Prométhée, dit-on, déroba le feu des dieux et l’offrit à l’homme. Manipulant le feu, les hommes se mirent à cuire, à se chauffer, ce qui leur permit de survivre.

Mais les dieux, se vengeant de Prométhée, le dépecèrent. Et, voulant remédier à l’ignorance de l’homme, ils accrurent son intelligence. Depuis lors, l’homme, plus intelligent qu’il ne l’était lorsqu’il fit son apparition sur terre, n’a plus qu’une seule idée en tête : acquérir la connaissance du feu. Par là s’entend : savoir ce qui exactement peut faciliter sa vie, la rendre plus agréable, enrichissante.

Mais cette connaissance s’étend tout aussi bien à ce qui peut protéger l’homme, à ce qui peut l’aider à défendre son territoire ou à l’agrandir : armes, matériaux propices à tuer l’homme, et la rhétorique, qui a comme but principal de convaincre celui à qui on s’adresse qu’on a toutes les raisons de le repousser ou de l’agresser et que celui qu’on repousse ou agresse a le tort d’oser croire qu’il a, lui, le droit d’attaquer ou de se défendre. La connaissance est la mère de la persuasion. Elle justifie chaque passion. Et lorsque la persuasion se mue en propagande, celle-ci devient, à son tour, la mère de l’injustice.

Rien d’étonnant que la connaissance soit devenue une discipline scientifique. Et encore moins qu’on ait étudié la façon dont on accumule la connaissance. Les scientifiques appelés à étudier les mécanismes de l’appropriation du savoir s’appellent, avec raison, prométhéologues.

Selon les premiers prométhéologues, Prométhée et les dieux sont responsables de la cruauté de l’homme.

Thèse erronée, il va de soi, et abandonnée par la nouvelle génération de prométhéologues, car il est évident que l’homme était déjà cruel avant même que Prométhée ne commette son vol. D’ailleurs, les dieux ont puni Prométhée d’une façon disproportionnée ; n’est-ce pas là aussi une forme de cruauté, peu justifiée ?

Mais le récit de Prométhée a donné lieu à d’autres interprétations plus folles encore.

Ainsi, d’aucuns prétendent que l’humanité se divise en deux classes d’hommes : les Prométhées et les autres.

‘Cela s’explique comme suit’, disent-ils. ‘Il ne sert à rien de posséder ce qu’on ne sait utiliser, et c’est bien pourquoi les uns sont soumis et les autres règnent sur eux. Ceux qui ont la connaissance, la gardent pour soi, inventent des outils pour la faire accroître, et, cette connaissance s’étendant insensiblement à tout ce qui existe sur terre, ce sont eux aussi qui possèdent tout sans vraiment le posséder. C’est pourquoi tous les hommes veulent savoir et connaître, voulant égaler ceux qui, grâce à leur savoir, leur volent leurs biens, les asservissent et les oppriment. Mais ils oublient que, plus ils connaîtront, plus ils s’approprieront ce qui ne leur appartient pas et l’octroieront à ceux qui ne le méritent pas. Car le vrai bien, c’est la connaissance. Ce n’est que la connaissance qui génère les biens. Chaque homme qui acquiert une part de la connaissance, s’acquiert des biens dont la quantité et la qualité vont de pair avec son degré de connaissance. Mais, ce faisant, en agrandissant sa connaissance, il prive un autre homme d’une partie des biens qu’il possédait. Car ce que l’on prend ici, on le perd ailleurs. Et c’est précisément la connaissance qui est l’outil, parfois invisible, grâce auquel on retranche à autrui ce que l’on acquiert pour soi.’

Selon eux, chaque homme avide de savoir et de connaissance, brandissant son intelligence comme un morceau de bois embrasé, est un nouveau Prométhée. Il commet la même erreur que lui. En outre, il rabaisse, dégrade, méprise, voire exploite ceux qui ne lui ressemblent pas.

Il s’agit évidemment d’une opinion risible, car l’on sait que Prométhée n’a jamais existé.

