1. Flaubert, Madame Bovary : analyse de deux extraits

Premier extrait : Première partie, 7e chapitre

Deuxième extrait : Deuxième partie, 7e chapitre

2. Comparaison structure et style chez Flaubert et Proust

3. Proust, Le Côté de Guermantes (À la recherche du temps perdu) : analyse de deux extraits

1. Flaubert, Madame Bovary

Premier extrait : Première partie, 7e chapitre

(1) Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits croquis d’elle, à la mine de plomb, qu’il avait fait encadrer de cadres très-larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie.

(2) Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à manger, et, comme la bonne était couchée, c’était Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les autres tous les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.

(3) Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne.

(4) Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait chez eux quelque bourrasque un peu violente ; et cependant madame Bovary mère semblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; madame Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le long du jour, accompagnés d’un petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère.

(5) Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore la préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en matière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive.

(source : Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de Province. Édition définitive. Paris. G. Charpentier, éditeur, 1877 ; chargé sur Gallica bibliothèque numérique ; bnf.fr)

Détails : importance des détails et objets pour illustrer une analyse psychologique

Premier alinéa.

Contexte : débuts du mariage de Charles et Emma.

L’auteur n’écrit pas : ‘La routine s’installe dans le couple’, ni : ‘Charles était orgueilleux de sa femme mais sa femme avait peu de raisons d’être orgueilleuse de lui’; il montre la routine, il suggère la déception d’Emma et explicite les réserves de la mère Bovary à l’égard de sa bru. Dans ces quelques alinéas Flaubert dresse un ‘portrait’ de Charles (et d’Emma), partant d’un thème (l’orgueil), et cela à travers différentes scènes qui se succèdent et s’enchaînent, marquées par des chutes mineures à la fin des alinéas et une chute qui clôt l’extrait. Le but de l’auteur : brosser le portrait de Charles et évoquer les réactions des trois personnages d’une façon concise et concrète, afin d’augmenter la rapidité du récit tout et en évitant l’analyse psychologique abstraite. Procédés préférés : description d’objets (en les détaillant) ; la ‘citation’ ; la chute.

Exemples de détails :

- premier alinéa : la première phrase indique clairement que Charles est le sujet de cet extrait : Charles ‘s’estime davantage’ de ‘posséder pareille femme’. Cela est explicité par un exemple, à vrai dire, une image (réelle) : dans la deuxième phrase on voit Charles qui ‘montrait avec orgueil’ (imparfait : répétition, habitude, coutume) ‘deux petits croquis d’elle’ etc dans la ‘salle’ (la salle équivaut à notre ‘salon’, et ‘muraille’, ici, signifie : paroi). Les détails s’accumulent déjà : ce sont de petits dessins / à la mine de plomb. Et Charles les a fait encadrer ‘de cadres très-larges’ (alors qu’ils sont ‘petits’)/ ‘contre le papier de la muraille’/’suspendus à de longs cordons verts’. L’orgueil de Charles est devenu visible, très, très réel. Il y a même une pointe d’ironie: Charles a fait encadrer les petits dessins d’Emma de cadres très-larges.

En d’autres mots, les actions de Charles et des objets illustrent, concrétisent l’orgueil de Charles.

Cependant, il y a variation dans la façon dont on montre ces détails. Pour preuve : tout à coup, dans la troisième phrase, on n’est plus dans la salle, où se trouvent les dessins, avec Charles qui les montre avec orgueil, mais au dehors, ‘au sortir de la messe’. De là, ‘on le voit sur (le pas de) la porte’. Ce ‘on’, ce sont les gens du village, mais c’est nous aussi, lecteurs. Ce ‘le’, c’est Charles. Après avoir lu la deuxième phrase, on s’attend à un développement du détail repris dans cette phrase : les dessins d’Emma ; cela pourrait donner : 1. soit une autre preuve des talents artistiques d’Emma (en continuant la deuxième phrase), 2. soit une autre preuve de l’orgueil de Charles à propos de sa femme (développement de la première phrase). On s’attend donc, inconsciemment, à lire ‘les’ (les dessins) au lieu de ‘le’ (Charles) ; ainsi, le lecteur peut admirer, depuis le chemin qui mène vers l’église, dans la salle des Bovary, à travers la porte ouverte, les dessins d’Emma Bovary. Mais non, subitement, la caméra, après s’être éloignée de l’intérieur de la maison, braque sur Charles – et non pas sur les dessins. Et elle cible plus particulièrement les pantoufles de Charles.

Ce changement de perspective - intérieur vers extérieur ; objets (dessins) vers personnage (Charles) et nouveaux objets, des pantoufles - est très brusque. De même, la structure de la phrase, faisant suite à la phrase précédente, est troublante et rajoute à l’étonnement lorsqu’on a terminé la lecture de la phrase et compris son contenu. Surprise et transition brusques probablement voulues, et cela pour deux raisons :

1. Cette troisième phrase complète la première phrase, et est mise en contraste avec elle ; deuxième phrase : Charles est orgueilleux des dessins d’Emma ; troisième phrase : Charles est orgueilleux de… ses propres pantoufles en tapisserie.

2. Cette dernière phrase sert – du point de vue technique - surtout de tremplin à l’alinéa suivant. Dans la troisième phrase on voit Charles ‘au repos’ (dimanche ? tous les soirs, tous les matins, lorsque les gens du village vont à l’église?). On le verra, dans l’alinéa suivant, ‘au travail’ et ‘après son travail’. À nouveau : contraste (repos/travail). Et on glissera avec souplesse de Charles ‘au repos’ à Charles ‘au travail’ grâce aux détails qui illustrent sa vie : ce qui est, en fait, contraste, devient, pour le lecteur, captivé par la suite de détails qui illustrent ces deux aspects de Charles, enchaînement naturel.

La chute

Mais il y a encore un autre élément important à relever dans ces quelques phrases.

En fait, la troisième phrase du premier alinéa pourrait faire partie de l’alinéa suivant ; mais en la plaçant ici, et en la faisant débuter par une structure grammaticale qui d’emblée déroute car elle crée l’illusion que Flaubert développe l’idée émise dans la phrase précédente (Charles a raison d’être orgueilleux de sa femme), Flaubert la met en contraste avec la phrase précédente et l’on a déjà une petite ‘chute’ dans l’alinéa ; c’est probablement l’effet majeur qu’il visait. L’orgueil de Charles (orgueil de sa femme), énoncé dans la première phrase, illustré et concrétisé par la deuxième phrase, se condense, à la surprise du lecteur, non pas dans d’autres qualités d’Emma, mais dans les ‘belles pantoufles en tapisserie’ que Charles exhibe à l’intention des villageois depuis le pas de la porte. On le ‘voit’ sur le pas de la porte, et on s’étonne de la petitesse de son orgueil. Ainsi, ces pantoufles en tapisserie, juxtaposées aux dessins d’Emma, nous peignent le personnage avec autant de justesse qu’une analyse psychologique rigoureuse.

Rapidité, concision. Ces quelques détails, l’air de rien, nous en disent long sur Charles et Emma. Mais elles décrivent surtout un thème : l’orgueil de Charles ; l’orgueil marital et matériel du médecin de campagne : ‘il s’estimait davantage de posséder pareille femme’ – et d’être médecin de campagne ; ces deux ‘choses’, qui nourrissent son orgueil, il les exhibe à sa façon : dans la salle, et sur le pas de la porte ; on a là une belle amorce du portrait de Charles – en trois phrases.

Le contraste

Portrait dense, rapide, où l’explicitation par un détail crée la nécessité de détailler ce détail : les dessins sont faits ‘à la mine de plomb’, sont ‘petits’ mais encadrés dans des cadres ‘très-larges’, pendus à la muraille avec des ‘cordons verts’. Et le fait d’évoquer Charles ‘en repos’ sur le pas de la porte, incite Flaubert à compléter cette image (condensée dans l’objet : pantoufles) par une série d’autres détails qui, à leur tour, dans les alinéas suivants, détailleront le contraire, l’opposé : Charles ‘au travail’ et ‘après le travail’ ; cela fera l’objet des deux alinéas suivants (2 et 3) où l’on verra les détails déferler.

Disons-le déjà maintenant : les détails, en nous éblouissant de leurs couleurs vives, imprévues, nous cachent la structure ; cette structure étant ici une variation sur le thème ‘orgueil’, fonctionnant ainsi : Charles est orgueilleux d’Emma ; mais aussi de lui-même, c’est-à-dire de sa profession. Il l’est au repos, et il le sera au travail. Et cet orgueil s’avérera vain. Pour prouver cela, Flaubert aura à nouveau recours au procédé du contraste : l’orgueil de Charles, par quoi débute cet extrait (alinéa 1), sera contrebalancé par l’opinion de la mère de Charles émise dans la toute dernière phrase qui clôt cet extrait (alinéa 8). Celle-ci jugera ‘qu’il n’est pas raisonnable d’adorer (Emma) d’une façon si exclusive’ ; cette opinion de la mère Bovary est exactement à l’opposé de l’opinion de Charles ; c’est la fin, la chute de cet extrait pris dans son entièreté: le ‘tableau’ de Charles est clos. Cet extrait répond donc à une structure, née de l’agencement des détails, et le thème principal (‘orgueil’) a été exploré grâce à ces mêmes détails et par le procédé du contraste.

Objets, détails, les regards changeants et partagés

Mais examinons d’abord pour quelles raisons la mère Bovary pourrait mettre en doute l’orgueil de Charles. On verra que ce sera principalement à l’aide de détails concrets, concentrés sur des objets matériels et des actions quotidiennes (et non pas : l’analyse psychologique) que Flaubert nous laisse deviner les raisons de cette attitude.

Il suffit pour cela de lire le deuxième et troisième alinéa :

(2) Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il demandait à manger, et, comme la bonne était couchée, c’était Emma qui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait les uns après les autres tous les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.

(3) Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne.

On y lit le portrait de Charles détaillé : on le voit lorsqu’il revient de son travail, pendant le dîner, la nuit, le matin et Charles, sortant du lit, s’étant habillé. Pour nous rendre cela, Flaubert choisit la succession chronologique de détails (nuit jusqu’au lendemain, le matin inclus), jusqu’à ce qu’on retrouve Charles à nouveau sur le pas de la porte, mais cette fois-ci, frais, dispos et botté, prêt à sortir pour aller travailler et faire ses visites dans la campagne. Ce sont, à nouveau, les détails qui illustreront le caractère de Charles, nous le montreront, ainsi que la relation entre lui et son épouse. Le deuxième et troisième alinéa forment un tissu de détails.

Et, à nouveau, ici, changement de ‘focus’ car, en réalité, bien que nous regardions Charles parfois comme un lecteur, présent dans sa demeure (on voit Emma qui sert des plats à son mari), le matin, lorsque nous voyons la tête de Charles ‘les cheveux blanchis par le duvet de l’oreiller’, avec, à côté de lui, son ‘bonnet de coton’ et son ‘foulard’ (qui a glissé de ses oreilles), il se peut que nous le voyions à travers les yeux d’Emma. Comment voir ces détails si nous ne sommes accoudés sur un meuble voisin ou même assis sur le lit conjugal, la tête penchée sur celle de Charles ? Et il se peut que ce portrait de Charles au lit nous inspire de la pitié pour Emma, qui est obligée d’admirer ce tableau plutôt décevant de Charles, homme orgueilleux, médecin de campagne, et qui étale les bienfaits de son ascension sociale en montrant ses pantoufles en tapisserie depuis le pas de la porte, et en nous montrant, le matin, ses cheveux blanchis par le duvet de son oreiller. C’est là la force de ces détails : ils nous obligent à regarder Charles de plus près, comme s’il était un être vivant, un proche que nous côtoyons chaque jour. Et nous ne pouvons que ressentir, comme Emma, une déception à l’image de Charles tel qu’il est lorsqu’on le détaille.

Dans le quatrième alinéa, finalement, on verra la mère de Charles qui s’introduit dans la maison du nouveau couple ; elle aussi fait partie du caractère de Charles : car elle ‘continue’ à le voir régulièrement, tout comme elle le faisait déjà lors du premier mariage de Charles (avec Madame Dubuc) – et il l’y autorise ; elle fait partie de la personnalité de Charles. Cette intruse aura à lutter avec la place qu’a acquise sa bru auprès de son fils. Mais, du point de vue technique, elle sert surtout à porter un regard ‘de l’extérieur’ sur Charles et le couple des Bovary et à apporter une nouvelle touche au thème principal : l’orgueil (de Charles ; et du nouveau couple).

Nous avons vu Charles à travers les yeux de l’auteur ; à travers les yeux des habitants d’Yonville allant à la messe ; à travers les yeux d’Emma ; maintenant nous le verrons à travers les yeux de la mère Bovary. Nous le regardons donc, sous différents angles, avec chaque fois des yeux littéralement différents.

Objets cachant la structure ; la ‘citation’

Relisons maintenant les quatre premiers alinéas. Que voyons-nous ?

Charles et des espaces (même s’ils ne sont pas nommés) : ‘la salle’, le pas de la porte, le lieu où l’on mange, la chambre à coucher. Charles et sa femme (cette femme étant un être vivant, mais qui, dans ces trois alinéas, n’est rien de plus qu’un ‘figurant’, un objet animé qui meuble les espaces qui font partie de son univers et qui nous prête ses yeux pour scruter Charles). Charles et les objets de sa femme (dessins), Charles et ses objets à lui (pantoufles, redingote, bonnet, foulard, oreiller, ‘fortes bottes’), Emma et la mère Bovary et les objets que se disputent ces deux femmes (le bois, le sucre, la chandelle, la braise, les achats chez le boucher, le linge). Il est clair que le portrait de Charles se compose principalement d’objets. Ces objets sont les détails dans ce portrait. Ces objets sont tellement évidents, on s’y accoutume s’y vite que, lorsqu’ils n’y sont plus, par exemple, dans l’alinéa suivant (le quatrième), ils nous manquent, et on est un peu étonné, comme lecteur, de devoir lire des mots abstraits tels que ‘bonheur’, ‘tristesse’, ‘désertion’, ‘tendresse’ etc., mots fades et vagues dans ce texte où chaque attitude et pensée avant tout se matérialise, et, pour le lecteur, continuellement, se concrétise dans des espaces et des objets qui, eux, à leur tour, sont détaillés, et surtout de façon visuelle : on les voit. La description de l’orgueil de Charles s’effectue par la vue d’objets faisant partie de sa vie intime, non pas par l’analyse de ses pensées (intérieures). On le regarde, à travers les yeux du narrateur, des gens du village, d’Emma et de la mère Bovary.

Cependant, les détails ne servent pas uniquement à montrer, illustrer (dans ce cas-ci : à illustrer le personnage ‘Charles’). Ils structurent le récit du livre (pris dans sa totalité) et parfois même d’une façon qu’on serait tenté d’appeler ‘subliminale’. Arrêtons-nous, pour démontrer cela, au troisième alinéa, deuxième phrase : ‘fortes bottes’ etc. ; voici l’alinéa :

(3 ; deuxième phrase) Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bon pour la campagne.

Que nous apprend l’analyse des détails qu’on y lit ?

1. Charles a des goûts vestimentaires vulgaires comparés à ceux d’Emma, tels qu’ils se développeront dans la deuxième partie du roman (allusion anticipative ; contraste) ; en outre, le roman débute par une description extravagante, voire grotesque de la casquette de Charles : ses us et coutumes vestimentaires, il est clair, laissent à désirer ; ces bottes confirment cette constatation; voilà donc la fonction superficielle, factuelle de ce détail vestimentaire.

2. En détaillant les ‘fortes bottes’, Flaubert nous dit que l’empeigne était ‘tendu comme par un pied de bois’ (mes italiques). À nouveau Flaubert détaille le détail, et sa description de l’empeigne de ces bottes fera peut-être le délice des fétichistes ou accros de la mode vintage; mais là n’est pas l’intérêt de ce détail du détail. La ruine de Charles, sa perte de réputation comme médecin, commencera par sa tentative, d’abord heureuse, ensuite désastreuse, de soigner un pied bot, ce qui obligera le malheureux patient à être amputé (par ce même Charles) et à utiliser une jambe de bois (écho, renvoi au-dedans du roman). On pourrait, selon moi, inverser le tout et dire : Flaubert a d’abord voulu intégrer dans son portrait de Charles une allusion anticipative à la jambe de bois (qui devait apparaître plus tard dans le roman) ; il a donc insisté sur les ‘bottes’ que porte Charles, en cherchant à les détailler jusqu’à ce qu’on sente cette allusion. Et Flaubert a ensuite, pour contraster avec ces bottes (objets de travail), rajouté les ‘pantoufles en tapisserie’ (objets de repos) : contraste. En d’autres mots, les pantoufles appartiennent à cette catégorie de choses qu’on appelle ‘objets qu’on chausse’ mais qui, ici, illustrent l’orgueil de Charles au repos ; les bottes (avec leur ‘pied de bois’), étant ‘des objets qu’on chausse’, tous comme les pantoufles, illustrent l’orgueil qu’aura Charles de vouloir opérer un pied bot et d’avoir la présomption d’y réussir ; Charles au travail est tout aussi vainement vaniteux qu’au repos. Tout cela, nous ne le savons pas encore. Peu importe, nous le découvrirons en continuant la lecture du roman (et inconsciemment, nous capterons l’allusion, même sans pouvoir nous expliquer pourquoi). Allusion qui d’ailleurs nous sautera aux yeux si un jour nous décidons de relire le roman. En lisant que l’empeigne était ‘tendu comme par un pied de bois’, automatiquement nous penserons à l’histoire du pauvre homme, soigné par Charles, et qui terminera sa vie en sautillant sur une jambe de bois.

Ainsi, le roman devient un univers en soi, où des ‘cordons’ subtils mais réels, disséminés dans le texte, relient les détails entre eux. Et ces détails, la plupart du temps, se rattachent à des objets.

À noter d’ailleurs que les ‘cordons verts’ (auxquels sont suspendus les cadres des dessins d’Emma) se retrouvent ailleurs, dans cet extrait : il y a des cordons, servant à fermer l’oreiller mais qui se ‘dénouent’, ce qui laisse échapper le duvet, qui, s’accumulant sur les cheveux de Charles, le font apparaître, chaque matin, ‘les cheveux blanchis’.

C’est ainsi que se développent et se réfléchissent, l’un dans l’autre, en se créant réciproquement, les détails ; que se crée un réseau de détails, qui structurent le récit. Dans ce cas-ci, - en revenant aux bottes de Charles - Flaubert ‘joue’ avec la catégorie : ‘pieds’, ‘ce qu’on chausse’, ‘forme de chaussures’, ‘texture/matériel de chaussures’, ce qui lui donne, comme détails : des pantoufles en tapisserie ; les bottes telles qu’il les décrit ; et ces deux objets contrastent au-dedans de cet extrait-ci (repos/travail), et, en outre, renvoient, à travers le détail ‘tendu comme par un pied de bois’ à une scène que l’on retrouvera plus tard dans le roman et qui traitera d’un pied bot (pied) qui sera remplacé par une jambe de bois (bois) ;

3. qui plus est, on apprend, par la phrase en italiques, ‘c’était bien bon pour la campagne’ (qui accompagne la description de ces bottes) la façon de s’exprimer simple et médiocre de Charles. On a là une ‘citation’, proche du style indirect libre. Qu’est-ce, une ‘citation’ ? Le personnage dit (ou a coutume de dire) quelque chose, sous forme lapidaire, ou a une certaine conviction, et l’auteur donne cette phrase sans aucune indication supplémentaire, mais en accentuant, grâce aux italiques, l’importance de cette phrase ou conviction pour illustrer le caractère du personnage.

L’emploi de la ‘citation’ (libre) est crucial dans Madame Bovary, et y est un procédé stylistique important, visant à augmenter la fluidité et la rapidité du récit.

Flaubert n’a pas recours à : ‘Charles avait alors coutume de dire : ‘C’est bien bon pour la campagne’’ (style direct) ; ni à : ‘Charles ne s’en préoccupait guère, estimant/prétendant que…’ (style indirect simple). Flaubert n’utilise pas non plus un court dialogue entre les deux époux pour introduire cette opinion de Charles en style direct, intégré dans un dialogue (imaginons une petite dispute entre les époux, et Emma lui reprochant ses ‘fortes bottes’ très laides, à quoi Charles, naïf incorrigible, incapable de comprendre le reproche de sa femme, spontanément lui répond : ‘Mais c’est bien bon pour la campagne !’) ; non, la citation seule suffit. Ce genre de ‘citations’ ajoute à la rapidité du récit : c’est comme un frottis rapide sur une toile mais essentiel pour la totalité du portrait.

Le procédé de la citation allège (littéralement) le récit : on a le caractère, ou ses opinions, en une seule phrase, courte, concise, parfois incisive, phrase qui, en outre, reflète la façon de parler ou de penser du caractère concerné. Ce procédé, tout comme celui du détail, remplace l’analyse psychologique longue et fastidieuse. En fait, il a la même fonction que le procédé du style indirect libre, qui, lui aussi, vise surtout à alléger le récit et à en augmenter la rapidité mais, en même temps, ‘peint l’homme/la femme de manière auditive’, c’est-à-dire, donne l’opportunité à l’auteur de nous faire ‘écouter’ un personnage en peu de mots.

La ‘citation’, descendante orpheline de l’analyse psychologique.

Voilà donc ce que sont et ce que génèrent les ‘citations’. Mais quelle est leur origine ? Et en quoi Flaubert les utilise-t-il différemment d’autres auteurs ?

Flaubert, cherchant à accélérer son récit, invente un nouveau procédé. Ces citations sont en fait souvent des maximes. L’utilisation de maximes est courante dans l’analyse psychologique telle qu’on la trouve dans les romans ; mais alors c’est le narrateur qui les emploie ; en faisant cela, il passe du concret (l’analyse d’un personnage) à l’abstrait (une digression sur ‘la femme’, ‘l’amour’, ‘l’illusion’, ‘la vanité’ etc), en présentant cette maxime comme un commentaire sur le comportement ou les dires d’un personnage. Un commentaire de ce genre analyse mais surtout généralise ce qui est concrétisé dans le personnage. Personnage A est glouton ; on dira : il fait/dit ceci ou cela ; occasion rêvée pour ajouter une belle maxime : ‘Il agissait donc comme tout glouton, dont on sait qu’il....’ Voilà ce que sont les ‘maximes’ dans les romans. Ces maximes peuvent souvent être élaborées. Alors elles deviennent analyses ‘filées’ car, partant d’un seul ou de quelques postulats (‘le glouton, comme l’on sait, a l’habitude de…’, ‘la femme est telle ou telle’ ; ‘l’amour a tel ou tel écueil’), on développe cette maxime et donne une sorte d’aperçu psychologique sur le thème traité. On retrouve ce procédé très souvent chez Balzac, ainsi que chez Proust. Du point de vue structurel il est très utile, car il fait appel au lecteur et demande son adhésion. La maxime, alors, devient une variation du : ‘N’êtes-vous pas d’accord avec moi/n’avez-vous pas éprouvé, dans votre vie privée, tout comme moi, cher lecteur, que le glouton/la femme/l’amoureux fait/dit/ceci/cela etc… ?’ La maxime devient ainsi dialogue biaisé avec le lecteur. De plus, elle fournit l’opportunité de donner une portée universelle à ce qui sinon ne serait qu’un fait unique, concret, tel qu’il est raconté dans le livre. La maxime a donc comme avantage de généraliser, si pas porter sur un plan universel ce qui n’est qu’histoire très concrète et personnelle. Et elle donne à l’auteur l’opportunité de faire un aparté, comme le ferait un acteur dans une pièce de théâtre : il s’adresse directement au public, et tout en feignant de lui faire des confidences personnelles qu’il énonce dans le vide il débite des vérités universelles.

