Examinons les vrais changements, ceux qui chamboulent tout.

Il y a les mauvais exemples : révocation de l’Édit de Nantes ; la Terreur. Il y a les changements opérés par des autocrates : Napoléon ; Napoléon III. Par un accord entre parties autocrates : l’Europe et l’euro (Kohl/Mitterrand). Autocrate : on décide en haut, on est forcé d’approuver en bas. Autre cas de figure : abolition esclavage : imposée par une faction d’une nation. Il y a suppression, suivie de résurrection : interdiction et rétablissement des Jésuites (1773, 1814) ; il y a le ou/ou qui se transforme en compromis et/et : constitution tunisienne (2014).

Beaucoup de changements s’effectuent sans la coopération, voire sans l’accord du peuple : les votes, s’ils ne plaisent pas aux gouvernants, sont ignorés, et encore, souvent on n’a même pas demandé la ratification par voie de référendum (p.ex. accord de Maastricht, pas de référendum en Belgique). Beaucoup de changements, estimés impossibles, le sont tout à coup, suite à une volonté politique : réunification de l’Allemagne (toutes les entraves constitutionnelles et internationales, estimées insurmontables, ont été franchies une à une). Idem dislocation Union Soviétique : ce qui se croyait pérenne, indissoluble, s’effrite, est éphémère. Idem érection d'un nouvel état : Kosovo. De même, le désir de régionalisation, actuellement considéré comme irréaliste, contraire à la structure 'état'/'nation', sera bientôt réalité : aucun obstacle qu’on avance aujourd’hui ne posera problème, dès qu’il y aura soit fait accompli soit volonté politique. Volonté politique qui est, jusqu’à nouvel ordre : volonté d’en haut, donc autocrate.

Autre changement qu’on prépare : l’égalisation (‘égalité’). Nouveau mot d’ordre, à l’instar de ‘liberté’ des années soixante. Reste à savoir laquelle : financière (comment ?) ; possibilité d’accès à l’emploi pour tous (comment ?) ; liberté des sexes (homme, femme, et toutes les formes possibles entre homme et femme, ainsi que d’autres catégories intermédiaires et supplémentaires à venir, avec oui ou non mariage, adoption, reproduction) ; animaux (mêmes droits, même personnalisation, ‘individualisation’ que l’homme ?) ; citoyens et non-citoyens (p. ex. vote étrangers : lesquels, sous quelles conditions, à quel niveau ?). Tout cela dans la ligne droite des droits octroyés à chacun, à chaque catégorie, si infime soit-elle, de la population, à condition qu’elle soit considérée come différente de la population par cette dernière ou par elle-même et appelée néanmoins à faire partie de ‘l’unité’ d’un groupe donné.

Dilemme : comment organiser cette différentiation à outrance (avec droits inclus, réservés à chaque catégorie) sans porter atteinte, précisément, au principe d’égalité ? Dilemme corollaire : changements réservés à un seul pays, à l’Europe seule, au ‘monde occidental’ seul ? Là, question de base : instaurer un espace d’égalité dans monde environnant qui ne répond pas à ce même principe ? Alors, quel choix : instaurer l’égalité (la sienne, dans son propre territoire, si petit soit-il), en acceptant l’inégalité hors de son propre périmètre d’influence ? Oui, ou non ? Si non, apparaît la tension récurrente mais dont on parle peu : celui qui prône l’égalité (ou liberté etc) se croit en droit de l’imposer, par la force ou la persuasion (actuellement : la propagande), en oubliant qu’il n’est qu’un parmi d’autres. Concrètement : l’altérité comprise comme présupposé sous-jacent avec posture de vérité – non comme slogan – nous pousse, pour ce qui est hors de l’Europe, contre notre gré, à constater l’impuissance d’imposer notre volonté, si égalitaire qu’elle soit, d’où la nécessité d’accepter ce que nous considérons comme inacceptable : il existe un monde qui ne partage pas nos présupposés ou les interprète différemment. C’est là la vraie leçon, pénible, frustrante, de l’altérité. L’échec de l’altérité se trouve au cœur même de l’altérité : l’autre est autre : il n’est pas tel que nous le voyons, voulons, désirons. Autre travers possible, pire encore : nous respectons l’altérité de l’autre, mais l’autre n’en veut pas de notre idée d’altérité, ce qui conduit, concrètement, au non-respect et rejet de notre présupposé qu’il faut accepter l’altérité. Alors, la situation s’inverse : on essaie de nous imposer une vision de l’altérité que nous ne voulons pas. Quelle altérité est la ‘bonne’ ? La nôtre, la leur ? Ces deux visions cherchent pourtant le bonheur de tous : le pire des rêves.

