Les déboires, les victoires, les péripéties de notre longue histoire, vous les connaissez. Vous avez, comme moi, disserté sur la question célèbre d’Agistrate : « Sparte est-elle le fruit du hasard ou du destin ? » Question capitale, nous disait-on. Car si notre cité répond à son destin, ce même destin légitime tout ce qu’elle a fait et fera, ses succès et ses échecs, sa justice et ses atrocités. Si, par contre, Sparte résulte du hasard, il se pourrait qu’à chaque décision que nous avons prise depuis la fondation de notre cité nous nous soyons trompés. Pire, il n’est pas exclu que notre cité n’ait jamais eu de but ; elle existe, sans plus ; un jour, elle disparaîtra, comme tant d’autres cités, sans avoir accompli quoi que ce soit de particulier.
Je ne vous parlerai pas de l’ingénieuse théorie de Philokalis. Le hasard, dit-il, nous présente des choix qui risquent de nous faire errer. Mais c’est précisément de nos anciennes erreurs que nous tirons l’enseignement quant aux choix à prendre pour le futur. Si une cité a atteint un tel degré de maturité qu’elle est capable de se poser des questions sur sa propre existence, de s’interroger avec lucidité sur ses erreurs passées, alors cette cité ressemble à un organisme vivant, conscient, un être à part entière qui creuse le « pourquoi » et l’« à quoi » de sa présence sur terre. Or, nous dit Philokalis, de toutes les cités qui ont jamais existé, Sparte est la seule à avoir atteint un tel degré de conscience de soi. Après avoir tant erré, tant fauté, elle a enfin compris ce qu’elle est, vers quoi elle tend. Elle ose se reprocher les injustices et atrocités qu’elle a commises depuis plus de deux mille ans. Quelle autre cité possède une telle capacité à s’interroger, à s’inculper de ses fautes et à se féliciter de ses succès avec une parfaite impartialité ? Aucune. D’où il ressort, toujours selon Philokalis, que Sparte est la seule cité au monde à avoir un destin.
Ce destin, nul besoin de le préciser. Sparte a pour vocation de s’étendre sur toute la terre. Chaque jour, en tâtant les possibilités que lui offre le hasard, « tout en se trompant, mais sans jamais s’égarer », elle accomplit sa destinée. Cette destinée ne pouvant être que l’exact contraire du passé affreux dont notre cité a émergé, le jour viendra où la barbarie sera devenue justice, le parti-pris impartialité, l’oppression égalité, la superstition lucidité, l’amour-propre solidarité, le désir de vaincre par les armes, un irrépressible désir d’enseigner et de convaincre par la persuasion.
Cela, vous le savez. J’y crois. Sparte, « qui gravit par degrés le perron du hasard » « accède au monument ». Quel monument ? « Le temple du destin. » Qui trouveront refuge dans ce temple ? « Tous les hommes sur terre. » Oui, j’y crois. Je ne doute pas. Je suis Spartiate.
« L’Eurotas, petit ruisseau, sera océan », nous prédisait déjà le murmure de la forêt de Dodone. Oui, je crois que le moindre ruisseau, si le destin en décide ainsi, peut devenir plus grand, plus vaste que le Pont-Euxin. « L’hameau insignifiant » deviendra, nous dit Lampon, « le centre de la terre ». Ma foi en atteste : « elle demeure intacte ».
Ces quelques mots d’introduction, ces citations des Anciens et des Devins pour… pour retarder le moment où j’aborderai cette dernière niche… pour vous mettre en garde… pour vous faire comprendre qu’à chaque fois que j’écoutais, sur les bancs de l’école, l’éloge de nos batailles et de nos atrocités, j’en étais horrifié. Ces épées, ces haches, ces flèches, c’était moi qu’elles blessaient, transperçaient, massacraient.
J’ai, comme la plupart d’entre vous, participé aux joutes scolaires opposant partisans et détracteurs de Philokalis. Qu’on me rangeât dans un camp ou l’autre, me laissait indifférent : j’avais autant de verve pour défendre un point de vue que son contraire. Mais ces joutes n’ont jamais réussi à me faire oublier le sentiment d’horreur et de pitié que suscitait en moi le récit de nos batailles. Tandis que je débattais, en avançant tel ou tel argument, puisé dans les œuvres de Pharax, de Mégillos, de Chilon, je voyais nos hoplites abattus sur quatre rangées par les piques des Macédoniens. Je parlais, j’exposais, j’ironisais – et j’entendais les cris de nos hoplites, je sentais leur effroi. Je reprenais mon adversaire, l’attaquais, l’accablais, le déstabilisais, et je voyais ces milliers de Thébains, trompés par les Athéniens qui leur firent défection au plus fort de la bataille et qui les livrèrent à nos troupes, séparés de leur cavalerie, coincés entre notre aile gauche et le fleuve Eurymédon. Cherchant à s’enfuir, ils reculèrent et moururent noyés « sans qu’on dût les tuer ». Ce fut, nous dit le tragédien Aischilaos, « un glorieux massacre ».
