, et je suis allée en Israël. J’ai même appris la langue, l’alphabet des Hébreux. A, c’est alef, puis il y a bet, puis encore quelque chose, puis dalet. Je savais parler l’hébreu. J’ai été là-bas deux ans, et je savais déjà parler. Je suis ici, depuis dix ans et je sais dire ce que je vous dis, c’est tout. Parce j’écoute bien quand j’entends des choses dans la rue. Et pourtant je connais peu. C’est que je parle beaucoup avec ma famille, et sinon je parle l’anglais. C’est comme ça, aux Philippines, on parle le pilipino ou l’anglais, ou les deux en même temps.
De toute façon, les chiffres, c’est la même chose ici qu’aux Philippines. Et les prix, ils sont en hausse partout.
Souvent je leur dis, à mes sœurs: ‘Pourquoi vous ne venez pas? Je connais tout ici, ça vous plairait.’ Mais ma mère dit qu’elles ne veulent pas.
Parfois, quand elle est à la cuisine, mes sœurs me disent: ‘Alma, écoute, écoute! On vient, on viendra!’ Cette nuit-là je m’endors comme si elles étaient allongées à côté de moi. C’est magnifique. Je m’imagine comment on se réveille, comment on prend notre petit-déjeuner ensemble; je leur souris; et elles sourient aussi. On cuisine ensemble, on se promène sur les grands boulevards. Elles avouent qu’elles auraient dû venir plus tôt. Mais je leur dis: ‘Je suis trop heureuse pour vous en vouloir.’ Le lendemain je leur demande: ‘Alors, vous avez déjà fait vos bagages?’ Mais c’est ma mère qui pousse son front contre l’écran. Je vois ses yeux. Ils pleurent. Et elle dit que c’est exclu, qu’elles ne viendront pas. Que c’est ma faute qu’on n’a pas réussi à les marier, et qu’il ne faut pas essayer de débaucher mes sœurs aussi.

Mon mari dit que c’est moi qui l’ai obligé à quitter son pays. D’abord il était fou furieux; il m’a cherchée partout. Il n’osait pas le dire aux enfants, que j’étais partie, comme ça, sans rien dire. C’est ce qu’il m’a dit.
J’avais dit ce soir-là que le lendemain matin je me lèverais tôt; je devais faire des courses dans une ville très éloignée. Mais la nuit, j’ai pris tout ce que j’avais. J’ai tout mis dans un sac. J’ai encore hésité: est-ce que je ne devais pas embrasser mes fils? Il faut dire adieu quand on s’en va. Mais il valait mieux qu’on ne s’aperçoive de rien. Je suis partie. Je ne suis pas allée faire des courses et je ne suis jamais revenue. Je ne leur avais rien dit. Qu’est-ce que je faisais aux Philippines? Je ne le savais pas. Les Philippines, ça ne me disait plus rien. Il n’y avait plus rien pour moi aux Philippines.