Prenez Eugénie Grandet de Balzac : le livre pullule de ces longs développements de maximes (surtout sur ‘la femme’). Prenez le premier chapitre d’Albertine Disparue de Proust : en dépit des quelques détails concrets qu’on y retrouve, ce fragment est surtout une analyse du chagrin et du jeu des multiples revirements de l’âme dépitée face au départ d’un être aimé, certes, mais pas assez aimé pour qu’on veuille vraiment le garder auprès de soi ; ce qui génère un questionnement inquiet et tortueux : l’être aimé est-il parti parce qu’il ne nous aime plus, ou parce que nous ne l’aimions plus assez et souhaitions secrètement son départ? Voilà le thème de cette analyse. On y sent Proust qui d’abord analyse les ‘intermittences du cœur’, et ensuite, y rajoute les détails concrets : ce qu’il n’a pu faire dans ce fragment de La Recherche, ou du moins n’a pu le faire comme il le voulait, par manque de temps ; aussi, suite à ce manque de remaniement, le fragment formant le début d’Albertine Disparue en souffre et démontre qu’au départ il était une analyse psychologique du narrateur sur ses amours, analyse concentrée sur le thème : ‘le chagrin et l’oubli’ (titre de ce chapitre). On a là l’analyse dans sa forme la plus pure et simple : l’analyse bien développée, pourvue de maximes, de raisonnements, de plaintes, d’oppositions entre le cœur et la raison, de petites illustrations concrètes (mais qui jamais ne doivent faire oublier le ‘plan’ de l’analyse) etc., telle qu’on la retrouve chez les grands écrivains français du 17ème siècle, tels Pascal, de la Rochefoucauld, et, dans sa forme la plus belle et élaborée, chez de la Bruyère : là, la maxime élaborée devient ‘portrait’ d’un homme ‘concret’ qui, à la fois, est le prototype d’un ‘caractère’ universel. La psychologie du dix-neuvième et vingtième siècle a remplacé la morale et la philosophie du dix-septième siècle ; mais on reste dans l’analyse, avec comme élément stylistique préféré la maxime, qui peut être développée en ‘maxime filée’. Balzac aimera ces analyses, Proust les perfectionnera à merveille. Dans Madame Bovary, par contre, on trouve rarement des développements de ce genre. En d’autres mots, la maxime (simple ou filée), est l’héritière moderne (19e/20ème siècle) de l’analyse philosophique/morale du 17ème siècle ; et tant la maxime que l’analyse visent à ‘caractériser’ un personnage ou à commenter une situation.

Le roman de Flaubert rompt avec cette tradition, dont on peut constater la continuation chez Balzac et Proust. Chez Flaubert, les analyses sont concrétisées dans les personnages, limitées aux personnages, enfermées dans les personnages, dans la description des objets (par le narrateur), de leurs dires (dialogues, citations) et pensées (rendues, quelquefois, par une description, mais souvent, à nouveau, par les citations ‘indirectes’ que nous venons de décrire). C’est une ascèse d’écriture voulue. Il n’y a pas d’analyse psychologique, fournie par un être omniscient, et, de plus, cultivé, érudit, fin connaisseur de l’âme humaine et de ses ressorts intérieurs. Il n’y a que les personnages, et le peu qu’on puisse supposer d’eux sur base de ce qu’ils nous montrent, et de ce qui leur échappe (dans leurs paroles). Et il y a les objets et détails : une masse de détails et d’objets qui entourent les personnages et remplacent l’analyse ; au lieu de longs développements de maximes (tels qu’on les trouve p.ex. chez Balzac, et Proust), qui sont comme de larges bandes de peinture de couleur unie, on voit une série de petits points : le pointillisme de Flaubert, qui, dans chaque point, condense un objet. Et grâce à ces menus détails (car souvent on ne les aperçoit même pas) il nous laisse deviner, nous, lecteurs, le caractère des personnages. Voilà la seule chose que peut nous offrir l’auteur. Cela répond au désir de Flaubert d’être un auteur ‘invisible’ dans son œuvre. Il est invisible comme auteur, et comme narrateur. Plus il devient invisible, plus il est nécessaire que les personnages deviennent visibles, concrets, grâce à l’accumulation de détails, nous montrant des objets. Mais il serait plus correct de dire que le narrateur est ‘inaudible’ dans son œuvre. On ne l’entend jamais émettre une opinion sur ses personnages. Il ne juge pas ; il montre. Balzac et Proust, par contre, sont continuellement présents dans leur œuvre ; on les entend commenter leur propre œuvre. Balzac se mêle au récit et donne son commentaire en tant qu’auteur ; dans par exemple Eugénie Grandet il nous ressasse ses opinions sur ‘la femme’. Proust s’y mêle en tant que narrateur (le ‘je’) dès que ce ‘je’ nous livre ses analyses et ses maximes. Tous deux aiment commenter leurs personnages ainsi que leurs émotions (chez Proust : celles du ‘je’ inclus) ; dès qu’ils le font, ils ont recours à la maxime, la maxime simple ou la maxime filée (qui, souvent, devient petit ou long exposé et qu’on peut d’ailleurs lire avec plaisir, uniquement pour la satisfaction esthétique qui en résulte, peu importe le contenu, tout comme on lit avec plaisir une comparaison filée, tout comme les lecteurs du XVIIe siècle aimaient lire les Caractères). Ils adorent commenter, analyser, juger, aider le lecteur à bien comprendre de quoi il s’agit, ou du moins l’introduire dans leurs tâtonnements timides, toujours provisoires de la réalité. C’est leur côté philosophique, moralisant. Rien de plus intéressant pour eux que le comportement de l’homme, ‘les intermittences’ d’un cœur amoureux, le fonctionnement et la raison d’exister de l’art, la nécessité ou la disparition de la vertu, les affres de la société ; le concret, pour eux, ne peut se voir qu’à l’aide d’un raisonnement abstrait qui l’accompagne et ce raisonnement nous est fourni à travers les maximes, courtes ou longues – rien de cela chez Flaubert. Ce dernier se limite à montrer ce qu’est un personnage, une société, etc. Le monde en est réduit à ce qu’il est matériellement, aux objets et c’est donc à travers ces mêmes objets, et rapetissés, coincés dans un monde plat, uniquement matériel (sans la présence d’une réalité supplémentaire qui s’ouvre sur le monde de la vertu, de la moralité, ou du surnaturel, au contraire, dans un espace sans ciel, sans horizon surnaturel, et sans philosophe attablé tout près, demandant notre attention avec d’amples gesticulations et prêt à tout embellir et expliquer avec des ‘maximes’ débitées à souhait) qu’on voit défiler les personnages. Les personnages sont englués dans la réalité ; rien ne leur permet d’en échapper. De plus, pour bien montrer ces personnages (en évitant tout commentaire), Flaubert préfère les montrer en les détaillant. Même un ‘gros plan’ (p.ex. l’image d’un marché) ne peut être vu qu’en le découpant en différents ‘plans’ plus petits et en juxtaposant les détails de ces différents plans réduits. Un monde petit, horizontal, s’occupant de détails, et que l’on peut décrire uniquement à travers les détails : dans un tel espace, les maximes n’ont pas leur place. Autant inviter un mammouth à se tapir dans le logis d’une souris. Si maximes il y a, elles se retrouvent surtout dans les monologues de Homais (ou ses dialogues avec le curé), mais elles sont les plus frappantes sous leur forme abrégée, familière, parfois grotesque, telle qu’on la trouve chez à peu près tous les personnages : dans les citations. La maxime, au lieu d’étoffer un récit, de se draper autour d’un personnage comme un large habit somptueux qui lui donne de l’ampleur, de la profondeur et du sérieux, l’autorité d’un prophète clamant l’existence d’une autre réalité plus élevée et belle, qu’elle soit sociétale, politique ou religieuse, est devenue une petite exclamation fortuite sans vrai contenu, un petit cri vain et d’une platitude exemplaire, échappé par hasard à l’un des personnages – exclamation que le lecteur recueille et à laquelle il ne ferait pas attention s’il ne savait que, malheureusement, cette ‘maxime’ du personnage, tout bête qu’elle est, est suprêmement révélatrice d’une conviction profonde. Toute philosophie, toute profondeur, toute nuance moralisatrice en est évacuée ; il ne reste plus que la conviction toute personnelle, tronquée, obtuse, très superficielle et peu réfléchie d’un personnage ; voilà ce qu’est la ‘citation indirecte’, telle qu’on la retrouve chez Flaubert : l’héritière pitoyable et orpheline de l’analyse psychologique.

La structure de la phrase

Mais il y a surtout, dans cet extrait, la structure de la phrase ; cette structure est capitale. Dans ce cas-ci : l’ennui, créé par la routine conjugale décrite dans cet extrait, est suggéré par la structure de la phrase, où il y a parallélisme, où Flaubert cherche à resserrer les éléments qui la composent au maximum (style rapide, resserré), par la structure, l’énumération, le choix des mots, et par une chute. Un exemple : la troisième phrase dans le deuxième alinéa:

Il disait les uns après les autres les gens qu’il avait rencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’il avait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos et ronflait.

Trois fois la même construction :

les gens /qu’il avait rencontrés ;

les villages /où il avait été ;

les ordonnances /qu’il avait écrites.

Il s’agit clairement d’une énumération, et ce caractère ‘énumératif’ est accentué par la structure grammaticale parallèle.

En fait, on a là le genre de monologue probablement itératif (et très, très énervant) de Charles qui, le soir, énumère tout ce qu’il a fait à Emma, alors que celle-ci, comme une Marthe de l’évangile, silencieusement et dévotement passe de la cuisine à la table pour lui servir les plats. Pauvre Emma, obligée d’écouter son mari loquace !

Écoutons-le, il parle de gens ; de villages ; d’ordonnances, en les énumérant un à un, l’un après l’autre (avec force détails ?). Ensuite, ‘satisfait de lui-même (de son travail, mais tout aussi bien de son énumération), Charles se livre à des actions toutes simples, décrites sans emphase : il mange, épluche, croque, vide, s’en va se mettre au lit… (non pas : dévore, attaque, sirote, boit ou ingurgite d’une traite, titube jusqu’au lit, s’affaisse etc.). On assiste au quotidien, rendu par des détails quotidiens, avec des mots quotidiens, simples, dépouillés et qui, par là, sont plus forts et percutants que les ‘grands mots’ soi-disant précis, mais recherchés et qui dans ce cas-ci, deviendraient hyperboliques et grotesques (dévorer etc.).

Cette phrase nous montre Charles tel qu’il est au quotidien, réellement, concrètement. Il mange, il épluche, il croque, il vide sa carafe ; voilà tout ce que l’on peut dire de Charles. Puis Charles s’en va se mettre au lit, se couche sur le dos et ronfle (en l’espace de trois mots, Charles s’endort).

Le ‘ronflait’ est brutal, peut-être même de mauvais goût, banal, relevant du cliché, mais met un point d’orgue impressionnant à cette énumération des actes de Charles. On a la preuve indéniable que l’époux dort, qu’on a atteint l’apogée d’une soirée merveilleuse chez les Bovary. Et on pourrait dire aussi : on est dans le réel, le vrai réel, qui se moque de l’illusion et des rêves d’un jeune couple – tout comme les mots manger, croquer, vider ; mots qui, eux aussi, dans leur simplicité, banalité, relèvent du réel.

Dans la chute de cette phrase se condense toute la médiocrité et l’aspect répétitif de ce qui se passe chaque soir chez ces jeunes mariés, et l’auteur suggère, sans le dire explicitement, la déception d’Emma face à cette routine et l’absence de rapports sexuels (le lecteur est presque adossé au Charles repu, couché sur le dos, inaccessible car ronflant). Quelle est la sensation que provoque cet alinéa ? Lassitude ; ennui. On pense à : platitude. C’est exactement de quoi il s’agit ; et Flaubert nous le fait sentir grâce à des mots quotidiens, simples.

L’énumération et la ponctuation

Est-ce là la seule chose à faire pour créer ce sentiment de lassitude, répétition, platitude ? Utiliser des mots simples ? Non. Il s’agit de savoir comment agencer ces mots simples, quotidiens. Dans cette phrase, se trouve un procédé cher à Flaubert : l’énumération : il juxtapose, fait ‘dévaler’ toute une série d’actions, et les fait arriver à leur point culminant dans les derniers mots de la phrase qui en forment la chute. Cette juxtaposition explique aussi pourquoi il y a peu de ‘et’ (les virgules, suivies d’un verbe et d’un objet direct, ou d’un verbe seul, accélèrent l’énumération), pourquoi, souvent (dans d’autres parties de Madame Bovary) il y a des points-virgules : ces points-virgules marquent les pauses entre ou au-dedans des phrases qui, dans leur ensemble, forment une énumération. Pour forcer le trait, on pourrait dire que le contenu en soi a moins d’importance que la rapidité avec laquelle se succèdent des petites phrases qui, chacune, nous montrent un détail d’une scène ou de certaines actions et ainsi, par touches successives, nous la rendent dans sa globalité. On pourrait comparer cela à une caméra qui, pendant par exemple un dialogue, passe d’un visage à l’autre, ensuite capte la chambre où se déroule la conversation, braque sur les vêtements, un froncement de sourcil, la bouche, les yeux, les mains etc. En suivant les mouvements de la caméra, l’œil du spectateur fouille la réalité. Il assiste à la conversation et mesure son impact ou le degré d’honnêteté ou de dissimulation des interlocuteurs grâce aux détails qu’il voit. On aura un bel exemple de cela dans un alinéa suivant : l’on se dit des cajoleries, ‘avec un petit frémissement des lèvres’ qui trahit la colère.

Ici, on voit défiler une suite de détails, à première vue fortuits, parfois minuscules, même ridicules (jusqu’aux cordons de l’oreiller qui se dénouent la nuit, mais cordons nés de la nécessité d’expliquer le duvet sur les cheveux de Charles : le détail crée le détail) mais reliés entre eux par ce qu’ils veulent démontrer : la banalité de la vie de couple, l’orgueil de Charles. Pour augmenter la rapidité, Flaubert laisse même tomber une virgule : ‘et satisfait de lui-même’. Suivant les règles modernes de l’hyper-ponctuation, on devrait écrire : ‘et, satisfait de lui-même, il…’ (c’est la version qu’on retrouve dans l’édition de la Pléiade) – mais, si nous nous fions à cette édition-ci, il apparaît que Flaubert s’y refuse, car cela brise le courant de la phrase, la fluidité, et, en laissant tomber cette virgule, il resserre les liens entre les trois parties de la phrase :

1. Les trois parties de l’amorce de la phrase, à structure parallèle ;

2. la transition : ‘et satisfait’ ;

3. l’énumération des sept actes que Charles accomplit chaque soir : manger, éplucher, croquer, vider, se mettre au lit, se coucher sur le dos, ronfler.

Chaque acte est introduit par le ‘il’ qui se trouve immédiatement après ‘satisfait’ : Charles donc, satisfait (de son travail, et/ou de l’énumération qu’il en a faite dans les trois premières parties de la phrase à structure parallèle) accomplit chacun des actes suivants avec la même satisfaction ; cette satisfaction est, elle aussi, proche de l’orgueil qui forme le thème principal de cet extrait. On voit Charles agissant (parlant, mangeant, buvant, allant se coucher etc.) avec une entière satisfaction. Le mot ‘satisfait’ est le mot central, le pivot de la phrase ; et il est littéralement accolé à chacune des sept actions de Charles : il les accomplit, en effet, avec un même degré de satisfaction, aussi banals qu’ils puissent être. Grâce à ce petit détail – quasiment imperceptible pour le lecteur – l’absence de la virgule, l’énumération gagne en intensité.

Relevons, en passant, un détail étonnant : l’on peut supposer qu’Emma ne sert pas chaque soir du miroton. Cependant, dans cette énumération qui veut démontrer les habitudes quotidiennes des Bovary, se glisse un plat qu’elle ne sert que de temps en temps ; un détail particulier (d’une soirée, lorsqu’on mange le miroton) devient exemplaire de la répétition des actes quotidiens. La recherche de détails va jusqu’à insérer un détail non quotidien dans la quotidienneté des Bovary ; et précisément ce détail, en soit impossible (car non quotidien), rend plus plausible et plus réaliste l’énumération, et plus étouffante leur vie quotidienne.

Le procédé d’énumération est crucial dans Madame Bovary. En fait, il y a énumération dans les phrases (p.ex. la phrase se terminant sur ‘ronflait), dans les alinéas, dans les chapitres, et dans l’ensemble du roman ; et il y a chute dans les phrases, à la fin des alinéas, à la fin des scènes, des chapitres, des trois parties.

On a là la structure de base de toute l’œuvre : objets, énumérations, chutes.

Tout s’enchaîne, dévale, poussé vers la fin, grâce au procédé de l’énumération, et cela se fait avec une cadence régulière, marquée par des chutes intermittentes. Ce sont les détails (concentrés sur des objets), les actions elles-mêmes (non pas les raisonnements, ni les analyses, ni les émotions) qui structurent le récit. Tout le roman est principalement énumération de faits et d’actes qui s’emboîtent, par des renvois d’objets ou de scènes (p.ex. ‘tendu comme par un pied de bois’ ici – jambe de bois plus tard ; première visite de la mère à sa bru – deuxième visite plus tard (voir deuxième extrait); première visite du père Rouault – deuxième visite plus tard, après la mort de Emma). Cela est comparable à un scénario pour un film (Flaubert travaillait avec ce qu’il appelait des ‘plans’, qui, en fait, forment un scénario). Mais il y a deux options pour écrire un scénario : soit on utilise la méthode de la surprise et des éternels rebondissements ; soit on utilise le principe des renvois au-dedans de l’œuvre. Flaubert choisit le deuxième principe, et c’est précisément ce principe-là qui, s’alliant avec l’enchaînement des événements décrits dans le script, donne la cohérence au livre et le structure. Le choix de ce principe est important, car il donne aussi une certaine tonalité à l’œuvre : elle en devient plus sereine, lente, et, si elle est réussie, plus équilibrée ; son succès ne repose pas sur l’énergie se dégageant de la succession d’événements imprévus, de surprises, mais sur l’attention qu’elle requiert du lecteur et de la satisfaction qu’elle génère lorsqu’on sent qu’une certaine tension est arrivée à son apogée, ou qu’un événement, dont on devinait la future réalisation, a lieu tout comme on le prévoyait. Seul inconvénient : la lenteur ; il est presque impossible d’éviter la lenteur ; ce à quoi Flaubert a cru remédier grâce aux procédé de l’énumération de détails (les détails se substituant à l’analyse psychologique). Il a dû reporter son attention sur les procédés évitant la sensation de lenteur, car il était conscient que son œuvre était basée sur un principe qui risquait, avant tout, de provoquer la lenteur ; de là son obsession pour la rapidité ; et comme, en fait, il n’avait rien de joyeux ni de bien profond (ou consolant) à raconter, le voilà obligé de chercher un moyen pour ‘alléger’ le récit – ce qu’il fera en faisant déferler les détails. C’est comme un rideau recouvert de dessins, et qui flotte au-devant de la scène et qui sert à nous faire oublier que derrière ce même rideau se déroule un drame, suivi d’un décès et que ce même rideau recouvrira le cadavre. Les détails nous font oublier le vrai drame – drame qui n’a rien de palpitant, qui se déroule dans un milieu médiocre et avec une extrême lenteur.

Les personnages agissent, subissent ou réagissent, dans un décor détaillé : et voilà tout le récit tel qu’il se déroule, ‘dévale’, au niveau superficiel. Le vrai récit se trouve sous la surface des faits rapportés, énumérés. Sous les paroles proférées des personnages. Il se déroule dans les détails, dans les objets : vêtements, mobilier, maison, pièces, rues, jardin, fiacre, campagne etc. Dans les quelques dialogues (d’habitude très courts, et souvent remplacés par une seule phrase ou quelques phrases en ‘indirect libre’) et les citations. C’est au lecteur de se faire une idée de ce que sont et pensent les personnages à l’aide de ce qu’ils font, du peu qu’ils disent et des objets qui les entourent, qu’ils achètent, manipulent etc. On assiste à une tragédie immergée dans un monde matériel ; explicitée par le matériel (Charles exprime son orgueil non pas par des paroles, mais en encadrant les dessins d’Emma ; il exprime son orgueil d’être médecin du village non pas en le disant mais en posant sur le pas de la porte avec ses pantoufles en tapisserie ; il exprime sa vanité envers sa femme non seulement par ses paroles, mais par ce qu’il fait après lui avoir énuméré ses exploits de la journée passée : par sa conduite à table – éplucher, vider, boire, etc. - et par sa façon d’aller se coucher) ; le matériel illustre et, à la fin, créera la tragédie (la ruine des Bovary sera provoquée par les emprunts d’Emma, ces emprunts étant nécessaires afin de pouvoir s’acheter des objets de luxe qui concrétisent son orgueil, tout comme les ‘pantoufles en tapisserie’ concrétisent l’orgueil de son mari, et afin de pouvoir, accoutrée d’une façon luxueuse, qui va de pair avec son orgueil, dépenser l’argent du ménage et même l’endetter pour satisfaire ses goûts romanesques, sa soif d’aventures amoureuses). Sans objets, qui livrent la plupart des détails, Madame Bovary n’existerait pas quant au ‘script’ ; sans objets et détails, qui dévalent, avec des chutes régulières, à la fin des phrases, des chapitres, des parties du roman, depuis le début du livre jusqu’à la fin, Madame Bovary serait devenu un roman quelconque, pareil aux plus mauvais romans de Balzac, à structure décousue, et où le manque d’intrigue est masqué par de longues analyses. Cet extrait est à l’image de tout le roman, en ce qui concerne l’utilisation des détails et leur agencement, menant à une série de ‘chutes’ successives, ces deux procédés visant à illustrer le drame, à le montrer, à nous démontrer comment il va s’aggravant, progressivement, à nous le laisser sentir dans toute sa cruauté, son inanité, sans jamais nous le dire explicitement ; ce sont les personnages qui se chargent de nous démontrer à quel point ce drame est, en soi, ridicule : par leurs actions, par les objets qui les entourent, et par leurs citations.

Quatrième alinéa: évocation de la mésentente entre la mère Bovary et sa bru par les détails (des objets), et les citations (des pensées de la mère Bovary) en italiques. Chute de cet alinéa dans la dernière partie de la dernière phrase : ‘chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère’ :

(4) Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venait voir comme autrefois, lorsqu’il y avait chez eux quelque bourrasque un peu violente ; et cependant madame Bovary mère semblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinq plats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande. Emma recevait ces leçons ; madame Bovary les prodiguait ; et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le long du jour, accompagnés d’un petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère.

À noter que chaque alinéa de ce premier extrait se termine sur une chute : si on lit, l’une après l’autre, les dernières phrases de chaque alinéa, on a tout le contenu de cet extrait, résumé en petites phrases laconiques ou rhétoriques (p.ex. dans cet alinéa-ci : l’oxymoron paroles douces/colère).

À noter aussi, dans ce quatrième alinéa : deux ‘citations’ de la mère Bovary (prémonitoires : car elle met en garde le jeune couple contre ‘leur genre trop relevé’, contre leurs dépenses exagérées et leur gaspillage; ce train de vie dépensier, en effet, auquel participent les deux époux – Emma en faisant des achats inconsidérés, Charles en les acceptant sans s’y opposer – à la longue ruineront les Bovary). Écho au-dedans de l’œuvre : ‘La mégère (mère Bovary) avait bien raison’, se dira-t-on en relisant le livre. Déjà dans les premières pages du livre on trouve les germes du drame ultérieur.