Pour l’astrophysicien ou l’astronome, notre univers n’est qu’un amas d’énergie, éclatée en étoiles, pour l’économiste, un échange continuel, chaotique, de sources premières, d’argent, de biens, et pour le sociologue un jeu continuel de classes sociales. Pour le prométhéologue, obsédé par l’idée que la connaissance est la clef de notre civilisation, tout se réduit à la connaissance. Cela prouve assez la relativité de la prométhéologie.

Il existe pourtant assez de gens pour croire au mythe et en l’existence de Prométhée.

Parce qu’ils croient au mythe, ils se prennent pour scientifiques, et osent se faire passer pour prométhéologues.

Parmi ceux-ci, d’aucuns vont jusqu’à affirmer qu’un jour, sur toute la terre, n’existeront que des Prométhées. Alors, disent-ils, toute la connaissance étant partagée et équitablement répartie, personne ne souffrira de la présence des Prométhées sur terre, car tous seront Prométhées.

D’autres encore rejettent l’idée que toute la terre sera peuplée de Prométhées, en avançant que la capacité d’accumuler et d’utiliser le savoir n’est pas accordée à tous les hommes dans la même mesure.

Il existe aussi une catégorie de savants de l’ancienne école qui prétendent, d’un air résigné, que jamais le monde ne sera délivré des Prométhées ni de la distinction entre Prométhées et non-Prométhées, cette distinction étant le propre de l’humanité.

Et, plus étrange encore, un petit nombre de ceux qui nient l’existence de Prométhée croient cependant qu’un jour arrivera, jour noir dont ils n’osent avancer la date, où on persécutera tous ceux qui font montre de trop de connaissance, et, les ayant identifiés comme nouveaux Prométhées, on les condamnera au même supplice que Prométhée. Aussi, ces malheureux seront-ils condamnés pour des méfaits qu’ils n’ont pas perpétrés et dont les seuls coupables sont les Prométhées qui les ont devancés.

Ces savants ajoutent que l’humanité, peu après, dépossédée de ses Prométhées, ignare et inerme face aux menaces qui pèsent sur elle, divisée en factions irréconciliables, menées uniquement par l’irrationalité, sombrera dans la violence, ce qui entraînera son extinction.

C’est là, selon eux, le vrai legs, la vraie malédiction de Prométhée.

Thèse à première vue plausible, mais absurde, car un non-Prométhée est incapable de se faire passer pour un Prométhée sans être immédiatement démasqué, tandis qu’un Prométhée, désirant éviter son jugement, pourra facilement prendre l’apparence d’un non-Prométhée.

On l’a souvent vu : un homme alerte, intelligent, peu aisément se faire passer pour un homme simple, ingénu ; l’inverse est quasiment exclu. C’est précisément sa connaissance intime des pensées des non-Prométhées qui lui permet, à un Prométhée, de se faire passer pour un non-Prométhée. Ainsi, il passe inaperçu, et continue à amasser les biens que lui offrent sa connaissance. Et il est imaginable qu’à la longue – si telle catastrophe se produisait – les Prométhées reprendraient le pouvoir, à cette différence près qu’on ne les reconnaîtrait pas comme tels.

Car, comme le dit un prométhéologue : ‘Chaque civilisation, si peu développée soit-elle, produit son Prométhée.’

Ce court aperçu des idées circulant à propos de Prométhée nous prouve qu’il est inutile de se pencher sur l’interprétation de ce mythe infantile.

Il serait plus utile pour notre population d’effacer ce récit de notre mémoire collective, d’éradiquer à jamais la croyance en cette fable obscure.

Nous exigeons la remise en cause de la légitimité de cette supposée discipline scientifique se basant sur ce qui n’est en somme qu’un mythe. Nous exigeons la condamnation et l’abolition de cette science dont tous les membres se contredisent. Nous croyons qu’il serait mieux, plus sage et plus utile – et cela vaut pour toutes nos écoles, et toutes nos universités - de se borner à l’étude de ce qui est pratique et nous valorise et nous enrichit, sur le plan personnel et financier.