Toujours, en dépit des bonnes ou mauvaises raisons, qui ne jouent aucun rôle : la lutte pour l’hégémonie de sa propre vision des choses. Savoir cela, voir cela, c’est le début de la sagesse, l’amorce de la lucidité tranquille et désabusée. Les nobles intentions n’y changeront rien ; elles ne sont que des excuses pour la centralisation donc, l’uniformité, pour la pensée totalitaire sous celui qui commande non pas parce qu’il a raison mais parce qu’il est le plus fort.

Concrètement : presque dans tous les pays le système démocratique a été installé. Est-ce qu’il fonctionne pour autant ? Victoire de Pyrrhus : la bataille était gagnée, mais Pyrrhus se savait perdu. Des régimes démocratiques sont instaurés, mais la démocratie n’y est pas. Exportation d’un modèle façonné au cours des siècles dans les pays A vers pays B qui n’en partagent pas les présupposés, dont peu de gens sont passés par l’apprentissage de ses limites et de son fonctionnement, modèle dont on ne voit pas la nécessité, dont on n’a pas vécu la lente et parfois violente construction, dont on ne voit pas qu’il est l’aboutissement provisoire d’un mode de gouvernance le plus juste possible et loin d’être parfait : imposition d’un échec.

Altérité mal comprise, pervertie : devenons comme l’autre, en oubliant que nous sommes différents de lui. Effaçons-nous. Mais alors, où reste l’autre ? Idem : imposons à l’autre notre regard. Où, alors, reste l’autre ?

Autres changements : cultes/religion. Comment, à quel degré établir l'unité en dépit de la religion qui crée des différences ? Suivre la politique radicale des Etats-Unis : liberté quasi-totale ? Maintenir les différences d’approche des différentes nations européennes : l’une laïque, l’autre laïque mais avec compromis avec religion très poussé, réglé par pactes (Belgique)? Pourquoi, d’ailleurs, une religion, un culte bénéficieraient-ils d’un statut spécial, différenciant les hommes ? N’est-ce pas le résultat des guerres de religion du 16e siècle et des constitutions nées depuis le 17e siècle, réélaborées dans les siècles suivants, du rôle prépondérant que jouaient, en occident, jusqu’au vingtième siècle, les églises chrétiennes, surtout l’église catholique, la papauté (au niveau religieux et séculier) ? N’était-ce pas un compromis ou plutôt une série de compromis idéologiques et territoriaux : les concordats et la place donnée dans l’un et l’autre pays, dans des configurations différentes selon le pays, à la religion ? Pourquoi maintenir des approches qui résultent de compromis historiques qui, à cette heure, ne s’appuient plus sur la réalité ? Les anciens pactes sont périmés ; il faut en trouver d’autres. Lesquels ? Quel équilibre cherche-t-on aujourd’hui ? Avec quels acteurs exactement ? Quel en est le but ? Ce qui était renouveau et compromis au dix-neuvième siècle ne l’est plus aujourd’hui.

Autre changement à venir : la question de la représentation démocratique. Question essentielle : est-ce qu’elle fonctionne encore, est-ce qu’elle satisfait ceux et celles pour qui elle a été créée ? À quel niveau la réorganiser, la redéfinir : niveau régional ; national ; européen ? Autres choix à faire : qui ont droit à être élus, à élire ? à quel âge ? citoyens et autres, à définir selon quels critères ? proportionnelle ou pas ? décisions unanimes ou pas ? niveau européen : gouvernance rotative et pullullement de structures compliquées, fruits de compromis entre les différents pays ? utilité niveau national ? système bicaméral : utile ? implication de ou collaboration avec secteur privé : oui ou non, et où, c’est-à-dire pour quelles entreprises étatales actuelles et futures ? Oui, même, remise en cause du principe de représentation parlementaire tout court : les représentants s’éloignent de plus en plus des représentés ; fléau du clientélisme, de l’élitisme, du népotisme ; collusion avec les entreprises et leurs centres d’intérêt : bientôt des générations de familles politiques dont les membres se succèdent (dynasties démocratiques) gouverneront, à tous les niveaux, régional, national, européen : comment remédier à ce ‘principat’ diffus mais réel et très concret (car éclaté en des milliers de personnes, élues ou travaillant comme fonctionnaires dans les ‘institutions’ européennes, universelles etc) de la représentation publique ? Il ne s’agit donc pas uniquement des députés, il s’agit de tous ceux qui disent agir au nom de ceux qu’ils disent représenter : les députés ainsi que les non-députés se conduisant néanmoins comme députés car agissant au nom des électeurs. Qui gouverne qui ? Qui représente qui ? On ne le sait plus, on ne voit qu'une foule de gouvernants sans visage ; ils s’activent, créent des organisations, y prennent place, voyagent de conférence en conférence, d’un bout du monde à l’autre, décrètent, décident, interdisent, fulminent, culpabilisent, mais on ne les connaît pas, on ne les a jamais choisis ni élus : ils font partie de supra-structures non-démocratiquement installées qui disent défendre les valeurs démocratiques. Ils se croient les garants des droits de ceux qui ne leur ont jamais donné le pouvoir de s’occuper de leurs droits. Idem niveau universel, planétaire: grandes organisations de compromis non-élues et de surcroît manipulées, sponsorisées, dirigées par quelques parties du monde qui vraiment font le poids et par d’autres qui, pour des raisons historiques, partagent ce pouvoir mais dans les faits ne font plus le poids (G9, membres du Conseil de sécurité de l’ONU, à titre d’exemple). La structure tribale, les clans, le jeu des intérêts, les alliances et les réconciliations ad hoc, élevés au niveau universel, et recouverts d’une patine de civilisation et se proclamant ‘démocratiques’ alors qu’ils ne le sont d’aucune façon : ni élections, ni contrôle, ni possibilité d’interpeller, de destituer ceux qui s’arrogent le droit de parler et décider en notre nom.