À noter, finalement: les deux dernières citations dans cet alinéa. On entend la mère et la bru se parler, se cajoler gentiment (ma fille ; ma mère), tout en ne pouvant réprimer une réaction physique spontanée (le ‘petit frémissement des lèvres’), réaction que l’on voit. Cette réaction (visible) est reprise et explicitée dans la dernière partie de la phrase. Pourquoi y a-t-il contradiction entre le contenu cajoleur et la forme sous laquelle on l’énonce ? Parce qu’il y a contradiction entre la parole et l’émotion sous-yacente, et cela est dû à la colère : on entend à nouveau des ‘paroles douces’ dites ‘d’une voix tremblante de colère’. Tout cela – les centaines de fois que la mère Bovary et Emma se sont croisées dans la maison de Charles et que la mère Bovary prodigue ses conseils et qu’Emma l’écoute, en colère, tout comme l’est la mère Bovary -, ces centaines de fois que l’on pourrait rendre dans une centaine de scènes différentes mais finalement lassantes - tout cela est condensé dans une seule phrase assez courte, bien équilibrée, se terminant sur une chute : les paroles douces ne concordent pas avec la colère. Mot majeur de tout cet alinéa : la colère ; c’est la seule chose que les deux personnages de cet alinéa ont en partage : leur colère. Chute : le mot ‘colère’ résume l’alinéa.

Ceci n’est pas une comparaison

Cinquième alinéa: seule partie où l’on dit les ‘grandes choses’ (émotions) explicitement (‘tendresse’, ‘envahissement’, ‘silence triste’), et moins de détails :

(5) Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore la préférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma lui semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en matière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma, concluait qu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive.

À comparer avec le fragment où Flaubert décrit l’exaltation religieuse d’Emma dans sa jeunesse – reprise, en écho, dans la subite dévotion d’Emma dans la troisième partie et, à nouveau, l’attitude d’Emma oscillant entre dévotion et rejet de la religion lors de sa mort : Flaubert y écrit dans un autre style ; il y est trop impliqué ; tout en voulant ironiser, il ne résiste pas à la tentation de vouloir prendre l’exaltation d’Emma au sérieux, de vouloir la comprendre, l’analyser, voire la justifier: on n’y retrouve plus cette distance à l’égard du personnage : l’auteur rentre dans le personnage d’Emma, l’habite, a recours à l’analyse intérieure, au lieu de le faire agir selon ses intentions, jetées sur papier, condensées dans son ‘plan’, et de l’observer et de le décrire du dehors, à travers les objets et les détails, comme il fait d’habitude.

Dans ce cinquième alinéa : une comparaison :

‘et elle observait le bonheur de son fils avec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison.’ (mes italiques)

Flaubert et les comparaisons : sujet à traiter (apparemment, dans Madame Bovary, c’est surtout Bouilhet qui incitait Flaubert à les utiliser et qui, probablement, les acceptait ou refusait ; Proust ne les aime pas, mais dans l’article où il se prononce sur le ‘style’ de Flaubert il donne uniquement des exemples puisés dans ‘L’éducation sentimentale’[i].

Première remarque.

Je trouve cette comparaison très réussie et frappante ; encore faudra-t-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par ‘comparaison’. De quoi s’agit-il ? À nouveau, on regarde de l’extérieur la maison des Bovary : on les y voit attablés. Dans les alinéas précédents on voit Charles, orgueilleux, déambuler dans la salle ; on voit Charles sur le pas de la porte (de l’extérieur donc); on a assisté aux repas de Charles et Emma comme si on était attablé avec eux ; le soir, nous sommes allés dormir avec les Bovary, quasiment en partageant leur lit, et nous nous sommes réveillés avec eux: nous voilà à nouveau rejetés au dehors de la maison de Charles et Emma – et les voilà à nouveau attablés.

Mais qu’en est-il, non pas des espaces que nous avons visités, mais de la comparaison ? Il est tout à fait vrai que la mère Bovary a perdu sa place dans son ancienne maison ‘envahie’ par la bru, et qu’elle est ‘ruinée’, non pas matériellement, mais psychologiquement : elle est ‘désertée’ par son fils. Voilà ce qui relève de l’analyse psychologique. Mais : est-ce que cette comparaison creuse surtout cet aspect psychologique ?

Non. La comparaison n’est pas une comparaison, mais plutôt une explicitation imagée des sentiments de la mère Bovary, ayant un autre but: nous faire sentir ce qu’elle sent : l’orgueil vain des Bovary ; et nous le sentons (et donc : Flaubert a réussi) ; mais comment donc Flaubert réussit-il à nous faire sentir cela ? Le lecteur se sent, comme la mère Bovary, exclus de cette maison où il avait libre accès dans les alinéas précédents. Au lieu de nous livrer une ‘comparaison’, Flaubert nous détaille, rend visible, concrète, palpable l’exclusion de la mère Bovary. En nous faisant sortir de la maison il nous oblige à regarder les Bovary du dehors, littéralement : depuis l’extérieur de leur maison, comme si nous étions la mère Bovary se trouvant à l’extérieur de la maison.

C’est là, précisément là que se situe la comparaison : nous devenons une personne expulsée, tout comme la mère Bovary. C’est une comparaison d’ordre spatial et personnel. Il n’y a pas, à proprement parler, d’objet que l’on compare à un autre; il y a les détails que nous avons lus – et s’y ajoutent les détails de l’image fournie par le fait que Flaubert nous a fait sortir de la maison des Bovary.

À nouveau : détails, et non pas : comparaison. Tout reste dans le détail. Nous continuons à regarder le décor: la maison Bovary, l’objet appelé ‘maison Bovary’. Il y a quelques instants, nous la voyions à travers les yeux des villageois. C’est nous maintenant qui nous trouvons ‘sur le pas de la porte’, non pas le dos tourné vers la porte, comme Charles au début de cet extrait, mais le visage tourné vers les carreaux, au travers desquels nous regardons ‘les habitants de cette ancienne maison’. Et nous voyons, comme la mère Bovary, les Bovary dînant, et qui ne se soucient plus de nous. Tout comme la mère Bovary nous connaissons la vie intime des Bovary (et leurs dépenses inutiles) ; mais ils ignorent notre existence ; en nous identifiant à la mère Bovary, nous regrettons, en les voyant agir ainsi, qu’ils semblent vouloir ignorer les sacrifices qu’elle a faits pour son fils et nous déplorons ‘les négligences’, dans la gestion de l’argent, de sa bru. Car, en effet, la mère Bovary compare ses ‘sacrifices’ aux ‘négligences’ de sa bru. C’est là, à nouveau, une ‘comparaison’, mais très matérielle, et qui ne s’ouvre pas sur un autre monde ; la mère Bovary compare ses sacrifices – en temps, énergie, en attention aux livreurs, à la qualité des denrées, à l’argent – aux ‘négligences’ d’Emma sur ces mêmes points : nous restons dans le concret, au niveau des objets.

Charles Bovary, rejoignant le camp de sa femme, ignore sa mère. Les Bovary l’ignorent. Elle n’existe plus pour eux ; nous n’existons pas non plus. On nous tolère, on nous dit ‘cher lecteur’, ‘chère lectrice’, mais par leurs gestes, leurs regards, et avec ce petit frémissement des lèvres qui ne trompe pas, les Bovary nous disent: ‘Nous vous serions gré de quitter notre maison.’ Et, tout comme la mère Bovary, doucement, sans bouger, nous nous imaginons que nous nous trouvons au dehors de la maison. Et de là, nous voyons deux personnes très satisfaites et nous avons enfin et pour la première fois une vue d’ensemble sur le couple : sur Emma et son mari ; sur Charles et son épouse ; sur la maison où ils habitent. Sur leur satisfaction. Ils ne nous regrettent pas. Un passant quelconque qui regarderait par les carreaux les soupçonnerait heureux, satisfaits, mais nous opinons (nous, qui les regardons de l’extérieur et venons de voir les détails de leur vie privée) que cet orgueil et cette satisfaction ne sont qu’illusion. Aussi, en tant que lecteur, après nous être identifiés à la mère Bovary, nous sommes obligés d’en venir à la même conclusion qu’elle à la fin de cet extrait : cet orgueil n’a pas lieu d’être. Notre conclusion concorde avec celle de la mère Bovary, et cette conclusion clôt, à son tour, l’extrait : nous voilà partageant les opinions de la mère Bovary, et nous retrouvant donc, vers la fin de l’extrait, à l’opposé de l’opinion que nous nous faisions de l’orgueil de Charles et des Bovary lorsque nous commencions à lire l’extrait. Nous avons suivi la logique de l’extrait, l’exploration du thème : ‘orgueil’. Mais cette conclusion ne peut nous venir à l’esprit qu’à travers l’image (introduite par cette comparaison) de notre exclusion de la maison des Bovary. Elle naît de notre identification à la mère Bovary, grâce à tous les détails que nous avons appris dans les alinéas précédents, et grâce aux espaces que nous avons explorés de cette même maison Bovary.

Flaubert donc, au lieu de nous livrer une ‘comparaison’ classique, nous donne une nouvelle vue ‘biaisée’ sur la réalité qu’il décrit. Nous avions déjà utilisé les yeux d’Emma pour voir Charles se réveillant dans son lit ; nous voilà dotés des yeux de la mère Bovary pour les voir tous deux, Emma et Charles, sombrant dans leur satisfaction factice. Mais cela, nous aurions été incapables de le voir si on ne nous avait rassasiés de détails dans les alinéas précédents, si on nous avait obligé de rester dans l’interaction (étouffante, et ponctuée d’une colère sournoise) entre la mère Bovary et sa bru (alinéa précédent), et si on ne nous avait concrètement obligés à sortir de la maison, pour voir maintenant, de l’extérieur, ce que nous avions déjà vu de l’intérieur.

Flaubert nous fait ambuler dans le décor, comme il l’a déjà fait depuis le début de l’extrait, car nous sommes passés de la ‘salle’ au dehors, pour arpenter le chemin menant à l’église, puis nous sommes rentrés dans le lieu où les Bovary dînent, dans leur chambre à coucher, et, accompagnant les deux dames qui se cajolent en ne pouvant dissimuler leur colère, nous avons visité tous les lieux de la maison (cuisine, buanderie etc.) – et maintenant Flaubert nous dit : ‘Sortez, avec la mère Bovary, et je vous offrirai une vue d’ensemble de cette maison – car c’est là, dans cette maison, que se déroulera le drame. Et vous saurez qu’il découle de l’orgueil.’

En effet, les Bovary veulent jouer aux bourgeois aisés, respectés. Rôle qui ne leur convient guère. Nous sentons le drame qui se déroulera, en partageant la détresse de la mère Bovary, qui, pour être peu sympathique, n’en est pas moins une vraie Cassandre : elle nous prédit la ruine des Bovary.

L’injonction : ‘Sortez , lecteur! Vite, sortez, allez voir cela de l’extérieur ! Je vous donne à voir la maison des Bovary, en jetant bas les cloisons des décors intérieurs’ de Flaubert est déguisée en comparaison, car en dépit de la comparaison introduite par le mot ‘comme’, 1. on reste dans le concret ; et 2. ce ‘concret’ se limite à la maison des Bovary ; 3. ce concret reste réel, et ne s’éloigne pas de la réalité de la maison des Bovary, bien au contraire : on regarde à nouveau cette maison que l’on connaissait déjà, fût-ce de l’intérieur. On est dans le rajout d’un détail qu’on ne nomme pas, et qui est plutôt concrétisation, plus précisément encore : action concrète que nous effectuons nous, lecteurs. La comparaison ne donne pas accès à un autre monde, elle nous confine au décor, nous fait tourner autour d’un seul monde clos : le souci du détail s’empare de la comparaison.

Deuxième remarque : dans cet alinéa, on retrouve peu de détails à proprement parler; on a des mots au lieu d’objets ; des mots abstraits et lourds de sens : bonheur, envahissement, etc., mots qui, bien que faisant partie du vocabulaire de l’analyse psychologique, sont creux. Le contraste avec les alinéas précédents – mouchetés de détails - se ressent. D’autre part : un récit avec uniquement une énumération de détails concernant objets et actes qui illustrent et évoquent les sentiments serait d’une médiocrité et d’une tristesse absolues et créerait de la monotonie (effet pernicieux produit par la lenteur). C’est donc à propos que Flaubert laisse, ici, tomber son habitude (ou manie) de détailler et se livre à une petite analyse psychologique.

Troisième remarque : il faut arrêter de détailler, afin de bien marquer la fin du thème traité, l’orgueil (injustifié) de Charles. Il faut, en d’autres mots, marquer la fin de l’extrait et bien montrer qu’on a atteint la fin du thème ‘orgueil’. Cela se fait par l’introduction de mots traitant d’émotions (tout comme le faisaient la première et deuxième phrase du premier alinéa). C’est l’effet de la boucle : le lecteur a l’impression que le thème (‘orgueil’) a été traité : il le sent grâce aux dernières phrases de cet alinéa. Charles a, selon lui, toutes les raisons d’être orgueilleux d’Emma ; la mère Bovary, par contre, a toutes les raisons de trouver cette adoration de Charles exagérée : elle a perdu son propre orgueil de se sentir indispensable pour son fils et elle ne comprend pas pourquoi Charles, l’ayant adorée jusqu’ici, reporte cette adoration sur sa femme. Les Bovary : l’orgueil démesuré. La mère Bovary : l’orgueil blessé.

Ce dernier alinéa est comme une grosse ligne à la fin d’un chapitre, ou entourant un dessin : en voilà assez pour le portrait de Charles, nous dit Flaubert; je me suis épuisé à vous condenser, en quelques phrases à première vue simples et anodines, une multitude de détails. Je n’ai rien dit, rien expliqué, j’ai décrit ; j’ai montré ; vous avez vu les bottes de Charles, ses pantoufles, ses cheveux blanchis, les cordons de son oreiller ; que vous faut-il de plus ? Vous comprendrez que, tandis que Charles tire orgueil de sa femme, la mère Bovary ne trouve ‘point raisonnable de l’adorer d’une façon si exclusive’. Néanmoins, une chose est claire : Charles est amoureux de sa femme ; il l’adore, et il a son orgueil à lui, son horaire fixe, ses habitudes figées et ses convictions fermes. Reste à savoir si Emma, voyant son mari tel qu’il est (et tel que nous l’avons vu, nous, lecteurs, à travers l’œil d’Emma) continuera à l’aimer. Est-ce raisonnable d’aimer un tel homme ? Vous ai-je suffisamment détaillé cet homme ?

Le contenu d’un paragraphe

On a donc un portrait psychologique de Charles et du couple des Bovary sans analyse psychologique ; celle-ci est immergée dans le détail. Tout est dans le détail ; et l’extrait lui-même est structuré par un thème (‘orgueil’), qui est élaboré au travers de détails qui s’enchaînent d’une façon chronologique (p.ex. Charles depuis le soir jusqu’au lendemain), ou par opposition (Charles au repos ; Charles parlant de son travail), ou par analogie (pantoufles/bottes), ou par renvois littéraux (deux fois : cordons), thème qui aboutit à une chute à la fin de l’extrait.

De même, on retrouve des chutes à la fin d’une phrase, d’un alinéa au-dedans de l’extrait. Les chutes scindent le récit en toutes petites parties autonomes, énumérées l’une après l’autre et qui forment comme des ‘atomes’ qui s’agglutinent en petites parties. Chacune de ces petites parties forme, collée à d’autres parties, un chapitre ; les chapitres forment à leur tour des ensembles plus grands, ceux que Flaubert a nommés ‘parties’ : première, deuxième, troisième partie ; et tout se suit : les mêmes principes de contraste, d’analogie, de renvois, de chutes etc. régissent la structure et la succession des chapitres et des parties, et ce sont la plupart du temps des objets (ou des êtres de moindre importance, comme par exemple Justin, ou même Berthe, l’enfant d’Emma qui, en réalité, du point de vue technique, sert surtout à illustrer le caractère d’Emma, et a, vu sous l’angle de la structuration de l’œuvre, la même fonction et importance que la levrette d’Emma) qui, posés comme des jalons dans le texte, demandent à être repris plus tard, ou explicités tout de suite, et ainsi relient les parties du récit. Mais ces objets (ou animaux ou êtres de moindre importance) sont en soi des détails au-dedans du récit ; et ils sont indispensables : ils sont les points de repère du drame ; car c’est dans les objets qu’est visible et que se déroulera le drame. En outre, les objets sont les éléments minuscules à l’intérieur des parties autonomes (comme par exemple cet extrait) et qui voguent d’une partie du récit à l’autre, parfois d’une façon visible et claire (la mère Bovary qui rend visite aux Bovary ici, et les reverra dans la deuxième partie), parfois d’une façon subtile, moins claire (le pied bot). Voilà donc un des procédés de structuration du roman dans l’ensemble : l’utilisation de détails concernant des objets ; ils sont comme les petits points de boursouflure sur un tissu qu’on aurait brûlé ; grâce à ces points nous savons qu’elle était la nature de ce tissu, le tissu étant le drame, les points les traces visibles de ce qu’est maintenant le tissu. Et les objets sont plus que des objets, car j’ose, du point de vue technique, parler de personnages de second ordre comme s’il agissait d’objets, parce qu’ils fournissent avant tout les détails nécessaires pour dresser le portrait des personnages principaux ; on pourrait dire que la mère Bovary est ‘l’objet’ qui nous prête ses yeux pour porter un autre regard sur les Bovary. Voilà la fonction de cette gentille dame. Elle nous procure ses yeux pour voir Charles et Emma et pour structurer le récit : lorsqu’elle reviendra (dans le prochain extrait) elle retrouvera le même couple dans un stade plus avancé du drame.

Mais il y a d’autres procédés aussi, que l’on retrouve dans chaque page de Madame Bovary :

1. l’énumération (ayant pour but : légèreté, rapidité, enchaînement des différentes parties minuscules, car l’énumération, glissant d’une partie à une autre, nous fait précisément oublier qu’il y a enchaînement ; l’énumération vise à cacher une structure composée d’éléments qui se succèdent et dont la succession est, avant tout, régie par le principe du contraste, de l’opposition – comme ici, dans cet extrait pris dans son ensemble : Charles adore Emma – la mère Bovary la méprise (début et fin de l’extrait) ; ou, à un niveau plus restreint : Charles au repos – Charles au travail ; ou, changement de ‘focus’ : Charles orgueilleux des dessins d’Emma – Charles orgueilleux de ses pantoufles etc. ; ces contrastes et oppositions, illustrés et atténués par les objets et les détails, forment la structure de base – et la façon dont ces contrastes, illustrés par des objets, se suivent d’une façon à première vue anodine, toute naturelle, nous font oublier la structure, illustrée et cachée par les détails);

2. le ‘jeu’ des détails (renvois entre eux, au-dedans de cet extrait et vers d’autres extraits, p.ex. l’empeigne des bottes et le pied bot et la jambe de bois). La rapidité est l’effet principal de cette énumération, faite avec, littéralement, au niveau de la phrase, le moins de mots possibles, en accumulant des détails dans un espace le plus restreint possible (l’énumération sans ‘et’ y contribue), en forçant parfois la ponctuation, en employant des mots simples, quotidiens (évitant toute emphase et tournures de phrases littéraires, sauf si, par exemple, pour le langage solennel de Homais, il faut lui donner un langage alambiqué pour illustrer, montrer le personnage par ses dires et ses actions – mais on est alors dans la ‘citation’ longue et, en fait, on détaille l’objet appelé Homais).

3 Finalement, le procédé du style indirect libre, mais, surtout, celui de la ‘citation’ ; ce dernier procédé étant un des moyens préférés pour accélérer le récit et entrer dans la psychologie des personnages sans devoir les analyser laborieusement de l’intérieur ou avoir recours aux maximes courtes et élaborées, prétextes à de longues analyses du personnage qui feignent le décrire de l’extérieur (mais, en fait, décrivent son ‘intérieur’).

Le récit se ‘déroule’ devant nos yeux. L’auteur nous ‘montre’ objets, décors et personnages, même lorsqu’il traite un thème abstrait, ‘l’orgueil’. Il nous ‘ouvre les yeux’. Il nous oblige surtout à regarder (tout cela est très visuel ; l’auditif et le sensitif n’y ont qu’une part restreinte). Car c’est en nous laissant voir Emma par les yeux de Charles et de sa mère, en nous montrant Charles tel que le voient Emma et sa belle-mère, en nous montrant la mère Bovary qui regarde Emma, Charles et le couple d’Emma et Charles, tant à l’intérieur que depuis l’extérieur de la maison, tous ces personnages étant entourés d’objets qui en disent long sur eux et que Flaubert détaille à l’excès (tout comme un psychologue analyserait dans les moindres détails les attitudes et les pensées d’un personnage en fouillant tous les recoins de son âme) que Flaubert évoque, sans nous en parler explicitement, le contraste entre illusion et désillusion chez ce couple de jeunes mariés.

La fausse modestie de l’auteur omniscient

Ici, Flaubert nous fait pressentir les problèmes qu’aura a affronter ce couple à première vue satisfait et convaincu de l’être en nous faisant assister à sa routine quotidienne (reposant surtout sur des objets) et en nous détaillant les objets que Charles et Emma affectionnent, en d’autres mots : en détaillant, avec recul, soigneusement et systématiquement, l’extérieur des personnages, les objets autour d’eux et un des décors (appelé ‘maison des Bovary’) au-dedans duquel se déroulera le drame ‘Emma Bovary’. Et les remontrances de la mère Bovary concernant ‘l’économie’ des Bovary (la gestion de leur argent, qu’ils utilisent pour accumuler des objets trop chers, ou en trop grande quantité, et qu’ils gaspillent) nous préparent au drame de la ruine qui se produira à la fin du récit. Mes ces remontrances nous sont montrées à travers l’énumération des objets dont il s’agit – objets que l’on voit ‘commentés’ par la mère Bovary et que l’on voit l’un après l’autre défiler en ‘close up’ devant nos yeux. Le détail nous expose le drame, nous montre ses raisons, nous laisse deviner sa réalisation, tout en nous le cachant continuellement. On a un récit, composé de détails (d’objets, de parties physiques des personnages : les lèvres ‘frémissantes’ d’Emma et de sa belle-mère), de sons - les dialogues, s’il y en a ; mais surtout : les ‘citations’, ou les dires en style indirect libre (nous y reviendrons dans le prochain extrait). Ce récit illustre un drame, qui est précisément créé par l’importance que revêtent les objets et les ambitions et les rêves et illusions des personnages ; Flaubert nous les a montrés, et nous laisse deviner le drame futur, sans l’expliciter. Il est un narrateur ‘omniscient’ qui a fait de son mieux pour nous cacher son ‘omniscience’, ou plutôt sa ‘préscience’ ; il nous fait croire qu’il en sait autant que ses personnages, c’est-à-dire très peu de ce qui leur arrivera. En relisant le texte, après avoir terminé le roman, nous saurons que, subtilement, il nous avait déjà tout suggéré, sans le dévoiler.

Deuxième extrait : Deuxième partie, 7e chapitre:

(1) Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent ensemble de longues conférences au sujet d’Emma.

(2) A quoi se résoudre ? que faire, puisqu’elle se refusait à tout traitement ?

(3) - Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme ? reprenait la mère Bovary. Ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels ! Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit.

(4) - Pourtant elle s’occupe, disait Charles.

(5) - Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.

(6) Donc, il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire des romans. L’entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s’en chargea : elle devait quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu’Emma cessait ses abonnements. N’aurait-on pas le droit d’avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d’empoisonneur ?

(7) Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu’elles étaient restées ensemble, elles n’avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit.

(8) Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville.

(source : Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de Province. Édition définitive. Paris. G. Charpentier, éditeur, 1877 ; chargé sur Gallica bibliothèque numérique ; bnf.fr)

Écho du premier extrait: la mère Bovary revient chez les Bovary, suite à la conduite étrange d’Emma. Renvoi (on revient sur la mauvaise entente entre la mère Bovary et Emma Bovary, déjà suggérée dans le premier extrait).