J’ai dit à mon mari: viens en Israël, tu travailleras avec moi. Mais il est allé aux Emirats. Il ne m’avait pas dit qu’il irait aux Emirats. Il a fait la même chose que moi.
Pendant l’année, quand il y a des soldes, j’achète des choses pour eux. Des chaussures, des t-shirts, des stylos. À un euro, ou deux euros. Quand je vois des choses dans la rue, des chaussettes, une casquette, je me dis: mon jeune fils aimera. Alors, j’achète. Je ne peux pas m’en empêcher. Je mets tout ça dans une boîte. Une boîte que je remplis au fur et à mesure que l ‘année passe, depuis le Nouvel An. Cette boîte, ils ne la voient pas. C’est la seule chose qu’ils ne voient pas, sur leur écran aux Philippines. Car cette boîte, je la garde dans un placard à droite de la porte d’entrée, et je n’allume évidemment jamais mon ordinateur quand j’emballe mes cadeaux. Sinon, ma mère entendrait le bruit et me demanderait: ‘Qu’est-ce que tu fais là? Tu me caches à nouveau quelque chose?’
C’est cette boîte, remplie à craquer – et j’y ajoute encore ce que j’achète à Noël – que je leur envoie depuis la poste à côté de la Western Union. Là où je vais chaque mois pour leur envoyer de l’argent.
On est pauvre aux Philippines. Il y a surtout des pauvres aux Philippines. Parfois je mange, et je me dis: je peux acheter tout ce que je veux ici, des raisins par exemple. Eux, ils en sont privés. Ca me fait mal au cœur. Alors, parfois, je les achète, ces raisins, dans un petit magasin de fruits sur le chemin entre mon travail et là où j’habite, et je les mange dans la rue. Comme ça ils ne voient pas que je mange ce que j’ai envie de manger. Mais alors, je me sens coupable. Ce n’est pas leur faute s’ils n’ont pas à manger. C’est pourquoi je leur envoie de l’argent. C’est logique: j’ai plus qu’eux, et donc je suis bien obligée de les aider. Dès qu’il y a quelqu’un qui a faim, il faut l’aider. On est tous comme ça aux Philippines: on s’entraide. On n’abandonne pas sa famille aux Philippines.

Je travaille. J’envoie mes fils à l’école, je pleure parce que ma mère pleure. Parfois je crie. Mais je n’éteins jamais l’image du webcam. Même si ma mère pousse sa tête contre l’écran jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’image de ses yeux qui pleurent. Même quand je sais qu’elle doit faire un effort pour sangloter quand j’ouvre l’ordinateur (il est impossible que chaque jour elle ait tant à pleurer), que donc elle le fait exprès, qu’elle exagère, et que j’ai envie de fermer l’ordinateur, et de ne plus jamais le rouvrir – même alors, je ne le fais pas. Ca ne se fait pas; il faut laisser pleurer les gens qui veulent pleurer. Il faut respecter ses parents. Il faut les respecter dans leur dignité, et dans leur misère.

Vous êtes la première personne avec qui je parle dans l’appartement.
J’ai une amie qui m’a aidée à trouver du travail. Ce n’est pas une amie, c’est quelqu’un pour qui je travaillais. Un jour elle a dit: ‘Alma, je n’ai plus de travail pour toi, mais je vais t’en trouver, t’inquiète pas.’ Elle a dit: ‘Pas de souci, Alma, du travail, il y en a toujours assez.’ Et elle m’a mise sur l’internet. Alors, il y a d’autres qui ont dit: on la veut, Alma. Ils m’ont écrit: est-ce que vous voulez travailler pour moi? Puis ils téléphonent: Alma, voulez-vous travailler pour moi? J’ai dit oui. Elle a fait quelque chose de très beau sur internet, cette amie. Tout le monde veut que je travaille pour eux. Grâce à ce qu’elle a fait sur internet. Bien qu’elle ne soit pas vraiment mon amie, mais ce qu’elle a fait, c’est très réussi, et c’est presque par amitié pour moi.