En résumé : les représentants et fonctionnaires d’état, à tous les niveaux, d’une part élus, d’autre part non-élus, ne sont plus l’incarnation de la démocratie ; en outre, ils dépensent l’argent à leur gré. Osons le mot : ils sont corrompus. Corruption répandue à tel point, déguisée de tant de façons, rendue excusable à tel point (‘l’homme ou la femme au pouvoir répand les bienfaits de son élection en donnant du travail à quantité de gens, dont ses compatriotes, les gens de sa région, et surtout ceux qui ont été ses plus fidèles amis privés ou ses alliés dans son ascension politique’) qu’elle semble répondre à la norme ; c’est le jeu du hasard : il y a ceux qui ont la chance de profiter des largesses d’état et ceux qui en sont exclus (saluons ces nouveaux have nots.).

Quelques exemples, pris au hasard.

Niveau local. Voir le rapport de la Cour des Comptes sur la gestion du département de la Seine-Saint-Denis (93). On y constate, entre autres, ‘des choix coûteux et des pratiques irrégulières’ dans la gestion des ressources humaines . Dans le langage du rapport, bancal, aride mais clair : ‘L’effectif réel des collaborateurs du cabinet de la présidence dépasse le quota fixé par les textes et celui autorisé par l’assemblée délibérante. Il apparaît que les collaborateurs de cabinet qui dépassent le quota sont dispersés, en apparence dans les services, selon des pratiques de recrutement et d’affectation théorique qui s’écartent de la règlementation. De plus, le département recrute, de façon répétée et hors d’un cadre régulier, des agents non titulaires sur le grade d’administrateur territorial. Ces collaborateurs, non titulaires, représentent plus d’un quart des effectifs d’administrateurs (hors emplois fonctionnels). Ces recrutements qui concernent, pour partie, d’anciens collaborateurs du cabinet de la présidence ou de la direction générale, présentent des irrégularités. De la même façon, 15 % des attachés principaux de la collectivité sont des agents non titulaires et des anomalies dans les procédures de recrutement et la gestion de leur carrière ont également été relevées. Malgré la politique de dé-précarisation mise en place par le département, il conviendrait également de mettre un terme aux pratiques qui s’écartent des règles de la fonction publique.’ Rapport de la Cour des Comptes, juin 2015 : http://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/Departement-de-la-Seine-Saint-Denis-932

Niveau européen : le parlement Européen refuse de publier la liste de frais et dépenses de ses membres. Le parlement préfère faire exception à la règle qu’elle proclame haut et fort : la ‘transparence’. Des journalistes de différents pays, se voyant refuser l’accès à ces données, viennent d’introduire, le 13 novembre 2015, une procédure auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (Luxembourg).

Voir : http://www.knack.be/nieuws/wereld/journalisten-dagen-voor-het-eerst-europees-parlement-voor-de-rechtbank/article-normal-627093.html; et : http://www.mo.be/nieuws/journalisten-europa-dagen-europees-parlement-rechtbank

Court aperçu des rémunérations extra-légales et des dépenses du parlement et des parlementaires européens : http://www.express.be/business/fr/economy/lecart-avec-les-citoyens-la-liste-des-depenses-douteuses-du-parlement-europen.htm

Ces dépenses exagérées et cette corruption rampante décrédibilisent les institutions ‘démocratiques’, déjà si fragilisées par leur manque de légitimité démocratique stricto sensu (pour la plupart de ses membres et fonctionnaires : pas d’élection, emplois créés ‘à la tête du client’, à l’instar du niveau local, rémunérations exorbitantes, manque de contrôle etc).