Rapidité inouïe de la transition

Les premiers alinéas (1 à 3) donnent un exemple incomparable de la rapidité que Flaubert voulait mettre dans son récit ; c’est d’ailleurs avec la même rapidité - en quelques alinéas seulement, ceux qui forment cet extrait (1 à 8) – qu’on a toute la ‘scène’ de la visite de la mère Bovary, du début jusqu’à la fin. Dans les deux cas : rapidité, mais qui, quant à l'extrait pris dans son enièreté, est le résultat surtout de la structure et d’un procédé stylistique nouveau et hardi.

Pour mieux expliquer cela, nous commençons par les premiers alinéas. On y retrouve, dans le deuxième alinéa, un exemple du style indirect libre :

À quoi se résoudre? Que faire, puisqu’elle se refusait à tout traitement.

Cela donnerait, en style direct simple:

‘Que faire’, dit-t-il (Charles Bovary à sa mère), ‘puisqu’elle se refuse à tout traitement ?’ En style indirect simple on aurait : ‘Il dit ne pas savoir que faire, vu qu’elle se refusait à tout traitement.’

Le style indirect libre allège la phrase, la rend plus courte, par le simple fait déjà qu’on n’a pas à préciser qui parle exactement ni comment cette personne s’exprime : on se passe du sujet et du verbe ; donc du ‘je/tu/il etc’ et du : ‘dit/murmura/répondit’ etc. Une fois ces éléments supprimés, la phrase est littéralement plus courte et dense.

Le style indirect libre, surtout, ajoute à la fluidité du récit et facilite aussi la succession rapide et souple de différents points de vue. Dans ce cas-ci il y a une fluidité parfaite dans les trois premiers alinéas.

Premier alinéa: la mère est priée de venir (et vient) ; deuxième partie de cette phrase (après ‘venir’): il y a ‘conférences’ de Charles et sa mère; deuxième alinéa (‘À quoi se résoudre ?): on est déjà, immédiatement, dans leur conversation (sans devoir écrire: ‘Charles dit’ etc.) ; troisième alinéa: la mère répond – en style ‘direct’, en dialoguant donc - à la question soulevée dans le deuxième alinéa. Ce n’est que là, dans le troisième alinéa que, du point de vue formel, commence le dialogue entre Charles et sa mère, dialogue qui se prolongera dans les alinéas suivants. En réalité, ce dialogue débute depuis le premier alinéa, et il est allégé par l’insertion de la phrase en style indirect libre du deuxième alinéa.

La fluidité est rehaussée par un autre procédé parallèle, la concrétisation progressive. Flaubert détaille: il passe de l’abstrait (‘conférences’) au concret (dialogue) ; de la suggestion d’un problème, à sa définition exacte. Tout comme dans le premier extrait, Flaubert aime à détailler ce qu’il a d’abord annoncé en termes vagues, abstraits (dans le premier extrait, il concrétise l’orgueil de Charles ; ici, il concrétise ‘les conférences’ en indiquant qu’elles sont nées du souci que se fait Charles concernant Emma). Mais il se passe autre chose aussi, qui est plus intéressant encore : l’objet de ces conférences n’est pas détaillé dans la première phrase ni dans le dialogue proprement dit, mais précisément dans la phrase intermédiaire qui n’est ni conférence ni dialogue (alinéa 2) : cette phrase, commençant par ‘À quoi se résoudre’, en style indirect libre, se trouve isolée entre la phrase précédente et la suivante. Flaubert a pris soin de la faire ‘ressortir’ en la démarquant des deux autres phrases : il en fait un alinéa. Tout cela donne du relief à ce qui ne serait devenu qu’un simple dialogue si Flaubert avait présenté le début de la discussion proprement dite sous la forme de dialogue en style direct depuis le début de l’extrait. C’est une trouvaille stylistique, qui non seulement donne du relief, mais, de plus, accélère le récit.

Flaubert donc, condense une scène en trois phrases et en trois phases :

1. préambule : premier alinéa ;

2. le souci de Charles exprimé en style indirect libre : deuxième alinéa ;

3. la réplique de la mère Bovary et début du dialogue formel : troisième alinéa.

Si Flaubert avait suivi la façon traditionnelle pour décrire ce dialogue, il aurait :

1. amorcé le dialogue en style direct depuis le début ;

2. en y rajoutant, en guise de préambule, plusieurs alinéas (depuis la demande formulée par Charles à sa mère jusqu’à la précision de l’objet de sa visite ; on aurait : la demande de Charles ; l’arrivée de sa mère ; la scène de rencontre ; le début du dialogue etc.). Ici, on retrouve tout cela, mais ramassé en trois phrases, et comme tout cela s’enchaîne d’une façon naturelle et fluide, on n’y prête guère attention, et c’était là le but de Flaubert : opérer une transition rapide de la scène précédente vers celle-ci.

Transition rapide mais non pas ‘vide’, car il s’y passe beaucoup de choses (invitation et arrivée de la mère Bovary), et on y apprend beaucoup de choses (les ‘conférences’ ; le thème de l’extrait). Transition ‘en dégradé’, ayant du relief, allant de l’abstrait vers le concret, en trois étapes : on passe 1. des conférences (abstraites) à 2. une remarque spécifique (mais présentée comme étant un souci personnel de Charles), et, de là, à 3. la réponse de la mère Bovary, qui prouve, elle, que cette remarque précédente faisait, en fait, partie de leur dialogue.

Le dialogue prouve donc, après coup, que nous écoutions déjà, sous une autre forme, sans le savoir, sans même soupçonner que nous écoutions un dialogue, une partie du dialogue entre Charles et sa mère.

Cette transition, en trois temps, est courte, dense et efficace. À peine l’a-t-on aperçue qu’elle s’efface déjà, et nous voilà plongés dans le dialogue proprement dit. Mais sans cette transition discrète, unique en son genre, avec l’emploi efficace du style indirect libre et l’insertion d’une phrase en indirect libre entre une phrase ‘vague’ et un dialogue, et l’amorce de ce dialogue se présentant comme la continuation de cette remarque en style indirect libre qui la précède, toute l’œuvre y perdrait ; car on a là un des apports typiques de Flaubert, un des choix personnels de son style, visant à augmenter la rapidité et la légèreté (formelle) du récit. C’est une innovation technique née de son désir de condenser les informations nécessaires dans un espace réel (la longueur d’une phrase) minimal, tout en maintenant une légèreté de style, et en utilisant des phrases courtes, et tout en ayant le souci de créer, pour le lecteur, la sensation qu’il ‘voit’ (littéralement, à travers les objets, mais aussi, grâce à la mise en page des alinéas), exactement ce qui se déroule, sans qu’il lui échappe un seul détail. On a ici un alliage rare et réussi d’exhaustivité et de concision. Et le but principal est de donner de la rapidité à un récit qui par la nature du thème, et le choix que s’est imposé Flaubert (traiter ce thème en clair-obscur, en contrastant les thèmes, les objets et les détails, en se limitant à des renvois au-dedans du livre, et en excluant les rebondissements), est lent – et risque de s’enliser dans une lenteur épouvantable.

Flaubert écrit, lors de la rédaction de Madame Bovary, concernant un autre ‘passage de transition’, que ce passage (de huit lignes) lui a coûté trois jours. Et il ajoute : ‘C’est un dialogue direct qu’il faut remettre à l’indirect, et où je n’ai pas la place nécessaire de dire ce qu’il faut dire, tout cela doit être rapide et lointain comme plan ! Tant il faut que ce soit perdu et peu visible dans le livre !’

Précisément : un alinéa de transition (comme ici), qu’on oublie sitôt qu’on l’a lu, prouve, par le fait même qu’on l’a oublié, qu’il a merveilleusement accompli sa fonction : être transition.

L’élaboration du thème

D’ailleurs, il y a une rapidité supplémentaire due à un parallélisme : ‘À quoi se résoudre ?/ Que faire ?’, (deux fois objets (in)direct précédant le verbe) et ces deux questions sont posées d’une façon elliptique (cette ellipse augmente, elle aussi, la rapidité). La remarque en style indirect libre du deuxième alinéa, qui absorbe et résume toutes les remarques initiales de Charles Bovary en une seule phrase a, à la fois, une fonction; elle nous présente, d’une façon succincte, bien marquée (par le fait qu’on y consacre un alinéa séparé), le thème de cet extrait : les soucis de Charles concernant Emma, son impuissance à l’aider. Ce thème est cependant déjà concrétisé (i.e. détaillé) : Charles se fait des soucis concernant le fait qu’Emma ‘refuse tout traitement’.

Et le thème général de cette scène – qu’on pourrait appeler ‘le souci de Charles’ ou ‘Emma refuse toute aide’ - sera développé comme suit :

1. Charles fait appel à sa mère ;

2. La mère Bovary vient à sa rescousse, mais au lieu d’alléger les soucis de Charles, et au lieu de persuader Emma d’accepter un traitement, elle ne fait que renforcer l’inquiétude de Charles (en lui représentant qu’Emma lit des ‘mauvais livres’), et elle n’arrive évidemment pas à persuader Emma de quoi que ce soit, car elle ne s’entend pas avec sa bru ;

3. Départ de la mère Bovary : le souci de Charles n’a pas trouvé de solution, et Emma continue de refuser tout traitement ; cependant Charles et sa mère croient avoir trouvé une solution. C’est eux qui se faisaient du souci, et ont mis la scène en branle ; dès qu’ils décident que la crise est matée, la scène peut se terminer. Fin de l’extrait. Rapidité, et économie des moyens, pour rendre cette scène.

On ne s’en rend pas compte immédiatement, mais les deux premiers alinéas sont d’une concision et d’une efficacité phénoménales. Et l’enchaînement vers le troisième alinéa, avec le début du dialogue, se fait de façon souple, de façon à ce qu’il passe inaperçu. Flaubert, capable de faire sentir une psychologie par une abondance de détails lorsqu’il le juge nécessaire (premier extrait), peut tout aussi bien retrancher toute information superflue lorsqu’il lui faut faire une transition qui en soi n’a que peu d’intérêt, et qui doit surtout contenir quelques informations essentielles, ces informations étant (en excluant ce que nous ‘lisons’ à la superficie : Charles invite sa mère etc.): le fait que Charles s’évertue à résoudre le ‘problème’ d’Emma ; qu’il dépend de sa mère (il a recours à elle en cas de problème avec sa femme) ; le fait que la mère de Charles dépend de son fils (elle accourt dès qu’il l’appelle ; et nous nous rappelons – voir le premier extrait – que la mère Bovary venait lui rendre visite lors de son mariage avec sa première femme, et a déjà rendu visite à Charles au cours de son second mariage : il y a interdépendance mère - fils) ; le fait que tous deux se soucient d’Emma qui, bien qu’elle ‘pose problème’ par sa conduite, n’a que faire de leur aide et, comme il s’avérera plus tard, ne se soucie pas d’eux. Car - et cela le lecteur le sait -, tous deux se trompent sur la nature du désœuvrement d’Emma et de son ‘refus de tout traitement’ ; ce refus n’est pas dû à la lecture de livres ‘contre la religion’ (comme le dira sa belle-mère), mais à sa désillusion (elle n’aime plus Charles) et à son chagrin d’amour (l’homme dont elle est tombée amoureuse, Léon, vient de quitter Yonville pour Paris).

Les ‘conférences’ dans la maison Bovary, censées résoudre le problème ‘Emma’, n’aboutiront pas, parce que le vrai problème se trouve ailleurs : Emma n’aime plus son mari – et, ce qui rendra la solution d’autant plus difficile : Emma déteste sa belle-mère. Tout cela a rapport au contenu.

Le jeu du dialogue (in)direct

Rapidité : idem pour le sixième alinéa (‘Donc, il fut résolu’ jusque ‘d’empoisonneur’).

Cet alinéa succède au dialogue, mais ici, à l’inverse de ce qui se passait pour la transition des alinéas 1. et 2. vers le dialogue débutant à l’alinéa 3., où le dialogue avait déjà commencé avant qu’il ne débute formellement, ici, le dialogue continue là où il semble terminé. Car la première phrase de ce sixième alinéa peut être lue comme : ‘Ils résolurent : ‘Nous empêcherons Emma de lire des romans.’ Et on pourrait même continuer cet alinéa en forme de dialogue. Cela donnerait :

‘L’entreprise ne me semble point facile’, objecta Charles.

‘Je m’en chargerai’, dit la mère Bovary. ‘Il suffit d’aller, quand on passe par Rouen, trouver ce loueur de livres. On lui représentera qu’Emma a cessé ses abonnements.’

‘Mais - il n’en voudra pas’, dit Charles

‘J’irai moi-même! Et je lui dirai, à ce libraire, que je suis la belle-mère, qu’elle m’a envoyée en personne pour faire cesser les abonnements.’

‘Et si le libraire s’y refuse ?’

‘Comment ça ? S’y refuser ? Oserait-il ? J’irai avertir la police ! N’ai-je pas le droit d’avertir la police et de dénoncer ce libraire comme empoisonneur d’âmes chrétiennes s’il persiste dans son métier?’

Que nous offre le sixième alinéa ? Toute la fin de ce dialogue en ‘condensé’, et écoutée de biais, comme si quelqu’un d’autre, reprenant les phrases des interlocuteurs, nous en donnait un compte rendu fidèle ; mais en délaissant la forme du dialogue. De plus, ce petit compte-rendu se termine par une belle chute, rendue en style indirect libre : c’est la dernière phrase de cet alinéa, qui donne une idée de l’entêtement de la mère Bovary. Car, on l’aura bien compris : sans que Flaubert doive l’indiquer, la personne qui fait cette remarque, c’est la mère Bovary ; sa remarque en style indirect libre à la fin de cet alinéa concorde avec ses critiques émises sur les ‘mauvais livres’ dans le quatrième alinéa. Il y a, en outre, ‘changements de perspective’ dans ce tout petit ‘compte-rendu’ du dialogue: on entend les deux interlocuteurs qui décident d’une seule voix une stratégie (‘on résolut’ ; ‘l’on empêcherait’ ; ‘l’entreprise ne semblait point facile’) ; ensuite, c’est la mère Bovary qui se détache de cet ensemble de voix : ‘Elle s’en chargea’ (ce qui signifie : ‘Madame Bovary mère dit : ‘Je m’en chargerai’ – on n’entend donc plus que sa voix à elle). Elle résume ce qu’elle fera (‘Elle devait etc.’), en intégrant dans ce résumé les objections faites (avant cela, ou pendant ce résumé) par Charles. Et elle conclut (et maintenant il n’y a plus que la voix exacerbée de la mère Bovary) : ‘Si le libraire s’y refuse, je le dénonce. J’ai tout de même le droit d’avertir la police si un libraire persiste à se conduire en empoisonneur !’ La mère devient littéralement et progressivement audible, sa voix se détache du ‘on’ où étaient mélangées les voix de Charles et de sa mère et la voix et les dires de la mère Bovary dominent la fin de cet extrait, bien que, formellement, on ne l’entende pas, car tout cet extrait est, à tout prendre, en style ‘compte rendu fidèle’ ; en d’autres mots : on entend les voix, on distingue le contenu, on peut même, à un moment donné, distinguer la voix d’une seule personne, mais on n’a pas les inconvénients de la longueur d’un dialogue écrit de la façon traditionnelle. Et tout cela donne une légèreté formelle au récit qui contraste avec la profondeur et l’aspect tragique de ce qui est décrit. Il est clair que cette discussion est ‘à côté de la plaque’ : les décisions qui en découlent, ne résoudront rien.

Il suffit de comparer ce style à certains dialogues dans Le comte de Monte-Cristo de Dumas – surtout dans les dernières parties - pour s’apercevoir de la distance que sépare les ‘compte-rendus’ flaubertiens des dialogues dumasiens. Dumas : introductions superflues, longueurs, fadeur, exclamations inutiles, dramatisation gratuite, retardements lassants, répétitions à l’envi, à l’instar de ce petit dialogue que nous avons écrit nous-mêmes ; rien de bref, de piquant, de surprenant ; Flaubert : concision, neutralité, fluidité, rapidité.

La structure d’une scène

En quoi consiste le dialogue qui court tout le long de cet extrait? Ce dialogue est avant tout, du point de vue formel, une structure. C’est une petite scène, avec début, milieu, nœud et fin. Et cette une structure ‘embrassante’, comme on la trouve dans des rimes ‘embrassées’.

Début : les deux alinéas que nous venons de décrire (arrivée de la mère Bovary, précision du problème) ; milieu : le dialogue de Charles et sa mère (alinéa 3 jusqu’à 5 inclus) ; nœud (alinéa 6 ; mais qui, en fait, est conclusion du dialogue de 3 à 5) ; fin (alinéa 7 et 8). Là aussi, comme toujours chez Flaubert, il y a structure, et elle est ‘embrassée’ : les alinéas les plus extérieurs (situés au début et à la fin) se renvoient l’un l’autre et encadrent à leur tour d’autres alinéas qui eux aussi se renvoient.

Il est clair que l’alinéa 1 renvoie à l’alinéa 8 :

alinéa 1 : arrivée de la mère Bovary ; alinéa 8 : départ de ‘Madame Bovary mère’ ; la scénette est bouclée.

Renvois aussi (à un autre niveau) entre alinéas 2 et 7 (placés respectivement immédiatement après 1 et avant 8) :

alinéa 2 : discussion entre Charles et la mère Bovary, condensée dans la remarque en style indirect libre de Charles et précisée par elle; cette remarque suit quasiment immédiatement l’arrivée de la belle-mère ;

alinéa 7 : le manque de discussion entre Emma et la mère Bovary (‘elles n’avaient pas échangé quatre paroles’) contraste avec l’alinéa 1, et ce manque est indiqué dans deux phrases qui introduisent le départ de la belle-mère (‘Les adieux de la belle-mère etc.’).

La relation entre 1 et 2 et entre 7 et 8 est donc du même ordre : l’arrivée de la mère Bovary est suivie de discussions entre Charles et sa mère ; son départ est précédé de son contraire, l’absence de dialogue entre la mère et Emma ; l’extrait débute par des ‘conférences’ tumultueuses et se termine sur un silence aigri.

Les alinéas 3, 4, 5, encadrés par les alinéas 1-8 et 2-7, contiennent le ‘dialogue’ proprement dit, et l’alinéa 6 nous livre la résolution des alinéas 3-5 (çàd les décisions que prennent Charles et sa belle-mère). Mais on peut douter que ces ‘solutions’ (aller ‘présenter’ au ‘loueur de livres’ qu’elle (Emma) cesse ses abonnements) aient eu un effet. J’y reviendrai. De toute façon, même si Emma n’arrive plus à lire des romans, elle trouvera bien une autre issue à son mariage décevant.

On flaire le caractère hypothétique de ce ‘véto’ contre les ‘romans’ (en enjoignant le ‘loueur de livres’ de cesser les abonnements d’Emma), en lisant la toute dernière phrase de l’alinéa 7. On devine que la solution ne crée qu’un nouveau nœud. La mère Bovary y dit qu’elle demandera au libraire de cesser les abonnements ; sinon, elle le dénoncera auprès de la police en l’accusant d’empoisonner (des âmes). Même dans cette société où la censure régnait, je ne crois pas que la mère Bovary puisse réussir à persuader la police d’interdire le libraire de vendre ses livres en avançant que ces livres ont ‘empoisonné’ sa bru. Aussi, l’alinéa 7 contient la résolution du problème (Charles et sa mère croient avoir trouvé une solution au problème et la mère Bovary est résolue à la faire exécuter), mais en même temps on devine que le libraire ne cèdera pas – que ce n’est que solution factice. De là : nœud. Le problème (la conduite d’Emma) est mal posé : Charles n’a pas à se soucier de ses lectures, mais de ses états d’âme, créés par l’amour ; la mère Bovary ne devrait pas s’attaquer à un libraire, mais en premier lieu à Charles, qui déçoit sa femme. Le problème étant (aux yeux de la mère Bovary) cette mauvaise lecture, il s’avère qu’il est impossible d’y mettre fin : le libraire ne cèdera pas. Cela, le lecteur le sait ; la mère Bovary le sait peut-être aussi (nous l’ignorons, mais je crois que oui ; pourquoi ne va-t-elle pas immédiatement à Rouen, mais y ira-t-elle ‘quand elle y passera’ ?) ; en outre, sachant que le problème d’Emma est d’ordre amoureux, le lecteur peut déjà prédire avec certitude que ce stratagème n’aboutira pas: Emma continuera à vivre dans le ‘désœuvrement’, qui est dû à son mariage peu heureux. Tout cela, nous le savons ou devinons (comme lecteur). Mais du point de vue formel, cela n’a aucune importance ; si nous nous tenons à la logique du récit, la mission de la mère Bovary est accomplie : elle repart chez elle, et, à l’occasion, ‘quand elle passera à Rouen’, elle y importunera un pauvre libraire. Comme les ‘conférences’ entre fils et mère (alinéa 1) ont abouti, elle peut repartir : ce qu’elle fera dans les alinéas 7 et 8. Fin de l’extrait, dont j’ai indiqué la structure particulière, très logique, ‘embrassante’.

La structure et le contenu

Et voilà qu’il se passe quelque chose d’amusant, qui se moque de cette belle structure et qui déborde du cadre du texte. Formellement, la scène est terminée ; la mère Bovary vient, fulmine, conseille, résout ‘le problème d’Emma’ et repart. La structure est fermée : l’alinéa 8 renvoie à l’alinéa 1 et termine donc l’extrait. Cependant, sur le plan du contenu, la scène n’est pas terminée du tout : le problème du désœuvrement d’Emma n’est pas résolu. C’est là un très beau contraste entre forme, structure et contenu. L’affaire est réglée ; le problème, cependant, persiste. D’ailleurs, Madame Bovary mère a-t-elle jamais importuné ce libraire ? Nul ne le sait ; nous n’en retrouvons aucune trace dans ce roman ; nous n’apprenons nulle part non plus que, grâce à l’action héroïque de la mère Bovary dénonciatrice, un libraire de Rouen a été arrêté, inculpé et incarcéré comme empoisonneur de l’âme sainte d’une lectrice de province. Ce que nous apprenons, par contre, en continuant la lecture du roman, et cela immédiatement après, dans ce même chapitre, c’est que dans la maison des Bovary rentre un nommé M. Rodolphe Boulanger. Homme dangereux, plus dangereux que Léon ! On assistera à la première rencontre d’Emma et Rodolphe ; ce dernier deviendra son premier amant. Il remplacera Léon, qui n’était certes pas l’amant d’Emma mais dont elle est tombée amoureuse. On aura à nouveau (comme chez Proust) : chagrin et oubli ; mais d’une façon beaucoup plus rapide que chez Proust. Proust : des pages entières d’analyse au début d’Albertine disparue ; ici : en quelques alinéas, tout au plus, un à deux chapitres, Emma prend le temps pour se chagriner du départ de Léon, l’oublier et ‘passer au suivant’, c’est-à-dire passer à Rodolphe. Ce chagrin d’ailleurs s’objectivera dans ses actes, sa conduite – entre autres : la lecture de mauvais livres ; non pas par une analyse (il suffit de lire les alinéas précédant cet extrait pour s’en convaincre).

C’est le souvenir de ce Léon qui a rendue Emma malheureuse et a créé le ‘problème’ que la mère Bovary réduit à la lecture de ‘mauvais romans’. Il est vrai qu’Emma lisait (après ce départ de Léon) des ‘lectures sérieuses, de l’histoire et de la philosophie’ (comme il est écrit quelques alinéas avant cet extrait), mais il est clair que ce n’est là qu’un des symptômes du mal d’amour d’Emma, occasionné par le chagrin de savoir Léon parti et d’avoir un mari qu’elle n’aime plus (et cela, cet amour affadi, depuis absent, est déjà signalé peu après le chapitre VII de la première partie).