Ce massacre de l’Eurymédon n’était, vous le savez comme moi, qu’un premier massacre, bientôt suivi d’un autre, plus important.
Les Athéniens, ivres de joie d’avoir vu périr leur pire ennemi, « la Thèbes mensongère, Thèbes inférieure », conquirent la Béotie, la Phocide, les deux Locrides. Ensuite ils se tournèrent vers le Péloponnèse. Ils eurent l’idée de briguer la direction de la Ligue Achéenne. Ils réussirent. Leur but, disaient-ils : s’en prendre à nos cités alliées qui menaçaient Mégare et l’Attique. À entendre leurs émissaires défendre leur politique devant nos Gérontes on aurait cru qu’ils ne visaient qu’à se protéger. Vous savez comme moi quel était leur rêve : nous exterminer. Mais ils furent trahis et trompés par un seul homme, Ménachès de Sicyone, cordonnier obscur et querelleur qui, pour se venger d’une dispute personnelle avec un marchand du Pirée, par sa ruse, son beau parler, ses mensonges sicyoniens, fit conspirer les membres de la ligue Achéenne contre leur Premier Stratège, Isotélos d’Athènes. Ce qui s’avéra dans la bataille d’Amphipolis. Plus incroyable encore : les Ambraciotes et les Acarniens, ces peuples barbares composés d’individus ne rêvant que d’une carrière de mercenaire, ignorant les lois et la cité, prêtèrent eux aussi main forte aux menées de Ménachès.
Et voici comment se déroula ce terrible combat d’Amphipolis. L’armée de la Ligue Achéenne, après avoir ravagé le nord du Péloponnèse, se dirige vers nous. D’abord, pour faire diversion, elle fait plusieurs incursions en Élide, en Arcadie. Elle s’approche, narguant nos troupes, allant jusqu’à assiéger Tégée. Finalement, vaillamment repoussée par les Messéniens, elle se retire et passe l’isthme de Corinthe. Par une habile manœuvre notre stratège Lysistratos, revenant d’une expédition en Épire, force la Ligue à engager le combat en Étolie. De commun accord avec leurs alliés de la Ligue Achéenne, les Athéniens se tiennent à l’écart. Ils ont répandu la rumeur que leur Assemblée les a rappelés à Athènes, que le peuple désire juger leurs stratèges. Soudain, après une demi-heure de lutte indécise, ils dévalent la colline. Leur intention est de fondre sur nos troupes, de les démoraliser par l’effet de surprise, de nous obliger à renforcer le centre de notre front et à dégarnir nos ailes droite et gauche. Ils espèrent que les ailes de leur armée nous envelopperont. Mais à peine les Athéniens sont-ils arrivés au pied de la colline que les ailes droite et gauche de leur propre armée se resserrent sur eux. Les Thessaliens, placés, sur les conseils d’Isotélos, au centre de l’armée achéenne, arrêtent de progresser. Ils tournent leurs boucliers vers les Athéniens. Ces derniers, cernés par leur aile gauche et droite, immobilisés par ceux qu’ils croyaient être leurs amis, comprenant qu’ils ont été trahis, essaient de remonter la colline. Ils nous tournent le dos : ils tombent, écrasés par nos hoplites qui se ruent sur eux par l’ouverture que leur font les Thessaliens qui se retirent sur leurs flancs. Les nôtres frappent les Athéniens à coups de hache et de bouclier, sans se hâter, en murmurant à l’oreille de chacun d’eux, avec cet humour grave des anciens temps : « Prends, meurs. Ta famille ne te pleurera pas : demain elle ne sera plus. » Quelques Athéniens réussissent à remonter la colline ; on les laisse faire ; ce sont les plus vaillants, les plus agiles. Ce sont précisément ceux-là, avec, parmi eux, les deux stratèges Cléon et Bléophron, que tuent sauvagement les Acarniens et les Ambraciotes, qui, obéissant aux instructions de Lysistratos, s’étaient dissimulés non loin de là et tout à coup apparaissent sur la crête de la colline.