Un jour, il y a quelqu’un du Canada qui m’a envoyé une clef de son appartement. Comme ça, par la poste. Une clé du Canada, pour Alma qu’il ne connaissait pas. C’était un appartement du VIIème. C’est pourquoi il m’envoyait la clef.
Il ne vient jamais ici. Il me dit: il y a un couple, Alma, j’aimerais que tu ailles nettoyer. Ou: ces gens-là viennent de partir. Tu pourrais aller nettoyer? Je peux uniquement nettoyer quand ils ne sont pas là. J’ai une clef. Et eux, ils ont une autre clef, qu’il leur envoie aussi et qu’ils doivent lui renvoyer, je crois. Ce sont toujours des couples. Je rentre quand ils n’y sont pas. Parfois, quand ils sont encore là et que je rentre, je dis au monsieur ou à la dame du couple: je vous avertis, monsieur, madame, l’aspirateur va faire beaucoup de bruit; il y aura beaucoup de poussière; il vaut peut-être mieux que vous partiez. Gentiment, fermement. Je leur dis ça très poliment. Et ils s’en vont. Et je fais le ménage, seule. Sans leur parler. C’est mieux comme ça, dit le monsieur du Canada.
Tout ce que j’achète, les produits pour nettoyer, je les mets sur une liste que je lui envoie par internet, je fais le total et il me paie. Même, un jour, l’aspirateur était cassé. Le monsieur du Canada me l’a payé.
Un jour j’ai dit: quand est-ce que vous passez ici? Il a dit: ‘Ecoute, Alma, n’insiste pas. Ce n’est pas nécessaire, j’ai confiance en toi.’ J’ai dit que je voulais le voir tout de même, que je travaille déjà depuis dix ans pour lui. Mais il a dit que ça n’allait pas. C’est pourquoi ce monsieur du Canada, je ne le vois pas.
Il m’envoie l’argent par la Western Union. Les autres chez qui je vais nettoyer aussi. Ceux-là, ils disent tous: ‘Elle est bien, Alma, on la veut, Alma.’ Ils m’écrivent, des Etats-Unis, de la Suisse, du Sud de la France, je dis: ‘Oui, mais je ne connais pas votre appartement, je ne connais pas Paris.’ Alors, ils me rassurent: ‘Alma, ne t’en fais pas, tu trouveras’ – ils ne me contrôlent même pas. Je ne les vois pas mais ils ont confiance en moi. C’est pourquoi je fais exactement ce qu’ils me demandent.
Je leur demande une seule chose: c’est qu’ils me versent ce qu’ils me doivent le cinq du mois. Comme ça, quand je passe à la Western Union, je reçois de l’argent, et je l’envoie, en une seule fois. Il y a ce que je gagne, et il y a ce que j’envoie aux Philippines. Le reste, c’est pour ici, pour manger, pour le loyer. Et ça sert à acheter ce que je mettrai dans la boîte que je leur enverrai.

C’est la première fois que je parle avec quelqu’un dans l’appartement. Apparemment, quand je vous ai dit: ‘Cela fera du bruit, l’aspirateur’, ça ne vous a pas fait peur. Vous avez de la famille? Est-ce qu’il y a des montagnes chez vous, des grandes villes comme ici? Vous n’avez plus de parents? C’est dur de vivre sans parents. Ici, c’est cher, tout est cher.
Parfois je pleure. Mais c’est parce que ma mère pleure, parce qu’elle pleure chaque jour dès que j’ouvre l’ordinateur. Parfois, j’ai d’ailleurs envie de pleurer dès qu’elle commence à pleurer et de pleurer si fort qu’elle n’ose plus pleurer. Elle a du chagrin. Mais moi j’en ai aussi. Parfois même tout à coup, dans la rue, je sens que mes yeux deviennent humides, et je ne sais même pas pourquoi. Le chagrin, c’est quelque chose qui se cache dans votre corps, et qui vous tombe dessus quand vous ne vous y attendez pas.
Elle voudrait que je retourne aux Philippines. ‘Tu n’as rien dit’, dit-elle, ‘tu ne m’as pas avertie que tu partirais.’ Moi, je lui dis: ‘Cesse de m’en vouloir pour ça. Il y a d’autres choses plus importantes.’ ‘Regarde tes enfants’, dit-elle, ‘tu crois qu’ils sont heureux?’ Ce me rend folle, ce qu’elle dit, je lui réponds: ‘Je fais tout ça pour eux.’ ‘Pour eux, pour eux?’, et elle se met à sangloter. Je dis que j’attends mes enfants, mon mari, que c’est pour ça que je suis ici, qu’elle peut venir aussi. Mais elle pleure. Elle ne fait que pleurer. On dirait qu’elle aime ça. Qu’elle est faite pour ça. Elle dit que son mari, s’il vivait encore, ne m’aurait jamais laissé partir. Qu’il serait venu me chercher. Qu’il m’aurait battue, qu’il m’aurait montré qu’on ne fait pas ce genre de choses-là. Mais mon père, il était déjà mort quand je suis partie. Il n’y avait plus rien aux Philippines. Il n’y a jamais rien eu aux Philippines, ni pour lui, ni pour moi.
Mon père est tombé, un soir, en revenant de son travail. On ne sait pas pourquoi. Il ne savait plus se relever. C’était dur. Il voulait dire un mot, il en disait un autre. Ils étaient dans sa bouche, quelque part dans sa bouche, ses mots, mais ils n’en sortaient pas. Un jour, quand nous étions seuls, lui et moi, il m’a tirée vers lui et il m’a chuchoté: ‘Vas-y. Pars. Rentre. Lutte. Bats-toi.’