À peine la mère Bovary est-elle partie, croyant avoir trouvé une solution, qu’un nouveau problème se présente, sous la forme de cet aimable Mr Boulanger, et cela dans ce même chapitre. Voilà la preuve probante que les ‘conférences’ de Charles et Bovary mère n’ont pas abouti. Que cette scène, formellement terminée, n’a rien résolu. On pourrait même la considérer comme un retardement voulu, afin de créer une transition moins brusque entre le départ de Léon et le chagrin d’Emma qui en découle, tous deux abordés au début de ce chapitre VII – et la nouvelle histoire d’amour qui s’annonce déjà, dans ce même chapitre, et qui sera d’ailleurs pire que l’amour pour Léon ; car ce n’est qu’avec Rodolphe qu’Emma se livrera à l’adultère.

Comment faire la jonction entre les scènes ?

Il est utile de voir comment Flaubert établit la liaison entre l’extrait que nous commentons et celui qui suit (et qui a comme thème : la rencontre d’Emma avec Rodolphe). On y retrouve les mêmes procédés structurels/structurants que ceux utilisés au niveau des petites scènes.

Comment Flaubert introduit-il ce M. Rodolphe Boulanger ? Rodolphe vient dans la salle (des Bovary) et leur présente ‘son homme (un domestique) qui veut être saigné, ‘parce qu’il éprouvait des fourmis le long du corps’ (en italiques dans le texte, donc ‘citation’ du domestique). Mr Boulanger y rencontrera Emma, et repartira après s’être adressé ainsi à Emma:

Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l’engageant à se tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie était dépassée.

‘Elle m’a procuré l’avantage de votre connaissance’, ajouta-t-il.

Et il regardait Emma durant cette phrase.

Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, salua négligemment et s’en alla.

Autre scène terminée : celle de l’introduction de Rodolphe, et qui est reliée à la précédente (celle de notre deuxième extrait : la visite de la mère Bovary) par la toute dernière phrase de notre extrait, où nous apprenons que la mère Bovary part ‘un mercredi, qui était jour de marché à Yonville’.

C’est là la transition vers la prochaine scène : le marché de Yonville, car immédiatement après Flaubert décrit ce marché, décrit Emma qui, depuis sa fenêtre, s’amuse à considérer ‘la cohue des rustres’. Dans cette cohue elle aperçoit soudain ‘un monsieur vêtu d’une redingote de velours vert, (.. ) ganté de gants jaunes, quoique chaussé de fortes guêtres’. Ce monsieur bien vêtu (tout le contraire de Charles du point de vue vestimentaire) se dirige ‘vers la maison du médecin, suivi d’un paysan marchant la tête basse d’un air tout réfléchi’. L’homme élégant, c’est Rodolphe, qui, en tant que personnage, a besoin du marché pour se rendre à Yonville, afin d’y faire la connaissance d’Emma. Et pour non seulement se rendre à ce marché mais se faire introduire dans la maison des Bovary et particulièrement du ‘médecin de campagne’ Charles Bovary (nous raisonnons comme Flaubert, essayant de ‘faire bouger’ ses personnages sur l’échiquier de son récit), il a besoin d’un malade : ce sera le paysan, qui se fera saigner. Cet homme (le paysan) servira donc d’intermédiaire entre Rodolphe et Emma. De prétexte à leur rencontre. Mais comment Flaubert introduit-il Emma, qui en principe, n’assiste pas aux saignées ? En faisant croire que le paysan s’endort, que Justin (le domestique de Homais, présent aux saignées) panique, tombe en syncope, et que Charles, qui exécute la saignée, fait appel à sa femme ; ainsi, Emma descend, rejoint Charles, le paysan, Justin et Rodolphe – et voilà que nous pouvons voir Rodolphe regarder Emma (et surtout la regarder lorsqu’elle s’incline, mouvement qui a un effet sur la jupe que Flaubert décrit dans un long alinéa, jupe qui assurément a un fort impact sur Rodolphe : nous regardons Emma à travers les yeux de Rodolphe qui fixent la jupe d’Emma ; Emma se présente presque comme un objet) ; Justin n’est là que pour s’évanouir et ainsi donner l’occasion à Emma de descendre et être vue, taxée et appréciée par Rodolphe ; et ce même Justin donnera l’occasion à Homais de rentrer, afin qu’il puisse débiter ses vérités communes.

En fait, toute ‘la scène de la saignée’ (car c’est ainsi que nous pourrions nommer cette scène), tout comme le marché d’Yonville, tout comme tous ces personnages (le paysan et Justin inclus) ne sont introduits que pour pouvoir contredire la scène précédente : la mère Bovary croit avoir trouvé une solution au désœuvrement d’Emma ; elle part, déterminée à aller à Rouen interdire des livres qui mènent au désœuvrement d’Emma (notre extrait) ; mais bien au contraire une nouvelle tentation se présente, pire qu’un livre, et elle se présente le jour même où la mère Bovary part, un mercredi, ‘jour de marché de Yonville’.

Et voilà que se dégage la structure de tout ce chapitre VII :

1. Emma est triste, car son ‘amour’ Léon est parti ;

2. Comportement erratique d’Emma ;

3. La mère vient ‘résoudre’ le problème ; en vain (notre deuxième extrait);

4. Le comble : à peine est-elle partie, qu’un galant séducteur se présente, le jour même de son départ. La preuve : Rodolphe (comme on l’appellera plus tard), ce cher M. Boulanger se dira, après être reparti de chez les Bovary : ‘Elle est fort gentille, cette femme de médecin ! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne. (…) Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! ce serait tendre ! charmant !... Oui, mais comment m’en débarrasser ensuite ?’

Ces dernières phrases, qui se trouvent vers la fin du chapitre, résument déjà ce qui se passera dans la suite du roman : Rodolphe séduira Emma, par goût, par jeu, sans amour, et ‘s’en débarrassera’ dès qu’elle l’aura lassé ; allusion anticipative à ce qui suivra.

Si maintenant nous relisons le chapitre VII, nous nous apercevons qu’il est scindé en cinq parties qui se suivent et s’enchaînent :

1. On voit Emma chagrinée le lendemain du départ de Léon (début : ‘Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre’);

2. Emma a un comportement capricieux, erratique (début : ‘Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent.’) ;

3. La mère Bovary vient, à la demande de Charles, pour trouver une solution (et 3. est relié à 2. par un seul élément dans 2., le fait qu’Emma entame et délaisse la lecture de livres sérieux, d’histoire et de philosophie ; ce sont ces livres-là qui, aux yeux de Bovary mère, causent son désœuvrement) (notre deuxième extrait) ;

4. la rencontre d’Emma et Rodolphe (début : ‘La place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes etc.’, jusqu’à ‘Elle est fort gentille, se disait-il ; elle est fort gentille, cette femme de médecin !’);

5. la résolution de Rodolphe de séduire Emma, clairement indiquée à la fin du chapitre : ‘Ah ! parbleu ! ajouta-t-il, voilà les Comices bientôt ; elle y sera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr’.

Et, en effet, le chapitre VIII sera celui des Comices, et on y verra le jeu de séduction de Rodolphe et l’amorce de l’adultère d’Emma avec Rodolphe. La mère Bovary part le jour du marché à Yonville ; ce jour-là Rodolphe entre chez les Bovary pour la première fois ; Rodolphe se promet d’y aller ‘hardiment’ lors des Comices ; et comme il est écrit, au début du chapitre VIII : ‘Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices !’ Et donc l’on sait, comme lecteur, qu’on aura, dans le chapitre VIII : a. les Comices ; b. Rodolphe séduisant ‘hardiment’ Emma ; et ce sera, en effet, ce qui se produira.

En résumé, le chapitre VII traite deux thèmes : le chagrin d’Emma suite au départ de Léon; l’apparition de Rodolphe (qui, par la suite, se substituera à Léon). Mais pour nous montrer cela, et le rendre plausible, Flaubert découpe cela en petites scènes visuelles, réalistes, qui, avec rapidité et précision, et à l’aide d’une foule de détails (p.ex. dans la scène de la saignée), nous montrent les étapes successives de cette évolution. La scène reprise dans l’extrait ne nous indique qu’une seule étape ; mais elle est structurée de la même façon que tout le chapitre et l’on voit comment Flaubert relie les différentes scènes et même les chapitres de la même façon : principalement en posant le décor (marché/Comices) ; en cherchant les personnages qui y figureront et qui nous feront oublier l’intention de cette scène ; en inventant une action (visite de la mère Bovary/la saignée du domestique de Rodolphe) ; en introduisant des objets : voir la scène de la saignée : on y manipule la cuvée, des bras, le cou etc.; mais les ‘livres’ sont, eux aussi, des objets qui illustrent le désœuvrement d’Emma et ils seront repris par la mère Bovary dans son invective contre Emma et son diagnostic de la raison du désœuvrement de sa bru : ils relient la scène précédente à celle de l’extrait. De plus, ces livres donnent l’occasion de parler du libraire de Rouen : le détail du désœuvrement d’Emma, qui s’appelle ‘livre’, renvoie à un libraire à Rouen, et, au-dedans de la catégorie ‘livres’ on distingue les ‘bons’ livres (chrétiens) et les ‘mauvais’ livres, ceux inspirés par Voltaire : le détail appelle le détail, et l’on explore le détail (et l’objet) dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’il génère des réalités qui offrent des solutions pour bien terminer, ou laisser en suspens une scène. C’est le cas dans cette scène : le ‘problème Emma’ est résolu aux yeux de la mère Bovary grâce à sa démarche projetée auprès du libraire de Rouen ; en fait, et c’est assez ironique, il n’y a jamais eu de ‘livres mauvais’, il y a uniquement chagrin d’amour qu’Emma essaie d’étouffer par la lecture ; les livres ‘mauvais’, au lieu de créer son désœuvrement, servaient à l’en sauver ; et la démarche de la mère Bovary à l’encontre du libraire de Rouen n’y changera rien, car sitôt la mère Bovary partie, un autre amant futur et d’autres chagrins d’amour font leur apparition dans la personne de Rodolphe.

Il y a donc, pour structurer le récit : décor (place, lieu, fête etc.) ; personnages (servant surtout à ‘meubler’, à rendre réelle, concrète la scène, et n’ayant, en soi, qu’une importance relative : ils gravitent sur la scène, dans un décor défini, pour mieux introduire l’action qui compte vraiment) ; objets. Et tout cela d’une façon détaillée ; on a là tout Madame Bovary du point de vue structurel, car c’est précisément le découpage en petites scènes qui s’enchaînent, reliées entre elles et ‘meublées’ par des lieux, des objets, des actions et des personnages, qui structure le récit. Et cette structure, paradoxalement, vise à cacher la structure (le ‘plan’) du récit : en lisant le chapitre VII de la deuxième partie, on est tellement charmé par ces détails, qui, bien qu’ils défilent à grande vitesse, nous donnent une impression de précision, de ‘vrai’, de lenteur, qu’on ne s’aperçoit plus que le but final de ce chapitre est de faire la transition vers Rodolphe, sur la base de ces deux éléments clés : a. Emma fait son deuil de Léon ; b. Rodolphe s’intéresse à Emma. Ce qui donnera, par la suite : c. Emma tombera amoureux de Rodolphe ; et d. Emma fera son deuil de Rodolphe.

Structure cachée, récit détaillé

On parle volontiers d’un style dépouillé chez Flaubert ; en fait, il faudrait parler d’une structure cachée, que l’on n’aperçoit pas grâce à précisément cette multitude de détails dans le récit et qui s’attachent au décor, aux objets et aux personnages ; les détails nous cachent la structure ; ils nous cachent la fonction des décors, objets et personnages. Si structure il y a, on la voit précisément là où Flaubert essaie de la cacher au maximum : dans les transitions, qu’il se fait un devoir de rendre les plus courtes et fluides possibles (afin qu’elles passent inaperçues).

Voici donc ce qui donne du ‘relief’ et de la texture à un texte qui, sans cela, ne serait qu’une structure (un ‘plan’) dont on verrait l’armature à l’œil nu : la multitude des détails, rendus d’une façon claire, précise, la plus concise possible ; la reprise de ces détails (et/ou objets) au-dedans du texte (dans d’autres parties du livre); la vivacité des scènes, le cachet particulier de chaque scène, se concentrant sur une seule action et/ou un seul thème (et en explorant des objets/des détails dans toutes les directions possibles, de préférence par contraste/opposition) ; les changements de perspective au-dedans de chaque scène (dont nous avons donné quelques exemples (regard intérieur/extérieur ; regard du narrateur, et d’autres personnages sur le personnage principal) et auxquels contribuent les phrases en style indirect libre, qui soit accompagnent, amorcent ou résument un dialogue, et de toute façon l’allègent, soit s’isolent et deviennent ‘citations’, remplaçant l’analyse psychologique) ; les transitions courtes et ayant, toutes courtes qu’elles soient, un relief et une densité particulières, comme nous l’avons remarqué dans l’alinéa au début de cet extrait.

Comparaison Flaubert/Proust

Avant de lire deux extraits de Proust, il est utile de savoir qu’on doit l’aborder d’une toute autre façon que Flaubert, particulièrement Madame Bovary.

L’intrigue et le manque d’intrigue : structure fondamentalement différente

Dans Madame Bovary on retrouve une succession de faits, qui forment un scénario, qu’on pourrait résumer ainsi: ‘femme rêvant d’un amour romantique, déçue par son mari, abusée par deux amants qui se succèdent, abusée par ses propres rêves sur l’amour et la vie à Paris qui à ses yeux est le comble du bonheur, se suicide.’ Ce sont là les ‘idées’, la suite des ‘sentiments’, qui sont exposés grâce à une intrigue. L’agencement des évènements (les ‘faits’ qui illustrent les ‘idées) est donc important.

Les ‘faits’ sont les suivants : Emma épouse Charles Bovary ; elle a des sentiments pour Léon, mais toute tentative d’aller plus avant avec ces sentiments est avortée par le départ de Léon pour Paris ; ensuite, elle se laisse séduire par Rodolphe, séducteur invétéré, mais qui se désiste lorsqu’elle lui propose de s’enfuir pour Paris car ce qui aux yeux d’Emma est un amour passionnel n’est pour Rodolphe qu’une aventure galante sans conséquence ; lorsque Léon revient de Paris, transformé en séducteur, il séduit Emma à son tour. Au cours des années, cédant au goût du luxe, Emma a ruiné son mari en achetant à crédit ; elle cherche de l’aide, tant chez Rodolphe que chez Léon, mais tous deux repoussent leur ancienne maîtresse; celle-ci, dépitée par son mariage, abandonnée par ses deux amants, se suicide.

En fait, le récit est :

a. introduction (vie de Charles Bovary jusqu’à son mariage avec Emma Bovary) ; b. Emma et Léon (1) ; c. Emma et Rodolphe ; d. Emma et Léon (2) ; e. problèmes d’argent insurmontables; f. suicide d’Emma.

C’est là la trame, le scénario. Scénario limpide, si on fait abstraction de quelques détails supplémentaires (p.ex. la naissance de Berthe, l’enfant d’Emma et Charles) et de tous les personnages supplémentaires (p.ex. Homais, Justin etc.). Scénario qui, en fait, à tout prendre, se réduit à : a. Emma épouse Charles (mariage et déception) ; b. Emma et Léon (1) (désir d’amour, sans amour) ; c. Emma et Rodolphe (Emma maîtresse, amour déçu) ; d. Emma et Léon (2) (Emma maîtresse, amour déçu) ; e. ruine ; f. suicide.

Chez Proust, il y a un scénario sous-jacent, mais au contraire de Madame Bovary, il n’apparaît pas à la surface. Il y a une certaine chronologie, mais elle est cachée sous le récit, les rappels vers le passé et les réflexions sur le ‘présent’ narré et sa comparaison avec ce qui se passera ensuite brouillant les pistes et obscurcissant les points de repères (alors que Flaubert, dans Bovary, suit exactement, chronologiquement, les faits depuis le début jusqu’à la fin).

Néanmoins, le scénario est limpide, lui aussi ; il se résume à ceci :

1. Le ‘je’ s’approche d’un monde/d’une personne qui l’émerveille (il s’approche p.ex. du monde des Guermantes, ou s’approche de Mme de Guermantes et de son monde à elle, en étant introduit dans une matinée chez Mme de Villeparisis);

2. Le ‘je’ s’aperçoit que ce monde diffère de l’idée merveilleuse qu’il s’en était faite. (Il y a donc désillusion, tout comme chez Emma.)

Mais, s’ajoute à cela un autre thème, qui en quelque sorte ne va pas dans le sens chronologique vers le futur (comme 1. et 2.) mais se tourne vers le passé :

3. Le ‘je’ se souvient de la façon dont il a fait le parcours de 1. à 2. et nous fait le récit de ce parcours.

Et ce n’est que là que nous touchons à la vraie structure qui importe, car le ‘je’, étant le narrateur principal, nous raconte comment il se souvient de son cheminement de 1. à 2. et, en outre, compare, tout en nous faisant ce récit, différentes sensations ou observations disséminées sur la ligne entre 1., 2. et le moment de la narration, et cela, il le fait

4. en puisant, à première vue, selon son inspiration, de façon arbitraire, par voie d’association et d’analogie, entre les différents fragments du passé (de 1. et 2.).

En réalité cependant les différents fragments qui forment 4. sont agencés de telle façon qu’ils forment des triptyques : au rêve et à l’espoir (premier volet du triptyque) succède la réalisation (deuxième volet, central ; le ‘je’ accède à la réalité/personne rêvée), suivie à son tour de la désillusion (le ‘je’ voit la réalité tel qu’elle est vraiment : troisième volet du triptyque).

La trame de base de la narration est donc: 3, c’est-à-dire : le ‘je’ raconte ce qui s’est passé ; ce passé, c’est le cheminement de 1. vers 2. Mais, en fait, 4. est l’aspect le plus important du roman, car c’est grâce à ce continu va-et-vient entre passé et futur, en comparant anciennes et nouvelles expériences, ainsi que les rêves et espoirs qui s’y rattachent, en questionnant le fonctionnement de la psychologie de l’amour chez le ‘je’ narrateur et chez d’autres personnages du roman, que Proust nous livre une métaphore de ce qu’est le ‘temps’, de quelle façon nous changeons à mesure que le temps avance, et de quelle façon, de même, les personnages, eux aussi sous l’emprise du temps, de leurs perceptions toujours changeantes, évoluent du rêve vers la désillusion que leur offre la réalité, cachée sous les formes séduisantes de l’espoir et de l’imagination. Le vrai thème se trouve ainsi caché sous une structure beaucoup plus complexe que chez Flaubert. Chez ce dernier les différentes étapes illustrent, une à une, la marche de l’illusion vers la désillusion d’Emma Bovary ; on est, chaque fois (à ces quelques exceptions près qui retracent la jeunesse d’Emma), dans le ‘maintenant’ de ce que l’on lit ; chez Proust, on est dans un ‘maintenant’ éclaté, car même lorsque le narrateur s’immerge dans la description d’un moment précis sur la ligne entre 1. et 2., il n’hésitera pas à y rajouter d’autres éléments, précédant ce moment, ou le suivant, ou appartenant à une autre époque encore : celle du moment où le narrateur a décidé de nous livrer son récit.

Il est plus difficile aussi d’y déceler le thème central, car même si le thème central semble être l’illusion (ou : les effets de l’illusion ; le conflit entre rêve et réalité), on pourrait tout aussi bien prétendre que le thème central est une éducation sentimentale (où l’amour a une place prépondérante). Et on pourrait même ajouter que ces thèmes ne sont, à leur tour, que des motifs au-dedans d’un autre thème plus important, celui de la vocation littéraire, vu que ce thème est repris au début (Du côté de chez Swann, dans les parties évoquant les lectures du ‘je’), et forme le point final du dernier tome de La Recherche (Le Temps retrouvé). Ainsi, toute l’œuvre – qui se concentre surtout sur les amours du ‘je’ et de ceux qui l’entourent – pourrait être considérée comme une ‘éducation sentimentale’ du ‘je’, menant vers son éclosion personnelle, individuelle, nourrie par sa désillusion (et y contribue: la perte d’êtres chers), perçue et vaincue par sa résolution d’écrire le récit que nous lisons, c’est-à-dire par sa vocation littéraire. Et ce récit, du point de vue stylistique, répond aux exigences que lui impose le narrateur tel qu’il les expose dans le dernier tome de son œuvre.

Proust : les triptyques

On ressasse à volonté, dans les commentaires de Proust, l’épiphanie causée par ‘la madeleine trempée dans le thé’ ; de cet acte aurait donc jailli tout le livre ; d’autres épiphanies, similaires, dans tout le texte, n’occasionnent pas ce même enthousiasme chez les lecteurs, mais ils existent bel et bien et le plus souvent ne renvoient qu’à d’autres scènes au-dedans du livre par contraste et analogie ; ils sont en quelque sorte les ‘points forts’ qui relient la structure allant de 1. à 2., en indiquant précisément comment ce cheminement ne se déroule pas en ligne directe, chronologique mais au travers de détours, de sensations imprévues qui ‘ramassent’ en eux-mêmes des éléments de 1. et 2. et forment le nœud des triptyques, c’est-à-dire le moment où cette évolution ‘logique’ (espoir, réalisation, déception) est brisée, condensée, mène à son paroxysme ou se trouve tout à fait décalée de la réalité tel que l’esprit peut se l’imaginer selon les lois de la logique. On en trouvera une liste chez Samuel Beckett, Proust, Les éditions de Minuit, novembre 2009 (édition originale de la traduction française : 1990), p. 47-48, qui d’ailleurs donne une approche éclairante sur ces épiphanies en les présentant comme une rupture avec les habitudes, et en consacrant une très belle analyse à un passage dans Le côté de Guermantes, traitant de la révélation (terme utilisé par Beckett) de la mort de la grand’mère, déjà décédée l’année précédente, mais dont le ‘je’ n’a jamais pleinement pris conscience, non pas de sa mort proprement dite, mais du décalage qu’il y a entre la survivance du narrateur à la mort de sa grand’mère (on pourrait dire : ‘je vis encore, elle est morte’) sans avoir bien pris conscience que c’était exactement l’inverse : il était mort (lui-même, enseveli dans ses habitudes, sans prendre conscience de la mort de sa grand’mère, qui, ainsi, continuait à vivre alors que lui, croyant vivre, vivait dans un néant). Mais cette épiphanie révèle surtout une des lois très secrètes du temps, liée au deuil et au remords, et qui met à nu un autre néant plus angoissant. Beckett :

‘Ce n’est pas seulement le souvenir, c’est l’expérience même de leur mutuelle prédestination qui se trouve abolie respectivement par la certitude que parler de prédestination en pareil cas est pure folie, que sa grand’mère n’était qu’une rencontre due au hasard et les quelques années passées auprès d’elle un accident, et qu’enfin, n’ayant rien été pour elle avant leur rencontre, il n’est rien pour elle maintenant qu’elle est partie. (mes italiques) Il ne parvient pas à comprendre cette « douloureuse synthèse (…) de la survivance et du néant ».’