À ajouter : l’éternelle, inévitable tension entre forces centripètes et centrifuges : on tend vers l’autocratie, vers la centralisation, l’unification, l’uniformité, le dirigisme d’en haut (centripète), et, à la fois, vers la démocratisation, la régionalisation, la gouvernance au niveau le plus proche possible du citoyen (centrifuge) ; deux tendances opposées. On impose des changements (du haut vers le bas), ou on les réclame et, si besoin en est, face à la position fixée d’en haut, les instaure sans demander l’autorisation (du bas vers le haut, avec comme seul exemple aujourd’hui : régionalisation). Cette unification, imposée par les forces centralisatrices, est-elle vraiment bénéfique ? Même si elle est bien-intentionnée, elle comporte le risque du rêve utopique et belliqueux de la société parfaite, de la dictature du bien et du déni de l’éternelle tension entre tendances centripètes et centrifuges, de l’éternelle, inextirpable résurgence du ‘mal’, çàd de ce qui est contraire à la société parfaite, unie et la renie, la combat, la sape, de l'écart devenant abîme entre gouvernants et gouvernés. L’unité conçue comme voie royale conduisant au bonheur : un rêve merveilleux aux séquelles fatales ; souvent les forces qui se disent ‘unificatrices’, ‘égalisatrices’, créent elles-mêmes, dans leur désir outré de protéger chaque catégorie possible, l’éclatement de l’unité, l’appel à l’individualisation. Construisons une seule tour, nous regroupant tous – puis, divisons-la, répartissons ses bienfaits pour le bonheur de tout un chacun, sans exception, ce qui entraînera sa ruine. La tour de Babel n’illustre pas la discorde, elle est le résultat logique de l’uniformité croulant sous le trop de recherche d’unicité de chaque individu. L’uniformité toujours en lutte avec son contraire, au sein même de ses principes et présupposés.

Autre tension : transparence versus droit à l’intimité, au ‘privacy’. Information : librement accessible, non censurée ? Laquelle : celle de l’état, de l’individu ? Accessible par le biais de qui, de quoi ? Information pour celui qui la cherche : payante, dirigée, filtrée donc en fait censurée ? Données personnelles (choix, penchants, désirs, passe-temps, achats, dépenses, déplacements, activités, communications personnelles) connues, scrutées, contrôlées, divulguées, commercialisées ? Ainsi : transparence menant vers son contraire : le tout-pouvoir-savoir aux mains de quelques-uns (état et/ou quelques entreprises choisies) : totalitarisme de l’information. Idem totalitarisme des outils de recherche, du numérique, entraînant dépréciation voire disparition d’autres supports de recherche, de savoir, d’histoire. Transparence menant à l’atteinte à la mémoire collective : elle oblitère matériellement ce qui ne peut être commercialisé ou est contraire à ses principes, elle ne vend que ce qui convient à la mémoire courte et éclectique des individus. Uniformisation des informations : vagues d’informations similaires, reprises dans tous les médias, souvent recopiées littéralement, sans vérifier la provenance ou la pertinence : psychoses informatiques. Névroses planétaires. Grands ‘trusts’ d’information : tant les ‘infos’ au sens actuel que les ‘infos’ contenant les données personnelles de chaque individu. Le nouvel or que chacun porte en soi, on l’extraira de chaque être vivant, on dissèquera cet être, l’étudiera, non pour l’aider, mais pour mieux en abuser.

Avancées en médecine, en médication, en agriculture, nouvelles découvertes concernant maladies, fonctionnement cerveau humain, organes (achat, vente, transport, greffe) : oligopoles ou monopoles d’état et/ou de supra-structures universelles et/ou d’entreprises privées, toujours en concurrence ou liés par des accords tacites à l’avantage des parties concernées.

Questions, tensions. On en parle, d’aucuns y réfléchissent ; en réalité les choses se font, se feront, sans plus, en dépit des règles préétablies. Les changements concrets, visibles, pour être immenses, bouleversants, n’en sont pas moins superficiels et éphémères. Ils ne sont que le résultat des tensions et les continueront.

Mais il y a plus, plus beau encore. Retour en arrière. Réfection des lois : la révolution. Avec sa vocation à l’universalité, qui pêche de la même façon : le souci de tous, pris séparément (les droits de chacun), porte en soi la germe de la supériorité morale et donc de l’imposition justifiée de ses propres points de vue aux autres. Le désir de libération, basé sur une certaine conception d’altérité, la supériorité morale supposée et la vocation à l’universalité mènent, s’ils se fondent en une seule idéologie, à l’oppression.