C’est exactement le cinquième jour depuis mon arrivée que deux événements, l’un ennuyeux, l’autre mystérieux, se produisirent.
Le matin, j’essayai de téléphoner à mon père, pour le tenir au courant de ma prospection. J’eus beau lui téléphoner plusieurs fois, il ne décrocha pas; jusqu’à mon départ,  je n’ai jamais réussi à joindre quiconque à Sophrosynè, ni par téléphone, ni par mail.
Je supposai, sans prendre la peine de le vérifier, que le réseau de communications de mon dème était en panne ; j’y vis une preuve que rien ne s’opposait à ce que je reste à Sparte.
J’avoue que je préférais cela à l’ordre que m’aurait transmis mon père si j’avais réussi à le joindre. Doutant de mes capacités, estimant que je faisais ces voyages de prospection en pure perte, et que ma visite à Sparte n’avait été qu’un prétexte pour me soustraire à son contrôle et pour gaspiller l’argent de notre entreprise, il m’aurait sûrement ordonné de rentrer à Sophrosynè au plus vite.
Je n’ai toujours pas trouvé d’explication à l’autre événement, que j’essaierai de décrire brièvement, et qui se produisit pendant la nuit de ce même cinquième jour.
Il était près de deux heures. Je me trouvais étendu sur le lit, j’avais du mal à m’endormir. Comme ma chambre se trouvait juste en face de l’ascenseur, je l’entendis qui soudain se mit en marche ; quelques instants après, les portes s’ouvrirent.
Des pas. Légers, furtifs. Une personne s’avança vers ma porte, s’y s’arrêta, fit quelques pas à gauche, à droite, s’engagea dans le couloir menant vers l’escalier, descendit ; quelques minutes après, tout comme la première fois, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Et à nouveau j’entendis ces quelques pas légers, feutrés devant ma porte, et un long silence - après quoi ils s’éloignèrent.
Je restai dans mon lit, sans bouger, inquiet, perplexe ; après quelque temps, j’appelai la réception.
« Chambre 555. Vous cherchiez à me contacter, je crois ? 
- Non, je ne crois pas, Monsieur.
- Pourtant, n’était-ce pas vous ?
- Vous dites, Monsieur ?
- Il me semble avoir entendu des pas devant ma porte.
- Des pas ? Je ne crois pas. Désolé. Je vous rappelle que, de nuit, il m’est interdit de quitter mon poste.
- Dites-moi, est-ce que Monsieur G. serait rentré par hasard ?
- Non, Monsieur, il est sorti fin de l’après-midi. Je suppose qu’il ne reviendra que tard dans la nuit.
(Monsieur G. était un habitué, comme moi, que je croisais régulièrement dans les couloirs de l’hôtel ; il logeait dans sa chambre d’habitué au quatrième étage, en face de l’escalier, et nous avions découvert que nous avions l’habitude de descendre prendre notre petit-déjeuner à exactement la même heure.)
- Quelqu’un d’autre est-il entré dans l’immeuble depuis, disons, une demi-heure ?
- Non, personne.
- Vous êtes sûr ?
- Sûr et certain, Monsieur. Je l’aurais vu ; je ne quitte jamais mon poste.
J’en fus tout troublé. Le réceptionniste était un homme fiable ; il n’avait aucune raison de me mentir.
- Désolé de vous avoir dérangé.
- Aucun souci, Monsieur. À votre service, Monsieur.
Je raccrochai ; m’avais-je imaginé ces pas ?
Plusieurs solutions s’offrirent à mon esprit : qu’un client était monté d’un autre étage vers le cinquième. Peut-être un père, dont la femme et les enfants logeaient à un autre étage ?
C’était peu probable. L’hôtel n’était pas au complet, et on aurait tout fait pour loger une famille, qui le désirait, dans une seule chambre.
Autre possibilité : un homme ou une femme avait rejoint un autre client, pour un rendez-vous secret. Mais non, c’était exclu. Pourquoi alors s’être dirigé vers ma porte pour ensuite redescendre par l’escalier ? Et pourquoi s’être attardé si longtemps devant ma porte ? C’était clairement moi qu’on cherchait à contacter ou qu’on épiait.
Qu’était venu faire cette personne mystérieuse, aux pas légers comme ceux d’une femme (et pourtant, j’avais cru, dans un premier temps, qu’il s’agissait du réceptionniste), devant la port de ma chambre, deux fois de suite ?
Je fus tenté de rappeler la réception pour exiger plus de précisions, mais, craignant le ridicule de ma démarche, je décidai de le faire le lendemain, quand je serais frais et dispos.
Cependant, le lendemain, totalement occupé à mes besognes, j’oubliai cet incident bizarre, et ce n’est que plus tard, lorsque j’eus rencontré Cynthia, que je m’en souvins. Je lui en parlai. Elle a toujours nié que c’était elle qui, avant d’avoir fait ma connaissance, était venue me voir ce soir-là.
Après coup, je me fais la réflexion que c’était un appel, une invitation subtile à être aux aguets de ce qui se passe au-delà de ce que l’on voit, de ce qu’on estime possible selon les lois de la logique.
C’était, plus précisément, une invitation à me rendre compte que c’est au-dedans même de notre Sparte, oui, au-dedans même de notre ville que se dévoile, si on est disposé à la découvrir, la présence de l’autre Sparte. En effet, c’est là ma conviction profonde, et c’est une des choses que j’essayerai de vous prouver : l’ignoble Sparte II, la ville dont nous avons presque oublié l’existence, n’est pas ailleurs, elle est ici-même.