On a là un bel exemple des analyses surprenantes de Proust, qui ne se limite pas à analyser le phénomène connu : la personne morte et chérie survit dans la pensée de celui qu’elle a quitté ; le deuil peut être évité par la reprise d’habitudes qui instaurent une torpeur visant à nier le décès. Proust insiste sur un autre phénomène : cette survivance de l’être aimé indique (précisément par le jeu du passé et du présent) le néant de celui qui est resté, et qui, tout compte fait, n’a partagé la vie de l’être aimé que pendant quelques instants et, maintenant, n’en fait plus partie, tout comme auparavant, avant d’avoir fait la connaissance de cette personne, il n’en faisait pas partie non plus. Leur liaison, toute intime et forte qu’elle soit, n’est due qu’à un jeu du hasard. Leur liaison n’existait pas avant qu’elle se fasse jour ; elle était inexistante – tout comme elle l’est maintenant. Alors, pourquoi devrait-on se plaindre de sa fin ? On ne s’en souciait pas avant qu’elle ne se manifeste ; pourquoi s’en soucier après ? C’est une analyse lucide, presque brutale. Et Proust y ajoute un autre élément, plus étonnant encore : le ‘je’ s’agaçait, lorsque sa mère voulait être photographiée, de ce qu’il croyait être de la coquetterie de sa grand’mère, coquetterie qui, comme il est apparu plus tard, était sa façon de cacher pour le ‘je’ le fait qu’elle se savait sur le point de mourir bientôt. Elle préférait rester pour lui ‘la grand’mère’ plutôt que ‘la malade’, voire ‘la maladie’. Mais le ‘je’, obnubilé par sa perception, n’a pas vu cet effort de sa grand’mère. Il ne voyait qu’une grand’mère folle et coquette, sans s’apercevoir de la maladie ni des efforts de sa grand’mère; le ‘je’ a ainsi fait souffrir sa grand’mère, mais, comme l’indique Beckett : ‘Garder le souvenir insistant des cruautés que l’on a infligées à quelqu’un qui est mort, c’est se flageller, car les morts ne sont morts que dans la mesure où ils continuent à exister dans le cœur de celui qui leur survit. (…) (le narrateur) partage maintenant la souffrance de celle qu’il n’avait pas vu souffrir, (…) comme si pour lui la douleur ne pouvait se comprendre qu’à distance.’ (p. 50-56).

Et Beckett d’indiquer, avec raison, le parallèle de cette attitude avec celle de Françoise (décrite dans Du côté de chez Swann) qui, elle, est ‘indifférente aux douleurs des enfantements subies par la femme de cuisine, mais qui (…) verse des torrents de larmes lorsqu’elle apprend qu’un tremblement de terre a eu lieu en Chine.’ Voilà les renvois (en fait des analogies) qui forment le tissu essentiel de l’œuvre, car ils éclairent, en s’attachant à plusieurs personnages, et en faisant leur apparition dans différents lieux de l’œuvre, souvent fort éloignés l’un de l’autre, la façon dont fonctionnent la mémoire et la psychologie humaine, et comment l’individu s’accommode ou souffre des contradictions irrésolubles que lui pose le temps. Voilà donc la vraie ‘structure’ de l’œuvre, qui est surtout structure d’échos – de renvois, d’exploration de situations, d’expériences diverses, reliées par leur caractère analogique.

Un présent continu et continuellement transformé

L’évolution linéaire, chronologique qui englobe tout le roman, depuis le début jusqu’à la fin, est 1. et 2. Mais la vraie structure est donc ailleurs. Tout comme chez Madame Bovary, il y a échos, renvois, au-dedans du roman, particulièrement par contraste : le personnage qui paraissait moralement parfait dans une première partie (1.), apparaît sous un autre aspect, troublant, dans la deuxième partie (2.) ; c’est p.ex. le cas avec M. de Charlus (qui se montre tel qu’il est dans Sodome et Gomorrhe, et dont l’image sera à nouveau rectifiée dans Le temps retrouvé). On retrouve le même scénario avec Mme de Guermantes : le ‘je’ rêve d’elle, la rencontre – rencontre développée dans Le côté de Guermantes -, et, à la longue, elle devient, à ses yeux, en dépit de ses traits d’esprit et de ses qualités, une bourgeoise qui reste en deçà de ce qu’en avait rêvé le ‘je’ (c’est là donc, en passant par 1. vers 2. – qui traduit la structure chronologique – la structure du triptyque : rêve extatique devient réalité espérée devient réalité décevante). Mais comme l’œuvre n’a pas été terminée de la vie de Proust, ou du moins n’a pas été revue et corrigée dans ses dernières parties comme il l’avait fait avec les parties précédentes, il y a des incongruités et des contradictions entre la partie 1. et 2.

Qu’à cela ne tienne, en fait, cela n’a que peu d’importance. Il suffit de savoir qu’il y a 1. et 2 ; 3. et 4, qu’on a là les principes structurants – et on peut commencer à lire le roman à n’importe quelle page. Le récit en tant que tel, en dépit du travail gigantesque qu’a livré Proust pour intégrer ses triptyques dans la structure binaire chronologique (1. va vers 2.), n’a qu’une importance relative. Ce n’est pas le récit qui compte, et encore moins l’enchaînement réel ou plausible des événements, c’est en partie le contraste entre rêve, réalité, désillusion (les triptyques), mais, surtout, la façon dont le ‘je’ explore le passé en présentant chaque parcelle de ce passé dans son exhaustivité, comme s’il s’agissait du présent, en s’y immergeant complètement, afin d’en capter toutes les caractéristiques, telles qu’il les percevait à cet instant, quitte à se tromper sur ce qu’il voyait. Il faut lire Le Temps comme une relation d’un ‘maintenant’ continu.

Ce n’est pas l’intrigue qui compte, ni l’observation, ni les triptyques, mais la perception du ‘je’ qui s’ouvre dans sa totalité à ses expériences, et nous les dépeint exactement tels qu’il les a perçues, en s’abandonnant complètement à ses sensations éprouvées lors de son expérience, même si elles s’avéreront erronées. C’est pourquoi on peut entamer le livre en prenant une page au hasard : chaque page a sa valeur intrinsèque, en dépit de la structure globale du roman, chaque page reconstruisant, avec minutie, la perception d’une des réalités glissant de 1. vers 2. à travers les phases d’enchantement et de désenchantement (les triptyques), et sans nous cacher ce qu’il y a de provisoire, de fautif, de pas assez bien capté dans ces perceptions. Au contraire, les perceptions sont révélées dans leur entièreté et, conformément au but (décrire le ‘temps’ dans tous ses aspects, avec ‘franchise’), même si elles sont faussées par une observation biaisée, erronée, elles nous sont présentées comme étant tout à fait réelles et décrivant la réalité. Aussi, chaque page est une réalité complète, indéniable – la seule qui compte au moment où on la lit. C’est ainsi qu’il faut lire le livre : en croyant fermement à ce qu’on lit ; en croyant que tout ce qu’on lit est vrai, absolument vrai ; en se demandant, à chaque paragraphe, en suivant cela le narrateur : ai-je connu d’autres expériences du même genre ?; serait-ce que, au vu de ce que je sais maintenant, je me suis trompé sur d’autres expériences passées de ma vie amoureuse ?; qu’est-ce que je ressens maintenant, au moment même où je décris ce que je ressentais il y a quelque temps ?; puis-je me fier à ce que je crois devoir décrire, à ce que je crois avoir ressenti ?; il me le faut, pour pouvoir reconstituer ce que je percevais, quitte à me rendre compte, bientôt, que je me trompais dans ma perception de ce moment-là, et que je me suis, qui sait, trompé sur ma façon de percevoir et décrire ce que je percevais – néanmoins, je décris, je plonge, je m’immerge, car toute ma vie n’a été que perception, perception probablement fausse et cela continuellement, perception biaisée, réduite, fragmentée, mais c’est de cette seule perception qu’a été faite ma vie, voilà ce que j’en ai retenu : c’est cela que je peux offrir au lecteur. Je décrirai donc comment j’ai perçu la réalité, non pas parce que cette réalité m’intéresse, mais parce que je n’ai de personnel que ma perception : le ‘moi’, c’est ma perception. Je dois décrire comment je percevais le monde ; ce n’est qu’ainsi que je pourrai clairement indiquer à quoi cette perception a abouti. Et peu importe qu’en fin de compte il me faudra avouer qu’avec ma perception toute personnelle, je n’ai abouti à rien si ce n’est à la déception. Peu importe : décrivons exactement ce que je croyais percevoir au moment où je le percevais.

De là : lenteur, concentration sur tous les détails. Ces détails n’ont pas pour but d’augmenter la rapidité du récit, comme chez Flaubert, de masquer la structure, mais, au contraire, de faire volontairement stagner le récit, de faire étinceler chaque scène dans tous ses aspects, et de démontrer le mécanisme de la perception dans ses derniers ressorts, dans ses plus fines nuances, jusque dans ses erreurs. Cette ‘démonstration’ devient donc ainsi plutôt analyse qu’illustration, et elle se démarque du procédé de Flaubert - qui mise sur l’énumération de détails -, par sa finesse et sa précision, qui, elles, à leur tour, génèrent la lenteur qu’éprouve le lecteur. Flaubert évité à tout prix la lenteur ; Proust se fait un devoir d’instaurer la lenteur ; il n’a d’autre choix s’il veut nous faire percevoir la réalité telle que la percevait le ‘je’.

Narration précise et impassible

Il y a cependant un parallèle à noter entre l’approche de Flaubert et Proust. On se rappellera que plusieurs critiques de Madame Bovary, se souvenant de la profession de Flaubert père (qui était médecin), prétendaient que Flaubert ‘tenait la plume comme le scalpel’ (ce sont là les mots de Sainte-Beuve). L’un de ces critiques est plus précis encore ; parlant de la façon dont Flaubert traite son sujet, il écrit : ‘Jamais son regard ne s’étonne, jamais sa main ne tremble, quand sa main plonge avec sûreté dans les fibres palpitantes. Il n’entend pas les cris du patient qu’il dissèque. On dirait qu’il travaille sur un cadavre.’[ii]

Cette citation fait clairement référence à la prétendue impassibilité de l’auteur Flaubert face à ses personnages ; mais, en fait, Proust a la même attitude au moins impartiale, et en fait fondamentalement indifférente et impassible envers le ‘je’ et ses propres personnages. Les thèmes ‘amour’, ‘jalousie’ etc, sont traités avec une précision qui relève en plusieurs endroits de l’analyse psychologique froide, impitoyable, sans commisération, sans concessions. Il ne faut donc pas se méprendre sur les thèmes (amour etc.) et supposer que leur description nécessite de l’empathie et que le ‘je’ parle avec émotion de ses perceptions ou de ses personnages. Bien au contraire, c’est avec le ‘scalpel’ de la précision et de l’impassibilité qu’il décrit, ‘avec une main sûre’, les émotions de ses personnages. On en trouve un exemple dans Du côté de chez Swann, décrivant les premiers désirs du ‘je’.

Le fragment débute par : Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras.

Après avoir décrit sa fascination pour les filles de Balbec et de Méséglise et en ajoutant qu’il préfère les ‘serrer dans ses bras’ en ces lieux mêmes et non pas à Paris – explications intéressantes, certes, mais qui servent surtout à démarquer le désir du ‘je’ dans sa jeunesse de ceux d’un âge plus avancé, et qui trouvera sa réalisation dans ses amours à Paris, avec Albertine -, le narrateur décrit un mécanisme intéressant et le fait avec précision :

J’étais pour longtemps encore à l’âge où l’on n’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme des instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent.

C’est là une analyse exacte, précise et froide d’une certaine attitude envers les femmes, régie par le désir de possession, et qui donne déjà une idée de l’opinion que s’en est faite le ‘je’ au moment qu’il note ces remarques: il n’y a nul romantisme, nulle adoration de la femme, nulle idéalisation. Il y a désir de possession, que nous pouvons même traduire par le désir de coucher avec elle. C’est ce qui apparaîtra clairement dans d’autres tomes, où ‘posséder’ une femme signifie, littéralement : coucher avec elle. Il est donc très important de réaliser que, sous les apparences assez romantiques de la fascination qu’éprouve le ‘je’ pour différentes femmes au long du récit, comme ce sera par exemple le cas avec Mme de Guermantes, et en dépit de l’histoire, considérée comme superbement romantique, de l’amour de Swann, en fait, l’image que nous donne Proust de l’amour est très froide, très distante, critique, désabusée, et rendue avant tout de façon analytique et non pas ‘empathique’. Souvent d’ailleurs, sa fascination pour une femme (qui qu’elle soit) se porte davantage sur son désir de la ‘posséder’, plutôt que de la ‘connaître’ (comme une personne). Et encore, s’il s’agit de la connaître, il s’agit surtout de pouvoir rêver d’elle, en imaginant les beautés qui découlent non pas de la personne non plus, mais du nom que cette personne porte. Le nom, en quelque sorte, se situe à une extrémité du triptyque (le rêve) – et bien que le narrateur exalte, à plusieurs reprises, le ‘nom’ (il en fait des poèmes au-dedans de son livre), s’y entremêle, dès qu’on entre dans le récit concret de la rencontre avec la personne qui, par son nom, prête au rêve, l’intrusion du désir charnel. Il y a là une certaine ambivalence qui court tout le long du récit, et qui se répercute sur divers personnages : le rêve est à la fois éthéré, désincarné, et charnel. Les deux rêves (celui du ‘nom’, celui de la ‘chair’) mènent à la déception. Et c’est précisément ce mélange étrange de désir éthéré et désir de possession charnelle qui crée une tension particulière entre le ‘je’ et chaque être qu’il convoite. Le désir d’idéalisation rivalise avec un penchant pour la démystification brutale ; le ‘je’ est un Lancelot à la barbe bleue.

Les raisons profondes des amours dans La Recherche sont plus charnelles qu’on le croirait. Il y a dans La Recherche comme deux mondes différents (et qui n’ont rien à voir avec la division entre les Swann et les Guermantes), c’est celui de la mondanéité, du visible, de ce que l’on perçoit (le ‘on’ pris dans le sens de : ‘tous les gens’, qui se croient être censés et bien pensants) et associe à l’amour, et celui, caché, obscure, sombre, non pas celui des ‘invertis’ (terme que choisit Proust pour nommer les homosexuels), mais de ceux qui, incapables ou ne voulant pas participer aux jeux des sentiments qu’on associe généralement à l’expérience de l’amour, réservée tant aux hétérosexuels qu’aux ‘invertis’, se réfugient dans une attitude amoureuse qui a pour objet uniquement la sexualité. Ce monde-là, le narrateur le décrira aussi, avec le même sens de l’analyse et de la précision, dénué de toute émotion. On ne peut s’empêcher de sourire en lisant certaines scènes dans Proust – certains dialogues de salon sont vraiment exquis, ainsi que les descriptions de personnages, de leur vêtements, de leurs rivalités etc. - ; le style est d’une précision et fluidité parfaites ; cependant, cette beauté n’arrive pas à masquer l’air sombre qui souffle dans toute l’œuvre, et qui n’est pas dû aux thèmes de jalousie, trahison, mensonge, dissimulation, mais au fait que le monde du rêve du nom est comme contaminé par le rêve de la possession, et au fait que le narrateur, tout en observant les ‘vices’ de la jalousie, du mensonge, de la dissimulation chez d’autres, et les décrivant froidement, en fait les possède lui-même aussi, les constate et les analyse, avec la même précision et froideur, et y rajoute, d’une façon imperceptible, son propre vice : le fait qu’il est à la fois plus romantique, plus épris des ‘noms’ et des chimères de l’imagination que tout autre, et à la fois tout aussi porté vers le jeu de la dissimulation et de l’envie de possession. Et s’il se persuade finalement, dans Le Temps retrouvé, qu’il peut racheter ce côté sombre du monde (celui des autres et le sien, celui des autres étant trop petit, matériel et basé sur des idées reçues comparé au sien, le sien étant trop grand et trop ambigu et fondamentalement contradictoire pour lui-même) à travers l’art, en décrivant ce monde (le sien, comparé à ceux des autres) selon le mode de sa perception, ce n’est finalement qu’une stratégie pour donner un sens à une vie qui tourne autour du vide ; une vie qui, en dépit des tensions qui s’y font jour, est vouée à toujours suivre le même parcours du rêve vers la déception, en passant par la réalisation qui ronge le rêve et le rend vain ; une vie dont on a découvert les failles, le manque de contenu, de continuité, d’utilité, qui, en fait, ne mène à rien, et est composée de rêves irréalisables et qui génèrent uniquement l’insatisfaction ; c’est grâce à cette issue (l’art, l’écriture, y compris le style) que le narrateur donne de la beauté et même de l’éclat à ce qui, en réalité, n’en a pas, peu importe s’il s’agit de la réalité romantique (celle du rêve, et de l’amour) ou de la réalité charnelle (celle de la ‘possession’).

Plusieurs mondes en mouvement – un seul monde figé

Flaubert décrit, avec ‘rapidité, netteté’, des faits, en se concentrant sur des détails (pour illustrer le thème qui régit tout le livre : illusion erronée mène à déception), et il le fait sans intervenir, et sans s’appesantir sur des sentiments, afin d’illustrer le caractère, les vertus, les vices de ses personnages. Il ‘raconte’ la vie d’Emma Bovary, depuis son mariage jusqu’à sa mort, à travers les détails, et en faisant se suivre, avec une logique implacable, des scènes qui s’enchaînent.

Proust, par contre, explore, étudie la façon dont passé, présent, futur se présentent au ‘je’ narratif. Pour mener à bien son projet, il flâne, prenant le temps de s’étonner, de comparer les différents fragments du présent et du passé, de s’émerveiller de ses rêves et de ses désespoirs, des résidus de sa mémoire, du pouvoir transformateur et fallacieux de l’espérance et de l’illusion, tant chez lui que chez les autres personnages. Chaque parcelle de ses souvenirs contient un monde en soi, qui disparaîtra le moment suivant. Proust ne décrit pas des ‘scènes’ (ou du moins, ce n’est pas là l’intention principale) ; à travers des scènes, parfois extrêmement longues, il décrit des réalités qui, au moment où elles se présentaient au cœur et aux pensées du ‘je’, formaient un monde qui lui paraissait le seul qui existe réellement ; et il croyait, de plus, l’observer correctement et en donner une idée réelle (non pas réelle parce que réaliste, mais réelle car c’est ainsi qu’il l’interprétait). À travers les mondes qu’il décrit, le ‘je’ se décrit lui-même. Le ‘je’ décrit une succession de mondes réels, tels qu’ils existaient ou du moins étaient observés et perçus par sa conscience. Après les avoir extraits de sa mémoire, il les rétablit, chacun, dans leur éclat initial et dans leur ampleur originale et, tout en faisant cela, il les compare avec ce qu’ils deviendront plus tard, les étend vers le passé, en indiquant en quoi le monde qu’il observe maintenant diffère de la perception qu’il en avait auparavant ; il décrit plusieurs mondes au-dedans du monde qu’il décrit ; cela, il le fait en insérant dans ses descriptions des analogies à d’autres moments de sa perception, qu’il s’agisse du passé ou du futur; et tous ces mondes naissent principalement soit de son imagination, soit de ses désirs et idéalisations, soit de son observation, qui d’ailleurs peut être vraie ou fausse ; s’il y a observation erronée, il y a de fortes chances que le lecteur ne l’apprenne que plus tard, au moment même où le ‘je’ s’en rendra compte.

Le lecteur partage donc les étapes de la perception du ‘je’ qui s’avance de 1. vers 2., en passant par les différents ‘tableaux’ du triptyque rêve, réalité (vraie ou fausse), déception (mais ici compris dans un autre sens : ce qui paraissait vrai, ne l’était pas ; la perception erronée est rectifiée). Chacune de ces étapes, dans l’un des recoins du récit, contient un monde ; et cette multitude de mondes, naissant à chaque instant, forme un des aspects les plus beaux et innovateurs de Proust : dans un seul roman, et dans à peu près chaque page de ce roman, existent plusieurs mondes.

On aura, au lieu de la rapidité de Flaubert, tout le contraire : lenteur, lenteur voulue, recherchée. Le ‘je’ ne se hâte pas, il s’attarde. Il furète, à son aise, dans tous les recoins des ‘mondes’ dont il rêve, qu’il imagine, qui existent et dans lesquels il pénètre. Il les étudie, les analyse et, en les comparant au sien, tel qu’il était auparavant, sera plus tard, en les comparant à d’autres, appartenant à d’autres personnages, il en crée de nouveaux. Il se réfléchit – littéralement, tel qu’il était lors de son expérience – dans ce qu’il décrit : il se peint lui-même à travers ce qu’il décrit. Il ne lui faut pas de scènes qui s’enchaînent à une vitesse vertigineuse (comme chez Flaubert), mais de larges tableaux, des images immobiles. Et son souhait le plus intime est probablement d’écrire un livre qui ne forme qu’un seul tableau. Et, plus encore, le tableau et l’atelier où l’on peint ce tableau, et l’œil du peintre qui, tout en fixant le tableau, cherche dans sa mémoire les différents mondes qu’il a connus et essaie de les rendre, un à un, avec une égale franchise, à les ‘mettre sur tableau’. Les tableaux qu’il nous présente sont comme des miroirs qui réfléchissent son for intérieur (en effet, il n’y a pas de ‘scènes’, qui se succèdent, comme chez Flaubert, mais plutôt des ‘tableaux’, grands, majestueux, largement encadrés, montrant des décors et des personnages que le ‘je’ y met et dépeint, écoute, scrute, tableaux reliés entre eux par de petites scènes préparatoires ou transitoires). Et au-dedans de ces grands tableaux plusieurs mondes se côtoient, évoluent lentement, mondes réels et imaginés.

Ce ne sont pas les faits échelonnés sur la ligne chronologique de 1. vers 2. qui intéressent le ‘je’, ni les objets et détails en tant que générateurs d’une succession de faits et d’événements qui structurent un récit (comme chez Flaubert), c’est la façon dont il les a lui-même perçus, et transformés et modifiés au moment où il les apercevait, pendant l’intervalle précédant ses souvenirs de ces faits, pendant l’intervalle suivant sa perception, et au moment où il se souvient de ses perceptions et les décrit. Chacun de ces stades de la mémoire méritant une description exhaustive et détaillée, le ‘je’ se voit obligé de s’interroger sur la façon dont il a perçu des événements (rencontres, amours) analogues et en quoi ils diffèrent de ceux qu’il décrit. En fait, en lisant l’œuvre, nous voyons l’auteur à l’œuvre, essayant de se rappeler et de décrire les mondes qu’il a observés.

Tout le livre de La Recherche est une continuelle comparaison des différents stades de la création et de la continuelle transformation de la mémoire et de l’espoir du ‘je’ à travers ses observations successives. C’est là le but, le sens des détails chez Proust. La lenteur et les détails obligent le lecteur à aiguiser son regard, à s’attarder sur la façon dont le ‘je’ perçoit la réalité. Et un des effets majeurs de cette recherche qui est, en fait, étude et qui ne se limite pas au seul ‘je’, est que la réalité éclate en une multitude de mondes. Mondes possibles, parfois uniquement imaginés, souvent vrais, mais toujours provisoires, aléatoires. Car ils émergent de l’œil qui fixe la réalité et qui, dans quelques instants, se fixant sur un autre aspect de la réalité, créera un autre monde ou regardera le monde qu’il venait de fixer d’une toute autre façon, comme s’il ne le connaissait plus.

Chez Flaubert, lorsqu’on lit un détail, on se demande : que veut nous dire Flaubert à propos de ce personnage, sans nous le dire explicitement ?; en quoi ce détail nous livre-t-il un aperçu de ce qui se passera par la suite ? Le détail, bien qu’il nous rapproche des personnages et nous les montre de façon minutieuse, nous en éloigne : nous restons toujours l’œil fixé sur le personnage comme sur un corps étranger.