Après ça, il ne bougeait plus. Il restait assis, au milieu de la pièce où nous dormions, jour et nuit. Il ne parlait plus. Il est mort assis. Ma mère pleurait. Mais elle ne voulait pas de médecin. Ce serait trop cher, et puis, on n’avait pas l’argent pour ça. Elle l’a laissé mourir, ma mère, et j’ai toujours pensé à ses mots: ‘Vas-y. Pars.’ Partir. C’est ce qu’il voulait que je fasse. C’est un pays de morts, les Philippines. On y meurt, et on ne le sait même pas. Il me fallait partir, pour Paris, sinon je mourais là-bas.
Il s’appelait Artemio. C’est lui qui a dit, à ma mère: je veux que ma première fille s’appelle Alma. Le monsieur du Canada m’a dit: c’est un nom spécial. Ca veut dire soul, a-t-il dit, vous savez: ce qu’il y a dans votre cœur. Ce qui est plus que votre corps. Quelque chose qui reste quand vous n’êtes plus là, quelque chose de plus grand que vous.
J’ai un destin spécial. Mon nom le dit. Il est plus grand que moi. Mes sœurs aussi, elles ont aussi un destin qui est le leur. Elles s’appellent Artemia et Parthena. Elles ne veulent pas qu’on les appelle comme ça, mais moi, même si j’emploie les prénoms qu’elles préfèrent, dans mon coeur, intérieurement, je les appelle toujours de leurs vrais noms. Mon père les voulait, ces noms, et il savait pourquoi.

Je dois faire attention où je vais. Avant, je ne prenais pas le métro. J’avais toujours peur que, lors d’un contrôle, on me demande: ‘Qui êtes-vous, que faites-vous ici?’ Qu’on me renvoie. Maintenant j’ai mes papiers, mais ça ne change rien à ma façon d’aller à mon travail. Je fais quasiment tout à pied. Ce n’est que rarement, quand j’ai beaucoup de choses à porter, une planche à repasser par exemple, que je prends le bus. Et encore, j’essaie d’éviter.
Vous partez demain? Vous êtes la première personne qui ne soit  pas partie lorsque j’ai dit, gentiment, poliment: je vais faire beaucoup de bruit, cela va vous importuner – veuillez partir s’il vous plaît. Vous êtes la seule personne à m’écouter.
Comment est-ce possible de vivre sans famille? Vous n’avez pas de parents, cela, vous l’aviez déjà dit. Et pas de femme, ni d’enfants? Ca doit être triste. Moi, je ne supporterais pas. Je préférerais mourir plutôt que de devoir vivre sans famille.
Quand vous serez parti, quand vous serez dans votre pays, je lui enverrai les papiers, à mon mari. Il se dirigera vers l’écran, le soir, il me félicitera. Il se dira: ‘Enfin, je les ai, ces papiers. Je comprends pourquoi elle voulait partir, Alma. Aller là, à Paris, en Europe, c’est fabuleux.’ Il se dira: ça doit être magnifique, Paris. Et à ma mère il dira: ‘C’est bien que je sois venu ici, cela m’a fait beaucoup de bien. C’était dur, Dubaï. Mais maintenant il faut que je reparte.’ Parce que, depuis qu’il est revenu aux Philippines, il vit chez ma mère.
Il remerciera ma mère, et cela est très normal. On dit toujours merci aux Philippines. Parce que tout ce qu’on reçoit, on le reçoit alors qu’on ne le mérite pas. On reçoit plein de choses, mais on ne le sait pas. C’est comme un nom. Un nom, c’est plus qu’un nom. C’est le destin. C’est ce qui vous remplit de quelque chose qu’avant vous n’aviez pas. On le reçoit. Un nom grandit celui qui le possède. C’est un cadeau qu’on reçoit. On fait ce qu’on doit faire, parce qu’on reçoit. Tout ce qu’on fait, monsieur, dans notre vie, ce n’est que le destin, et rien de plus.
Vous reviendrez. Le Monsieur du Canada me le dira, et je viendrai netttoyer chez vous.