C’est le désastre pour les Athéniens ; la panique, la débâcle ; on les attaque de front, à gauche, à droite, de tous les côtés : nulle issue. Les quelques Athéniens qui, au cours de leurs missions officielles à Sparte, ont noué des liens d’amitié avec des Spartiates et les reconnaissent parmi leurs assaillants, tombent à genoux, en baissant la tête : c’est leur façon de demander grâce. L’hoplite spartiate à qui s’adresse cette supplication se détourne, et laisse un autre hoplite achever celui qui le considérait comme un ami. D’autres Athéniens crient, interrogent leurs alliés : « Pourquoi as-tu rompu ta parole ? Tu as prêté un serment sacré ! ». Les hommes qu’ils interrogent, se souvenant de tel père, tel frère tué par les Athéniens dans une autre bataille, du récit de tel ou tel grand-père sur leurs injustices et leurs atrocités, voyant leurs anciens ennemis enfin à leur merci, les tuent sans hésiter, heureux d’être enfin libérés d’un serment qu’ils n’avaient prêté que sous la contrainte ou par nécessité.
Tandis que les premiers Athéniens tombent, que les autres crient, discutent, s’agenouillent, supplient, que d’autres encore, croyant pouvoir se sauver, essaient de rejoindre leurs concitoyens qui escaladent la pente de la colline, Lysistratos donne l’ordre aux Spartiates de chanter. Les cris de désespoir et de rage des Athéniens sont étouffés par la clameur de ceux qui les tuent en entonnant le péan.
Mon professeur d’histoire, en commentant la bataille d’Amphipolis, la nommait plaisamment « la bataille des trompeurs trompés » : les Athéniens, croyant ruser, se retrouvent piégés par leurs propres alliés.
Trente morts parmi les Spartiates, dont dix Égaux. La majorité des Athéniens tués ; les quelques survivants qu’on retrouve au pied de la colline, deux jours après, blessés, se cachant sous les cadavres, tués à leur tour ou soignés sommairement et vendus sur le marché d’esclaves de Gortyne.
Refus de restituer les cadavres des Athéniens. Les deux mots que le roi Agis répète aux émissaires athéniens venus négocier une trêve : « Athènes ? Disparue ! » Notre deuxième roi, Léonidas, en s’indignant ouvertement des immenses richesses accumulées par les Athéniens grâce à l’exaction de leurs alliés, incite, sans le dire explicitement, les Ambraciotes à se diriger vers Athènes. Trouvant la ville sans défense, ils y entrent en masse, massacrant femmes, vieillards, enfants. Les temples sont pillés, les prêtres tués, les statues d’Athéna déshonorées, brisées ; on jette les débris à la mer, en parodiant, avec une vulgarité effrayante, les rites athéniens. Les murs sont abattus, la flotte confisquée. Les hommes sains et d’âge mûr, rassemblés au pied de l’Acropole, sont déportés vers Corcyre : ils mourront sur les chantiers navals, dans les bois d’Ambracie, enchaînés deux à deux, n’ayant d’autre nourriture que des ronces.
Les Acarniens, apprenant l’immense butin qu’ont récolté les Ambraciotes, refusent de retourner en Acarnanie. Ils demandent une solde plus élevée que celle qu’on leur avait promise ; comme on la leur refuse, ils se dispersent dans l’Argolide. Des dizaines de villes, parmi lesquelles Épidaure, Phlionte, Trézène, Eryclée, assiégées, prises, brûlées ; un père qu’on oblige à manger les oreilles de son fils, exécuté devant ses yeux ; une femme dont on cuit le nourrisson qu’on jette aux chiens ; les hommes qu’on noie dans les puits, qui, attachés à leurs chariots, meurent piétinés par leurs propres chevaux. Et pour nous, qui avons uniquement livré bataille et n’avons commis aucune atrocité de nos propres mains : le respect de toute la Grèce. Ce fut un autre temps.
Thèbes : disparue ; peu après : Athènes. Il ne nous reste plus que leurs noms, le souvenir de leurs luttes puériles, de leurs institutions absurdes, inefficaces, si contraires aux nôtres. La disparition de ces deux cités ne m’inspire aucun regret. Nées du hasard elles n’obéissent qu’à leur désir de puissance, elles ne sèment que la hargne et l’inimitié, elles sont rongées par l’avidité, elles subissent le sort qu’elles méritent ; mais quand je pense à leur courte histoire et à leur disparition je ne peux m’empêcher de sentir une pointe de tristesse et de compassion. Je me vois sur le champ de bataille, appartenant aux nôtres, étant de nos ennemis. Je suis le fantassin Thébain noyé dans l’Eudymon lors du « glorieux massacre ». Je suis l’Athénien, trahi par ses alliés, écrasé par nos boucliers. Je suis Orion, philosophe phocidien, l’invité des Perses, ami des Lydiens, poète, peintre, musicien, inventeur de la harpe lydienne qui, après le sac de sa cité par nos hoplites, termina sa vie à la cour du tyran syracusain Denys qui l’obligea, une laisse au cou, à aboyer comme un chien. Je suis le pauvre aide-archer crétois revenant seul dans sa ville natale, couvert de honte et qui bientôt en sera expulsé parce qu’il n’a pas su ramener le corps de son maître-archer. Je suis Spartiate. Je me sens proche de nos ennemis.