Chez Proust, lorsqu’on lit un détail, on se demande : que veut nous laisser soupçonner Proust à propos du ‘je’ et du personnage que décrit le ‘je’, sans vouloir nous obliger à y croire, car il apparaîtra bientôt que ce que dit le ‘je’ est perception intérieure, passagère, incomplète, peut-être fausse – car bientôt le ‘je’ et ce qu’il décrit auront changé. Proust capte une image, un souvenir, et chacun de ces souvenirs est un monde en soi et mérite qu’on s’y attarde ; parfois, on s’y attarde longtemps, en y mêlant d’autres souvenirs, antérieurs, postérieurs, ou recueillis chez d’autres personnes : ce sont les couches de peintures supplémentaires qui donnent de la profondeur au tableau. Chez Flaubert, chaque chose est un détail dans une suite de sentiments et d’événements : on les montre, on les énumère de la façon la plus concise possible – et on passe à la chose suivante : une succession de fresques.

À la recherche d’un récit

Flaubert mène une lutte acharnée pour rédiger son ‘plan’ (son ‘scénario’) et pour écrire son roman en suivant ce plan ; si on lit bien les dernières parties de La Recherche (p.ex. Sodome et Gomorrhe) on se rend compte que Proust écrit en cherchant son plan, en le construisant au fur et à mesure. Ce qui explique les contradictions entre la première et dernière partie du roman, et ce qui explique aussi, surtout dans les derniers livres, les longueurs, et même, du point de vue stylistique, le manque d’onctuosité dans p.ex. Albertine Disparue, et, d’autre part, la fluidité parfaite, mais uniquement concentrée sur la description d’une action, et non agrémentée de réflexions ou de digressions thématiques, comme c’est le cas dans les premiers tomes de La Recherche, dans la description des actes sadomasochistes de M. de Charlus dans Sodome et Gomorrhe.

En fait, pour Proust, tout comme pour le ‘je’, la réalité, l’enchaînement des faits, la logique du récit ont moins d’importance que la description du phénomène de l’observation, de la mémoire, de l’espoir, de l’imagination et, surtout, de la recherche… d’un récit. Un récit qui se forme au cours de l’écriture, et qui se déroule entre les deux ‘montants’ du livre (le tout premier tome, et le tout dernier - Le Temps retrouvé - qui furent les premiers tomes qu’il écrivit, sans que, pour autant, il ait eu l’opportunité, une fois les récits ‘intercalaires’ terminés, de faire une ultime révision des derniers tomes). Ce texte ‘intercalé’, est, après coup, remanié, autant que possible, pour construire un ‘roman’ qui répond aux exigences stylistiques que lui impose Proust et pour faire ‘concorder’ les faits des différents tomes: on a là la genèse de La Recherche, et ce qui explique sa structure et la différence de ton entre les premières et les dernières parties.

Le style des différents tomes de La Recherche

Car on ne peut s’empêcher de constater qu’il y a différence de style entre les différents tomes.

Premiers tomes (Le côté de Guermantes inclus): peaufinés à l’infini, mais ayant parfois des parties qui sont clairement peu réécrites, si pas des brouillons ou des fragments de premier jet et qui semblent intercalés entre les ‘morceaux parfaits’. Ainsi, par exemple, les toutes premières pages de La Recherche qui ne sont formellement pas parfaites du tout : j’oserais dire que le début de La Recherche – l’éveil du ‘je’, la comparaison entre rêve et réalité - se distingue formellement du reste, et cela est peut-être dû, paradoxalement, aux multiples réécritures de ce fragment, qui, au cours des remaniements successifs, a perdu son caractère pouvant le relier à ce qui suit et cela, en partie, parce que Proust a voulu faire de ces quelques pages un ‘programme’ pour tout le livre. Ou cela est dû tout bonnement au fait que Proust, en l’écrivant, ne savait pas encore à quoi mènerait l’œuvre, une fois terminée. La même remarque vaut d’ailleurs pour le tout début de Madame Bovary, où l’on remarque aussi une rupture stylistique avec la suite. On y passe du ‘nous’ au ‘on’, pour ensuite laisser tomber tout ‘on’ : le narrateur a disparu. Le style des premières pages, souvent baroques, chargées, proches du style de Balzac, change complètement dès le mariage de Charles avec Emma ; on y lit, par exemple, la description grotesque de la casquette (déjà monstrueuse et laide) de Charles Bovary encore élève, description qui semble mener à l’extase chez certains commentateurs, mais qui, si elle était apparue plus tard dans le récit, les aurait frappés de stupeur, car elle est en contradiction complète avec le style et la façon de décrire les objets (précise, tout au plus ironique, jamais grotesque) dans la suite de Madame Bovary. Premières pages : Rabelais – ensuite : Flaubert.

Derniers tomes (après Le côté de Guermantes): fluidité parfaite, lenteur mais d’un tout autre genre que celui des premiers tomes. Description d’actions ou de dialogues surtout, ces dialogues étant souvent presque à l’état brut (p.ex. dans Albertine disparue), et, au contraire des autres tomes de La Recherche, non insérés dans de grands ‘tableaux’ et non pourvus de réflexions, de phrases lapidaires et de maximes ; si ces maximes s’y trouvent, elles n’ont pas la force incisive et surprenante des phrases du même genre dans les autres parties. Le récit – dans le sens de : compte-rendu d’une action – prévaut sur l’analyse et la réflexion. C’est le cas de Sodome et Gomorrhe : le ‘je’ aime raconter en détail l’histoire qu’il semble inventer au moment même où il l’écrit. Il semble emporté par son propre récit. En lisant ce tome on a l’impression de se retrouver dans des pages de Kafka, particulièrement Amérique, où des personnages apparaissent, disparaissent, se rejoignent, conversent, vont chacun leur chemin, à nouveau se rejoignent, dans un monde qui, tout en étant décrit avec détail et humour, relève de l’onirique, est truffé de scènes incongrues, invraisemblables, hilares, osées, sadiques et masochistes. La logique fait défaut, l’homme est comme livré à ses réflexes primaires d’observation (voyeurisme) et de jouissance et de plaisir (particulièrement le rire, le ricanement, la domination et les actes sexuels) ; c’est le règne de l’œil et de la chair ; un monde clos, noir, sans issue, où tout est dépendance (de l’autre), dépendance contre laquelle on lutte, lutte qui, au lieu de libérer, mène à l’échec, l’isolement et, à nouveau, la dépendance dont on voulait se débarrasser; un monde où l’ami s’avère être le complice d’un ennemi, où le grotesque devient profondément et inéluctablement tragique à mesure qu’il est plus hilare et comique. L’homme est enfermé, emprisonné dans un décor (qui s’appelle ‘monde’) et il n’a d’autre choix que de le constater, de s’en étonner et d’en rire s’il en a l’occasion. Mais ce sera un rire à ses propres dépens. Il lui est impossible de se détourner de ce monde : il s’y retrouve piégé. Voilà le ‘ton’ d’Amérique ; et voilà le ton de Sodome et Gomorrhe. Jupien, qui a certains aspects sympathiques, un certain charme auquel Françoise n’est pas insensible, y apparaît tout à coup comme l’homme de main de Monsieur de Charlus, son amant, et pire (et cela, nous le verrons dans Le Temps Retrouvé), comme le gardien d’une maison de passe fréquentée par son maître et beaucoup d’autres hommes ; voilà le giletier Jupien devenu gardien, amant, bourreau par devoir et amour ; tout comme les deux compagnons du héros d’Amérique apparaissent tour à tour comme ses auxiliaires et ses bourreaux. Plusieurs textes de Sodome et Gomorrhe et Le Temps Retrouvé sont fascinants et troublants. On erre, aux côtés du ‘je’, à la recherche d’un monde caché, d’un univers nouveau qui lui révèle des aspects insoupçonnés de certains personnages. On y trouve moins de maximes, moins de thèses, moins de réflexions, ou, du moins, elles ne s’entremêlent pas au texte, comme elles le font d’habitude ; une large part du récit est consacrée à la vue et à l’écoute de ce nouveau monde. Tout est dans le regard, indiscret, étonné, du ‘je’, dans son écoute attentive de ce qu’il entend en se cachant ; dans l’observation, dans le mouvement d’un lieu à l’autre. Le ‘je’ devient espion qui épie ; un être caché, presque traqué, et qui côtoie un monde où le désir charnel et la jalousie ne sont plus un jeu cérébral, s’apparentant uniquement au domaine du rêve et de l’imagination. Les ‘intermittences du cœur’ deviennent des enjeux réels, menant à des jouissances d’un autre ordre que celui de la ‘possession’ pure et simple et pouvant mener à la brutalité verbale, à la panique, et à la menace de mort (voir la conversation avec Morel : celui-ci est terrifié par M. de Charlus, et dit qu’il n’ose répondre aux propositions de Charlus de le revoir, craignant que ce dernier ne le tue ; crainte justifiée, comme il apparaîtra plus tard : non pas que de Charlus tuera Morel dans le récit qui suit, mais s’il en avait eu l’occasion, explique-t-il au ‘je’, il l’aurait fait; voir aussi la façon dont le ‘je’ est reçu et insulté et menacé par M. de Charlus : on assiste à un ‘film noir’ sur papier). Ces textes, dans ces deux tomes, sont moins ‘stylisés’, moins ‘contrôlés’, moins agencés que les autres; moins guidés par la réflexion et l’analyse, que par le caractère mystérieux et déroutant des faits qu’ils relatent; il répondent moins au désir d’esthétisation qui caractérise l’ensemble de l’écriture de La Recherche. On n’y retrouve pas cet équilibre entre réflexion et description ; ici, la description prime. Il s’y trouve moins de beauté stylistique mais du récit même émerge une autre beauté, noire, sournoise, menaçante, effrayante ; la description raffinée des douleurs du cœur s’éclipse; il ne reste plus que férocité réelle, matérielle, concrète. Et il est intéressant de voir que ces aspects de l’amour (tout aussi réels que ceux de la cruauté ou de l’indifférence émotionnelle) sont traités, dans La Recherche, principalement dans les scènes où figure M. de Charlus. Il est l’ombre noire, ambiguë, qui accompagne le ‘je’, qui est comme son double ; double qui, à un certain moment, l’a guidé dans sa découverte de la lecture et que, maintenant, le ‘je’ craint car il lui dévoile l’existence d’un monde dont le ‘je’ fait lui-même partie et dont il n’avait même pas soupçonné l’existence. M. de Charlus : le psychopompe d’un monde intérieur obscur du ‘je’ dont il n’avait pas encore pris conscience, étant trop préoccupé par ses rêves ‘volontaires’, portés vers l’extérieur, ce qui l’empêchait de s’ouvrir à ses vrais rêves intérieurs, se portant sur un pan méconnu de sa sexualité. C’est M. de Charlus qui l’y introduit, lui ouvre la porte, l’invite à y entrer. Tout comme le fera Albertine, en démontrant au ‘je’ qu’il est possible de combiner deux vies à la fois : celle d’un couple hétérosexuel et d’une liaison homosexuelle. Le narrateur, tout en continuant à faire ses entrées dans le monde réel et social mais extérieur des salons qu’il idéalisait au début de La Recherche, entre, lui-même, dans une autre partie du monde : celui de la sexualité, celle des autres, et la sienne. La ‘recherche’ se précise, s’approfondit, s’individualise, se concentre sur la chair.

Dans ces fragments, on voit plutôt le plaisir d’écrire et de décrire, en lâchant toute autocensure, en s’accommodant du caractère invraisemblable de l’agencement des scènes comme d’un mal inévitable. Le plaisir d’écrire prévaut sur le plaisir de ‘bien écrire’, de bien agencer les scènes successives ou d’écrire d’une façon esthétiquement correcte (cette écriture-là, on la retrouve surtout dans les premières parties, p.ex. Du côté de Chez Swann et Le côté de Guermantes, mais aussi dans Le Temps retrouvé, dès que se confirme, peu à peu, la vocation littéraire du narrateur). La fluidité résultant du plaisir d’écrire, sans projet fixé, en laissant s’avancer le récit à tâtons, selon les méandres de l’inspiration, en oubliant la nécessité d’analyser ou, du moins, en la réduisant au minimum, on la retrouve dans ces quelques parties de Sodome et Gomorrhe et du Temps Retrouvé – et ce sont précisément les fragments les plus déroutants, les plus sombres, les plus concrets de La Recherche. Des textes qui, je crois, doivent avoir été révolutionnaires du temps de leur parution, car ils traitent de l’homosexualité, et, de plus, d’une façon claire, franche, assez crue, voire négative, du moins dans leur description de l’attitude sournoise, perfide, menaçante, violente de Charlus (et sans tenir compte des analyses qui semblent vouloir atténuer ce portrait). M. de Charlus y apparaît comme un ‘Dr Jekyll et Mr Hyde’ de la vie des salons ; il vit dans deux maisons (la sienne ; la maison de passe : vie publique, vie privée), fréquente deux milieux, totalement différents, sa vie extérieure étant bourgeoise, acceptable, l’autre, réelle, plus profonde, plus personnelle, et cette vie-là, il aura du mal, dans les derniers tomes de La Recherche à continuer de la cacher. Il devient violent, d’une façon visible, choquante, ne cachant plus ses goûts, même dans les salons qu’il fréquente. Tout comme l’alter ego de Mr. Jekyll devient violent en pleine rue, au vu des autres. Le ‘je’ observe M. de Charlus, le suit, l’épie, interroge ses complices, le soupçonne, et voit ses soupçons confirmés – tout comme le font Mr. Layton et Mr. Utterson, en voulant élucider le mystère de Mr Hyde. Finalement, le M. de Charlus caché devient le M. de Charlus visible, et rejeté par la société – tout comme, vers la fin du livre de Stevenson, c’est l’alter ego caché, Mr. Hyde, qui prend possession de Mr. Jekyll.

Non seulement, donc, dans ces tomes, La Recherche traite de la sexualité, mais de l’homosexualité, et non seulement de l’homosexualité, mais de la double vie qu’elle impose, et M. de Charlus en est l’incarnation la plus brutale et déroutante, ne fût-ce que par le fait que, chez lui, la sexualité va de pair avec un caractère de plus en plus opiniâtre, étant assoiffé de sexe, jamais assouvi, violent, et qu’il cherche le ‘plaisir’ (celui de la ‘possession’) sous sa forme la plus brutale, douloureuse, humiliante, celle du masochisme. Cette association de l’homosexualité avec le masochisme a de quoi surprendre. Je me demande si, dans d’autres livres de cette époque, l’on osait décrire ces phénomènes avec la même franchise. Et je me demande même si on oserait écrire de telles choses maintenant : on aurait tôt fait d’accuser l’auteur de vouloir stigmatiser telle ou telle partie de la population, en faisant de la protection d’un groupe de personnes qu’on croit victimes de discrimination ou de calomnie une priorité sur la recherche artistique des mondes inconnus cachés à l’intérieur de chacun. Ce n’est d’ailleurs pas le seul thème délicat dans La Recherche : on y traite aussi du militarisme, du patriotisme béat ou intéressé, de la peur ou la haine des ‘Boches’ convenue, non argumentée, et, à l’opposé, de la germanophilie (chez, à nouveau, M. de Charlus, qui, décidément, semble être la ‘bête noire’ de la société, cumulant tous les torts et les péchés), des juifs – thèmes incarnés par plusieurs personnages qui se ‘répondent’, se complètent mutuellement, par le jeu des analogies ; et toujours on rencontre, dans chacun des personnages, une autre attitude face à ce thème, ou disons plutôt : chaque fois le personnage incarne une autre attitude. Et l’on trouve, jusque dans les analyses, des points de vue très différents sur ces thèmes, voire des points de vue contradictoires, qui se suivent l’un l’autre, parfois même dans la même analyse. Le roman ne tranche pas : il juxtapose. Une mauvaise langue dirait même : il patauge. Là aussi, il y a analogie, il y a complémentarité entre les divers personnages. Mais ce qui est frappant, et qui semble parfois échapper à beaucoup de critiques, c’est l’audace de Proust à vouloir traiter ces thèmes et à les exposer de telle manière. On est loin, très loin des douceurs et de la beauté purement esthétique de ce bel et bien triste ‘amour de Swann’. On s’enfonce dans l’abîme de la réalité.

Des textes qui ne semblent qu’ébauches ou remaniés d’une telle façon qu’on ne sait trop si le remaniement les a améliorés oui ou non se trouvent dans Albertine disparue. Les parties les plus travaillées et réussies sont comme des tableaux, où tout (tableaux tout comme scènes subsidiaires) est raconté, introduit par touches successives, ‘en prenant le temps’, en préparant subtilement les revirements ou les découvertes à venir, en organisant un mélange continuel de description et de réflexion, et en créant ainsi la lenteur qui oblige à bien observer les sensations du ‘je’. On l’accompagne dans ses errements sans fin en quête de sens, tout comme dans ses raisonnements, parfois très longs, intelligents, certes, mais complexes, sur l’amour, la jalousie, la mémoire. Tout s’y déroule dans une certaine lumière, belle, joyeuse ou triste, d’un été, d’un hiver, d’un automne, mais non pas dans cette lueur sombre qu’on trouve dans ces quelques fragments de Sodome et Gomorrhe – lueur pâle, presque souterraine qui, dans Le Temps retrouvé, devient la lumière incertaine d’une ville entourée de ruines, mais niant cela, d’un ciel sillonné par des avions, ville sous le feu de l’ennemi et préférant s’obstiner à croire que rien ne changera. La guerre se terminera ; le ‘je’ repars, revient à Paris, et à nouveau se rend dans certains salons. À première vue, rien n’a changé. Ce n’est pas le cas. Dans les tomes précédents s’est préparée, lentement, la transformation du ‘je’ : il a découvert ces salons dont il rêvait ; il a côtoyé les Mme de Guermantes qu’il idéalisait ; il a découvert sa propre sexualité, l’a réalisé, son rêve de la ‘possession’, du ‘plaisir’, et s’aperçoit comment la sexualité est vécue de différentes manières par d’autres : il a dépassé les frontières de son propre monde; il a développé un sens critique à l’égard de l’écriture, et même, à l’égard des critères de ce qu’est la ‘belle’ ou ‘bonne’ écriture ; ses goûts artistiques se sont précisés. Le ‘je’ des premiers tomes est en voie de disparition. De plus, c’est, en fait, une civilisation qui disparaît, c’est le monde même de La Recherche qui disparaît. Le narrateur, changé, mûri, s’étant détaché de ses rêves en les réalisant, se sent, enfin, la conviction qu’il a les capacités d’un écrivain, et, du coup, il observe le monde différemment. Le monde des salons qui nourrissait son rêve s’avère avoir été une chimère, le résultat de ses illusions ; et pour se décrire lui-même, comme un être ayant cherché et trouvé sa vocation, le sens de sa vie, le ‘je’ devra réécrire tout son cheminement qui l’a mené vers cette vocation. Ce qui l’obligera à décrire les mondes qu’il a traversés. Il disparaît, renaîtra – dans l’œuvre qu’il écrit. Tout comme, bientôt, disparaîtra le monde petit, cousu, mesquin, hypocrite et d’une ambiguïté troublante qu’il a observé jusqu’alors et qui se croyait supérieur, seul élégant, vigoureux, éternel, à l’abri de tout regard indiscret, de tout changement, ne fût-ce que parce que les personnes qui en faisaient partie on vieilli et mourront. Le ‘bal des têtes’ est leur dernier dîner ; eux aussi, disparaîtront ; c’est là aussi la fin d’une illusion.

Dans les parties les plus réussies (où il y a équilibre entre narration et analyse/réflexion, équilibre que l’auteur probablement recherchait) on reconnaît l’amateur de peinture qui détaille non pour le plaisir mais afin de faire rentrer le lecteur dans des univers distincts, chacun d’eux ayant sa propre couleur, sa propre composition, ses propres diagonales, son propre point de convergence, et qui veut égaler, en tant qu’écrivain, les œuvres des peintres qu’il admire, en n’oubliant jamais son projet : écrire une œuvre d’art, bien construite, ayant un style et une structure basés sur la métaphore et l’analogie. Dans les autres parties, l’on sent le même besoin de retarder le récit (car, finalement, le résultat est déjà connu : désillusion ; racheter cette désillusion par une vocation, ici, la vocation littéraire), mais l’on sent deux choses surtout : que tout découle avant tout de l’analyse psychologique, qui est la grille d’écriture préliminaire, et que le contenu du récit (l’intrigue) n’a qu’une importance relative : ce qui compte c’est utiliser des ‘faits’ (p.ex. Albertine est partie) pour étoffer cette analyse. En quelque sorte les ‘faits’ et les personnages illustrent les maximes, et non l’inverse. Elles appellent les maximes, et les concrétisent. Et ces maximes sont le fruit de l’analyse. L’on s’aperçoit que, lorsque l’analyse fait défaut, lorsque la narration en soi, les ‘faits’, prennent le pas sur l’imagination (allant plus loin que toute imagination rêvée, tout désir clairement précisé, se fixant sur un personnage concret), le désir d’esthétique devient impuissant : ces ‘faits’, d’un autre ordre, ont leur propre esthétique, qui défie l’analyse, une esthétique différente qui produit ses propres maximes concrètes, choisit son propre style de récit, un récit étonnant, extrêmement fluide, bien écrit, lui aussi, mais sombre, désabusé, contrastant avec le récit tout compte fait lumineux car apollinien, c’est-à-dire basé sur l’analyse, l’étude, la compréhension et sur la conviction du narrateur qu’il est capable de comprendre son cheminement de 1. à 2. et de lui donner un sens en le décrivant et cela grâce à l’écriture même, qu’on retrouve dans la plus grande partie de La Recherche.

Flaubert : désir de perfection

Proust : désir d’esthétisation

Flaubert, auteur invisible et omniscient, décrit les faits ; ces faits sont indispensables pour l’intrigue et comprendre les réactions des personnages.

Proust : un ‘je’ (narratif) explore les perceptions, les sentiments occasionnés par des faits qui, en soi, n’ont que peu d’importance (ils peuvent être changés à tout moment pendant la réécriture). Mais là où les personnages deviennent générateurs de faits qui troublent la perception du ‘je’, l’analyse, incapable de comprendre ce qui se passe, devient balbutiante, et de plus en plus ambiguë. L’auteur, au lieu de tout comprendre, de mener le jeu si tel ou tel personnage ne lui plaît pas (en le biffant, en le remplaçant par un autre, en fondant deux personnages dans un seul) subit. La narration devient imperméable à l’analyse ; le monde se montre tel qu’il est : incontrôlable, incompréhensible.

Lenteur et rapidité

Flaubert : tout est raconté dans l’ordre chronologique : le temps est une terre ferme ; Proust : bien qu’il y ait, à la surface, une chronologie, en fait, on se retrouve sur du sable mouvant ; il n’y a pas de terre ferme ; le temps est bousculé, réorganisé par les souvenirs ; il est percé comme une cruche dont s’écoule de l’eau : cette eau, c’est ce que nous lisons ; cette eau, c’est ce qui contient passé et présent à la fois : c’est le temps ; le temps dans sa fluidité. Fluidité toute autre que chez Flaubert car, chez Proust, la fluidité résulte avant tout de l’incroyable souplesse de la phrase et du paragraphe ou du développement d’une idée, d’une image, qui forme un ensemble avec une belle amorce, un développement et une fin, cette idée et son développement étant souvent composés d’une analyse rigoureuse, exacte et de maximes ; chez Flaubert : fluidité du récit, du contenu, grâce au resserrement, l’ascèse des phrases et des paragraphes, subordonnés au but : la rapidité, la clarté du récit.

Chez Proust : parfois gaucherie dans l’agencement des chapitres, les transitions etc., gaucherie largement compensée par la souplesse du style, et par la superposition des ‘mondes’ (voir notre analyse du premier extrait de Proust: les différents points de vue, des différentes personnes participant à un déménagement, insérés dans la description de ce déménagement, créent de la profondeur et donnent du relief à ce qui, en fait, n’en a pas) ; alors que chez Flaubert : fluidité parfaite dans les raccordements, les transitions, les enchaînements etc., mais parfois gaucherie et lourdeur dans la phrase.