Dans quelques jours, mon mari partira. Mais d’abord il remerciera ma mère. Puis il dira à mes fils: ‘Ecoutez, je pars, mais je reviendrai. On vous sortira d’ici.’ Il regardera ma mère, assise sur le sol, le regard fixé sur l’écran de l’ordinateur et lui dira: ‘Toi aussi, maman, toi aussi, on viendra te chercher.’ Parce qu’il n’a jamais eu de mère et que ma mère, il la considère un peu comme sa mère à lui depuis qu’on s’est connus.
Puis, un jour, je ne le verrai plus. Il sera parti. Il n’ira pas à Dubaï, il n’ira pas aux Emirats. Il y pensera, mais il n’ira pas. Il viendra sur Paris et m’apportera une fleur, un chapeau, un cadeau qu’il a caché pendant des années pour pouvoir me le donner.
Il franchira le pas de la porte, et rentrera chez lui, chez moi. Je pousserai vers lui la chaise dont je me suis juré que jamais je ne m’assiérais dessus tant qu’il n’était pas là. Cette chaise, je l’ai réservée pour lui.
J’entends déjà ce qu’il dira, je le vois qui s’assied sur cette chaise. Je peux y mettre des assiettes, des casseroles, y faire sécher du linge, mais jamais je ne m’assiérai sur cette chaise; elle ne sera vraiment là que quand il se sera assis dessus.
Je l’entends déjà dire ce qu’il dira. Je le vois qui s’assied sur cette chaise. Il se dira: elle est bien, Alma, c’est bien qu’elle ait attendu toutes ces années sans m’en vouloir. Il me regardera. Il dira: ‘Il fait bien chaud ici. C’est petit, mais agréable. J’aurais dû venir plus tôt.’ Je pleurerai, tandis que je voudrais lui dire: ‘Je ne t’en veux pas. Vraiment pas. Tout s’arrange. Finalement, tout est bien comme ça.’
J’aurai tout nettoyé. Tout sera nickel.
On sera à deux, chez nous. Il sera ravi. Le lendemain, et tous les jours suivants, je l’emmènerai partout où je travaille. On ira en ville, on ira aux Champs-Elysées. On ira manger dans une brasserie. On se promènera n’importe où, parce qu’on aura tous deux nos papiers. On flânera autour des grands hôtels comme si on en sortait. On ira au cinéma, pas le soir, mais l’après-midi. Il y aura une autre lumière à Paris, je verrai des rues que je n’avais jamais vues, on sera riches, et, évidemment, on parlera de nos fils. Et c’est pourquoi, dans un mois, quand vous reviendrez, vous ne me verrez plus seule, comme aujourd’hui. Vous ne me reconnaîtrez pas. Je serai une autre Alma. Vous me verrez heureuse, épanouie. La prochaine fois je vous présenterai à mon mari.

(Cette nouvelle a été publiée, dans une version légèrement différente, dans ‘La Revue Générale’, mars 2012; site web: www.revuegenerale.be)