Vous l’aurez compris : je partage avec vous le respect religieux de l’intégrité du corps humain. C’est un des acquis de notre passé.
Lors de la dyarchie d’Areus et Alkétas, mettant fin à la deuxième guerre civile du quatorzième siècle, à l’horrible anarchie sous Cinadon, les Quatre-Cents ont fait graver quatre mots sur les murs de tous nos bâtiments officiels : « Plus jamais d’atrocités ». Ces mêmes mots font partie du serment que prête chaque magistrat lorsqu’il entre en charge. Chaque année, à l’occasion des Spartiades, notre Premier Archonte nous expose, dans un discours que nous écoutons tous, la portée et l’importance de ce qui est devenu le premier commandement de notre cité : « Vous ne commettrez pas d’atrocités. » Vous connaissez notre deuxième commandement : « Traitez chaque Spartiate, chaque allié, chaque ennemi comme vous traiteriez votre meilleur ami. » Et vous savez que tous nos autres commandements dictant le refus absolu de la violence, l’obligation d’incarner notre mission, la poursuite sans relâche d’égalité et d’équité découlent, « d’une façon organique », comme le dit Ariston du Taygète, de ces deux premiers commandements.
Qui ne se rappelle pas avoir dit, un jour, à ses parents, qui le punissaient pour tel ou tel écart, avec tout le sérieux d’un enfant qui n’a aucune idée de ce qu’il dit : « Vous ne commettrez pas d’atrocités » ? Ce commandement, nous l’avons répété à longueur de journée, avant même d’avoir appris à distinguer le sens des mots qui le composent. « Un seul commandement », dit le Poète, « vaut mieux que dix mille odes. »
J’y crois. Plus jamais Sparte, même acculée, luttant pour sa survie, ne commettra d’atrocités. Nous ne cessons de nous repentir des crimes qu’ont commis nos ancêtres. Jamais nous ne les oublierons, jamais nous ne les excuserons. Mais je vous dis: il existe une autre sorte de respect de l’intégrité physique qui va plus loin, beaucoup plus loin que celle que nous professons aujourd’hui. Je vous propose un respect plus profond, plus grand, plus radical encore – respect tel qu’il va jusqu’à accepter la destruction du corps afin de le reconstituer sous une forme meilleure.
Voici ce que j’ai vu dans cette salle aux trois buffets, durant mon séjour dans la ville honnie : l’horreur tournant au bonheur, l’atrocité menant à la félicité. Cet enseignement – car il s’agit bien d’un enseignement – m’a été révélé par le destin. Ce même destin m’a guidé vers l’Érotérion et la salle aux trois buffets dans le seul but de vous prouver à quel point vous errez. Nos massacres du passé apporteront, un jour, la paix sur terre. Tout comme le hasard, en nous induisant en erreur, nous a dévoilé que nous sommes les élus du destin. De même : la mort n’est jamais vaine. C’est là ma mission, née de ma terrible erreur : je vous apporte la preuve que nous devons passer par le rejet, l’oubli complet, l’abolition, l’interdiction de nos idées actuelles sur l’intégrité du corps humain. Ce corps, nous devons le détruire, lui faire la guerre, le dépecer, l’annihiler, afin qu’il puisse participer à ce qui vraiment le rendra vénérable, inviolable, digne du plus profond respect.
Alors seulement nous serons Spartiates : en mourant d’une mort que nous nous aurons infligée nous-mêmes. Mort qui accouchera d’une nouvelle vie. Embrassons l’atrocité que nous avons appris à condamner, accueillons-la, pratiquons-la. L’éloquence de nos gestes, la sérénité avec laquelle nous mourrons séduira les autres cités. Elles nous verront renaître heureux, épanouis et voudront toutes devenir Spartiates. Nous accomplirons notre destin.  « Nous serons tout en tous » : Corinthien, Ambraciote, Thessalien, Léontinien, Sicule, Phénicien.
Je vous parle d’une nouvelle ère. D’un monde nouveau, présent déjà, mais que nous ignorons. De corps laids, répugnants, déformés, mutilés, livides, horribles, qui portent en eux les prémices de la beauté. Je vous parle de la cité que nous préférons abominer au lieu de la respecter. Accueillons nos frères au lieu de les repousser. Hâtons-nous vers notre ville-sœur. Célébrons la réunion de nos deux villes, destinées à se retrouver et à ne plus jamais se séparer. Ils nous attendent. Assis à leurs côtés, participant à leurs repas, nous chanterons leurs louanges à l’angoisse et à l’amour. Eux seuls sont les dépositaires du mystère de la régénération de ce monde.