Chez Proust, les souvenirs du passé se superposent, glissent l’un sur l’autre, comme des couches de terre ; le passé est une corbeille remplie de serpents, entourée par le présent : à chaque pas du ‘je’ dans le présent, un ou plusieurs serpents peuvent sortir de la corbeille ; et le ‘je’ les décrira, avec émerveillement ou effroi, en disant qu’il explore ce qui se présente à sa mémoire concernant le ‘passé’ qu’il raconte, et qui, au moment de l’expérience, était présent, mais influencé par un passé qui le précédait ; et d’une autre corbeille se trouvant près de là, celle du futur, parfois s’échappent d’autres serpents, que le narrateur aperçoit et nous décrit, mais souvent il ne les voit même pas – et les verra surgir brusquement lorsque, glissant avec lui sur la ligne de 1. à 2, nous aurons atteint le lieu où le futur est devenu présent.

Le ‘je’ présente la stratigraphie de sa vie à travers sa mémoire, à travers ce qu’il a vécu, ce qu’il en espérait, et ce que ses rêves sont devenus en réalité (le 1. et 2.). Cette mémoire, tout en suivant l’ordre chronologique 1. vers 2., régulièrement, brise cet ordre, ou intercale des fragments appartenant à une autre période de celle dont on parlait, ou les jette pêle-mêle sur papier, par désir de comparer les différents fragments du passé qui se rejoignent dans ce qu’ils ont d’analogique. Nous reparlerons plus loin de ce désir de comparaison, procédé structurel et stylistique à la fois, que Proust lui-même à expliqué et appelé l’art de la ‘métaphore’.

Néanmoins, le ‘je’ est le centre du récit ; autour de lui se dressent, se pressent passé, présent et futur, l’entourant comme un cerceau. Ce qui est au cœur du récit n’est pas l’intrigue – c’est le ‘je’ qui perçoit, décrit et compare ses perceptions changeantes de réalités changeantes. Le monde de Proust est donc un monde fluide, insaisissable, se métamorphosant à l’infini autour d’un ‘je’ qui, lui, observant ces métamorphoses, se métamorphose aussi, lentement. Métamorphose du monde donc, en dépit de la lenteur statique avec laquelle cette métamorphose est décrite, de la longueur des tableaux où tout semble figé, et cependant bouge encore, imperceptiblement, ne fût-ce qu’aux yeux du ‘je’ qui observe et, en observant, sent son opinion changer sur ce qu’il observe (p.ex. la visite interminable chez Mme de Villeparisis dans Le côte de Guermantes I).

Le monde de Flaubert est un monde figé, rigide, ou une avalanche d’événements, ramassés dans de très courtes scènes, et qui ne peuvent se produire que dans ce monde tel qu’il est décrit, mène le personnage central (Emma) vers sa ruine.

Flaubert et Proust ont une toute autre vision du temps, bien qu’ils traitent tous deux de l’illusion et de la désillusion, provoquées par une perception erronée :

Proust : la fluidité fixée, décrite avec lenteur, condensée dans de grands tableaux; Flaubert : lutte acharnée pour faire avancer le temps, pour éviter toute lenteur dans un monde qui repose sur une parfaite lenteur, si ce n’est l’immobilité. Emma se précipite du début vers la fin dans un monde rigide, qui ne bouge pas, qui était déjà fixé avant qu’elle n’y fasse son apparition et qui ne changera pas après sa disparition. Idem pour le récit : on suit Emma qui court, et court, haletante – vers sa perte. Perte décrétée avant même que le livre ne débute. Pourtant : par des descriptions courtes, concises, par la rigueur du style, maintenue tout au long du roman, s’établit une certaine monotonie qui provoque, à la longue, la sensation de lenteur, voire d’insipidité.

À l’opposé, chez Proust, tout est lenteur. Cependant des descriptions, des observations, des maximes, des réflexions, des théories, des petits traités déferlant à travers ces descriptions, s’y insèrent et, de prime abord, allègent la lecture, en donnant du ‘relief’ à ces longs tableaux; on en oublie la lenteur. Le va-et-vient entre passé éloigné et moins éloigné, les comparaisons des perceptions (celle du ‘je’ et d’autres personnages) alternent avec une telle rapidité qu’on ne s’en lasse pas et qu’une page, souvent, livre déjà une multitude de phrases et de vues qui captent l’attention du lecteur et lui donnent la sensation ‘qu’il se passe beaucoup de choses’. Il en oublie sa faim d’événements, d’intrigue ; il rentre dans la perception du ‘je’ et découvre, à travers les yeux du ‘je’, une réalité kaléidoscopique. Mais cela n’est le cas que dans les meilleures pages ; parfois Proust doit accompagner le ‘relief’ dans sa page, qui est le propre de son écriture, d’une ‘vraie intrigue’ (un amour naissant, aboutissant ou pas, résumé dans un tome, une partie d’un tome) pour pouvoir garder l’attention du lecteur, qui, si cette intrigue fait défaut, s’y perdant un peu (par manque de ‘récit’, ‘d’intrigue’), admire le style, perd de vue le principe structurant des triptyques et ne voit le roman que comme un lent et magnifique glissement de lave.

À la recherche du temps perdu est, tout comme Madame Bovary, une attaque contre le ‘faux semblant’, l’illusion, mais cette attaque est menée d’une autre façon :

Flaubert : rapidité, évacuation de tout sentiment et réflexion ; dialogues ramenés au minimum, ou, sinon, insérés dans le récit (p.ex. dialogue Emma et Rodolphe aux Comices) ; totalité : scénario (comme dans un film), suivi de tournage et montage : l’œil enregistre et décrit, l’auteur, assis à sa table d’écriture, ayant à sa disposition les descriptions, les réduit, les fait s’enchaîner, soigne les transitions. Dans le fragment des ‘Comices’ Flaubert essaie de capter tous les éléments d’une scène, et leur interaction : il manipule, en quelque sorte, une caméra, et, la gardant sur l’épaule, il court d’un lieu à l’autre, tourne deux ou trois scènes à la fois et les combine entre elles ; ensuite, rentré chez lui, il fait le montage ; montage rapide, nerveux.

Proust : lenteur, tissu moiré de perceptions, de descriptions, de dialogues et de réflexions, de différents niveaux de langage aussi (p.ex. Françoise qui parle un ‘mauvais’ français mais est citée et corrigée avec plaisir par le ‘je’, qui, lui, s’émerveille du langage des différents personnages des salons où il est introduit et nous le rend avec exactitude), ce tissu étant inséré dans 4. et formant en fait la surface du récit. Toute La Recherche est recherche de la façon dont fonctionne la perception du ‘je’. Ce n’est pas l’œil qui enregistre un ‘tout’, balaie différents fragments de la réalité et les nous fait voir comme s’ils émergeaient d’un seul coup d’œil – non, l’œil ou plutôt l’ouïe, le cœur, l’odorat, le corps sensuel, tous ensemble, eux, examinent, un à un, les différents aspects de la réalité. Et chaque parcelle de la réalité ayant son propre charme, son propre caractère, chaque élément de la réalité perçu est traité avec une égale attention et une égale lenteur. Il n’y a pas de hiérarchie de la perception chez Proust (du moins pour le lecteur); tout est essentiel pour le ‘je’.

La fonction des détails, personnages, des scènes ou tableaux

Proust savoure ; pour lui, la fin du roman peut être retardée à l’infini (il connaît déjà la fin : la désillusion qui clôturera le roman); ce qui l’intéresse, c’est la jonction entre illusion et désillusion, la peinture d’un tableau dans lequel, si on l’examine bien, l’on peut découvrir une grande quantité de triptyques ;

Flaubert dévore les faits, les piétine presque, en se hâtant vers la fin. Il a une idée claire de la longueur idéale de chaque partie de son roman ; parfois il comprime, réduit, ramasse, résume plus qu’il ne démontre ; l’ellipse doit être sa forme de s’exprimer préférée (mais, hélas, il faut du concret, des détails, surtout visuels, pour charmer le lecteur); il pense comme les scénaristes actuels. Chaque scène a sa propre importance et donc sa longueur relative, comparée aux autres scènes ; chaque personnage, chaque objet est introduit au vu de son utilité ultérieure. Il faut l’apothicaire et Justin afin qu’Emma puisse, plus tard, avoir accès à l’arsenic pour son suicide ; il faut qu’un jour Emma découvre l’arsenic chez Homais et qu’elle sache que Justin y a accès pour qu’elle puisse, plus tard, en faisant appel à Justin, s’approprier cet arsenic à l’insu des autres, cet arsenic étant indispensable pour son suicide. Sans l’arsenic, Justin aurait-il existé ? Une fois Justin inventé, mais uniquement pour les besoins du scénario, Flaubert en fait un admirateur secret et muet d’Emma, le seul qui l’aime vraiment, et, ainsi, contraste avec Léon et Rodolphe, amants tièdes et intéressés, et qui représente, en contraste avec Charles cette fois-ci, l’amour jeune, timide, adulateur et sincère, non contaminé par l’autosatisfaction bourgeoise comme c’est le cas chez Charles.

Les objets (ou des animaux : p.ex ; Djali, la levrette d’Emma ; et même Berthe, l’enfant d’Emma) sont des ‘propps’, comme dans les films : ils sont nécessaires pour bien mener l’intrigue et/ou pour illustrer le caractère des personnages. Le musicien aveugle éclaire la personnalité de Homais ; l’homme au pied bot est nécessaire pour que Charles Bovary ait un échec médical. Chaque personnage, chaque objet, chaque animal a sa fonction dans la totalité du récit. Le début est écrit pour mener à la fin. Chaque personnage, introduit ici, jouera un rôle secondaire ou crucial plus tard dans le roman. Les personnages doivent leur existence à l’intrigue.

Chez Proust, les personnages ne sont pas utiles à l’intrigue ; on pourrait en supprimer une dizaine que l’intrigue n’en souffrirait pas, et cela non pas uniquement si on éliminait des personnages secondaires. La raison principale est qu’il n’y a tout bonnement pas d’intrigue : il y a construction, mais non pas intrigue comme chez Flaubert, chez qui ‘tout se tient’, où chaque élément, chaque personnage est indispensable pour la chronologie du récit et l’enchaînement logique des événements.

Le tableau de Saint-Loup : l’analogie prévaut sur l’intrigue

Chez Proust il y a, au-dedans du grand tableau qu’est La Recherche, des tableaux de longueur inégale qui se succèdent, et qui sont interchangeables.

Dans Le côté de Guermantes, on trouve par exemple une très longue scène où le ‘je’ rend visite à Saint-Loup, lui demande, après de longues hésitations, si ce dernier pourrait l’introduire auprès de Mme de Guermantes (ce qui, à la fin, s’avère impossible), finalement, rencontre la petite amie de Saint-Loup, Rachel, et repart chez lui. On pourrait remplacer Saint-Loup par un autre personnage, ayant un amour pour un autre personnage que ‘Rachel la grue’, à condition que cet amour forme une analogie d’un autre amour dans l’œuvre et que chacun des deux personnages réapparaisse sous une autre forme (perçus d’une autre façon) dans l’œuvre; mais il n’est absolument pas nécessaire que Saint-Loup, ayant son caractère à lui, ayant son amour pour Rachel, fasse partie de l’œuvre, ni qu’il apparaisse exactement ici. On pourrait objecter que Saint-Loup, ayant Mme de Guermantes comme tante, est nécessaire pour donner au ‘je’ l’occasion de rencontrer Mme de Guermantes. En effet, Saint-Loup, appartenant au ‘côté de Guermantes’ forme une introduction idéale pour le ‘je’ au ‘côté de Guermantes’ ; c’était peut-être ce que pensait Proust ; mais en fin de compte, dans Le côté de Guermantes, le ‘je’ se rend finalement chez Mme de Villeparisis sur les conseils de Mr de Norpoix, et à l’initiative du père de ‘je’ et y rencontrera Mme de Guermantes sans l’aide de Saint-Loup.

On pourrait donc biffer toute la scène avec Saint-Loup, ou la raccourcir (car elle est très longue), sans que cela n’influence en rien le ‘scénario’ du livre : Saint-Loup n’est pas indispensable pour la rencontre entre le ‘je’ et Mme de Guermantes (le thème central de Le côté de Guermantes) et n’a donc pas d’utilité pour l’intrigue.

Il est par contre essentiel pour d’autres raisons, car, tout en étant militaire, il est dreyfusard (l’affaire Dreyfus étant un des thèmes du roman dans sa totalité), ce qui fait de lui un militaire ‘atypique’ et quelqu’un qui a des sympathies qui vont à l’encontre de sa fonction. Il rallie donc la galerie des personnages qui sont autres qu’on les croirait être en se basant sur leurs apparences (autre exemple : M. de Charlus). De plus, étant dreyfusard, il se distingue des Guermantes dont la plupart sont anti-dreyfusards. Il est intéressant de ce point de vue-là, mais cela n’a rien à voir avec l’intrigue ; il l’est d’autant moins que, une fois sa liaison avec Rachel terminée, il ne sera plus dreyfusard (nouveau changement intérieur du personnage, phénomène récurrent dans La Recherche). Mais il est essentiel et indispensable (comme personnage) pour la construction du roman : après la rupture avec Rachel, il épousera (mais cela, nous ne l’apprendrons que beaucoup plus tard, tout comme le ‘je’, dans les toutes dernières parties du roman) Gilberte Swann, celle-là même dont le ‘je’ était tombé amoureux dans Du côté de chez Swann, le tout premier livre de La Recherche. Ainsi, en épousant Gilberte, appartenant au ‘côté de Swann’, Saint-Loup, appartenant au ‘côté de Guermantes’, a établi le lien entre les deux ‘côtés’ qui semblaient irréconciliables au début de La Recherche. On pourrait objecter que cela frise l’intrigue, la très mauvaise intrigue d’ailleurs, où des mariages inespérés et socialement interdits (Swann : bourgeoisie ; Guermantes : aristocratie) offrent un ‘happy end’ pour des intrigues romantiques et compliquées, typiques pour les grands romans anglais du dix-huitième et dix-neuvième siècles. Mais ce n’est pas le cas ; les amours de Saint-Loup n’ont pas d’intérêt en soi ; le lecteur les observe, les juge, les désapprouve ou les approuve, et les compare aux siens, tout comme le fait le ‘je’. Saint-Loup n’est pas un des ‘héros’ du récit. Il n’a pas l’importance d’un Swann, il n’est qu’un des personnages qui forme, à lui seul, un monde qui illustre les erreurs et les abîmes du cœur (sa passion pour Rachel en fournit l’exemple). Surtout, il s’agit de construction, et si Proust avait voulu aboutir à ce même résultat en inventant un mariage avec d’autres personnages, choisis arbitrairement dans les deux ‘côtés’ (celui de Swann, et celui de Guermantes) il aurait pu le faire, et cela n’aurait aucunement influencé le récit. Proust aurait même pu se passer de ce mariage, et je ne crois pas que La Recherche en serait devenu un roman plus mauvais ; il y aurait manqué un élément qui puisse couronner la construction ; mais, puisque cet élément n’y était pas, on s’en serait à peine aperçu, et on n’en aurait pas conclu que les mondes des Swann et des Guermantes sont irréconciliables (comme l’écrivent certains critiques), car on n’aurait même pas pensé que cette ‘irréconciliablité’ est importante pour le roman.

Donc : non, Saint-Loup n’est pas indispensable pour l’intrigue. De toute façon, son mariage n’a rien à voir avec une intrigue : il ne ‘dénoue’ pas une situation, il ne la résume pas, et il ne nous surprend pas outre mesure, en renversant, tout à coup, nos points de vue sur son personnage. Son mariage n’a rien de bouleversant ; il est tout au plus surprenant ; et il ne change en rien la texture du roman.

Comparons avec Eugénie Grandet qui épouse le président de Bonfons (un Cruchot) dans Eugénie Grandet de Balzac. Là, ce mariage est surprenant : car, s’il est bien vrai que le président s’intéressait déjà à Eugénie depuis le début du roman (nous l’écoutons la mortifier avec des flatteries grotesques), en réalité le narrateur nous fait bien voir qu’il n’y a que deux prétendants réels : Adolphe de Grassins (appartenant à la famille ennemie des Cruchots) et son propre cousin, Charles Grandet. En épousant le président, Eugénie renonce à son amour pour son cousin, Charles Grandet ; et au lieu d’épouser Adolphe, elle lui préfère le président ; c’est une surprise ; ce mariage est tout autre que le lecteur n’avait osé prévoir. De plus, ce mariage est un des ressorts de l’intrigue, et qui a du piquant, mais alors sur le plan financier : le président, connaissant la fortune de Grandet père, s’intéresse à sa fille, et l’obtiendra ; Charles Grandet, aimé par Eugénie, mais ignorant cette fortune, refusera celle qui aurait pu lui procurer cette fortune. Car s’il y a un thème dans Eugénie Grandet, c’est bien celui-ci, un thème hybride : amour-argent. Les deux thèmes sont indissociables ; aussi, le mariage d’Eugénie est non pas un mariage d’amour, mais un mariage par dépit, et qui d’ailleurs ne mérite pas le nom de mariage au sens littéral, car Eugénie pose comme condition de conserver sa virginité. Lorsque le président, son mari, décède, restant vierge, elle se consacrera aux œuvres charitables. Le mariage forme un élément crucial de l’intrigue : c’est le but de ses prétendants, sauf de celui qu’elle aime : Charles. C’est le point culminant de la vie d’Eugénie Grandet, le seul où elle agit, prend ses responsabilités, sort de l’ombre, car c’est le moment où elle fait deux choses avec éclat : elle décide de donner de l’argent à son cousin Charles pour qu’il puisse éviter la déclaration en faillite de son père, faillite qui ruinerait sa réputation et empêcherait son mariage avec une dame de l’aristocratie. Eugénie dépense donc une partie de sa fortune au profit de celui qu’elle aime mais qui épousera une autre ; c’est son premier sacrifice ; et son deuxième sacrifice consiste en ceci qu’elle renonce au seul amour qu’elle ait eu dans sa vie (Charles) et, tout en épousant le président, reste dévouée à ce seul amour. Le premier sacrifice est pécuniaire, le deuxième est d’ordre moral, et ressemble assez fort à la vertu de l’abnégation chrétienne. Ce n’est que grâce au mariage que nous savons qui est Eugénie : une héroïne de l’amour, ou plutôt : du sacrifice, au profit d’un homme dont elle croyait, à tort, qu’il l’aimait. Le mariage d’Eugénie est donc essentiel pour le roman : il nous montre l’amour et le sacrifice d’Eugénie ; sans ce mariage, le roman n’aurait aucune raison d’exister.

Ici, dans La Recherche, Saint-Loup n’est pas un personnage central, et, de plus, le fait qu’il se marie ou non n’a qu’une moindre importance ; ce n’est pas lui qui apporte du ‘tragique’ dans le récit (en fait, aucun personnage dans Proust n’est tragique comme le sont Eugénie Grandet et Emma Bovary). La liaison de Saint-Loup avec Rachel et son mariage avec Gilberte, tout comme son ‘dreyfusisme’ etc. n’ont de l’importance que dans la mesure où ils renvoient, par analogie, à d’autres événements et personnages dans La Recherche. Son mariage ne forme sûrement pas la clef de voûte de l’édifice (le roman La Recherche). Si donc Saint-Loup fait une si longue apparition, à première vue inutile, car inutile pour l’intrigue, dans Le côté de Guermantes, c’est pour d’autres raisons, plus importantes et d’un autre ordre ; c’est

1. parce qu’il faut s’attarder sur lui afin de rendre compréhensible et intéressant son revirement politique et étonnante sa décision d’épouser Gilberte (deux choses qu’on apprendra plus tard) : c’est par besoin de ‘construction’, fondée sur un aspect possible de l’analogie : le contraste ; l’homme fou amoureux de Rachel la grue, épousera Gilberte. Autre nécessité de construction : voilà donc Gilberte, celle qu’adorait le ‘je’, mariée à son meilleur ami, ayant passée du côté des Swann au côté des Guermantes : elle devient l’épouse de Saint-Loup : contraste.

2. afin d’offrir une nouvelle analogie des cheminements étranges de l’amour qui offrira l’occasion au ‘je’ de faire plusieurs réflexions à ce sujet, et de préparer un contraste cocasse avec ce que le lecteur apprendra dans Sodome et Gomorrhe : là, M. de Charlus se livre à des rites sadomasochistes dans une maison de passe ; c’est sa déchéance, découverte et épiée par le ‘je’ ; ici, on rencontre Saint-Loup qui est amoureux fou d’une ex-grue, et qui, plus tard, comme nous l’apprendrons, épousera Gilberte : c’est le cheminement de la déchéance vers le mariage accepté socialement, c’est-à-dire sa rédemption, et donc le contraire de ce qui se passe avec M. de Charlus, dont le ‘je’ découvre la déchéance, en dépit de son statut social apparemment satisfaisant. Il est d’ailleurs utile d’ajouter que, dans ce même tome de Sodome et Gomorrhe, le lecteur apprendra que Saint-Loup fréquente probablement la même maison de passe et que, cependant – à nouveau une ‘nouvelle’ image de Saint-Loup - il mourra en héros dans la guerre (Le Temps Retrouvé) : personnage en clair-obscur donc, tout comme M. de Charlus, tout comme Gilberte Swann, et tant d’autres chez Proust. Seule réflexion très importante à faire : au moment où le lecteur côtoie ces personnages, il ne voit, à chaque fois, qu’une seule partie de leur personnalité, ne sachant ni leur face cachée, ni dans quel sens évoluera la partie de leur personnalité qu’il croit connaître en lisant le fragment qu’il a sous les yeux : le lecteur en sait autant - ou si peu - que le ‘je’, qui essaie, en tant que narrateur (quand il s’agit de revirements, de changements de personnalité), de bien cacher ce qui adviendra plus tard;

3. afin d’illustrer la métamorphose lente entre la Mme de Guermantes rêvée, idéalisée par le ‘je’ et la Mme de Guermantes réelle. Métamorphose lente et volontairement retardée : dans l’édition Folio (Le côté de Guermantes I), la visite de ‘je’ à Saint-Loup à Doncière, où se trouve son régiment, occupe les pages 83 jusqu’à 167 : cela fait, si on nous autorise des calculs totalement vains (mais qu’on chérit dans certains milieux académiques), plus d’un dixième, soit exactement 11,2 %, sur la totalité des deux tomes de Guermantes (750 pages au total), et 22,4 %, donc presqu’un quart, sur le premier tome de Guermantes (375 pages). Tableau très, très long donc de cette visite à Doncière, entrecoupé, mais très tard dans ce tableau, de demandes timides du ‘je’ à Saint-Loup de le présenter à sa tante, Mme de Guermantes ; demande qui ne sera pas honorée ; mais régulièrement on apprend que le ‘je’ continue à rêver de Mme Guermantes, et c’est là, au-dedans du triptyque (rêve/réalité/déception), concentré, dans ce cas-ci, sur Mme de Guermantes comme ‘objet rêvé’, la seule fonction de ce grand et long tableau : nous faire vivre la lenteur de la transformation de rêve en réalité.

En d’autres mots : tout le tableau de la visite du ‘je’ au régiment de Saint-Loup ne sert qu’à faire sentir la lenteur de la transformation de rêve en réalité. Ce tableau qui, s’il ne servait qu’à marquer une transition, et à fournir une ‘ficèle’ à l’intrigue (‘Par l’intermédiaire de Saint-Loup, le ‘je’ arrive à se faire recevoir auprès de Mme de Guermantes’), n’aurait jamais duré si longtemps. Le tableau ne sert pas l’intrigue ; il sert le thème ; il s’insère dans un triptyque ; il illustre la lenteur de la transformation de la perception du ‘je’. D’ailleurs, cette transformation s’opère déjà dans ce tableau : Saint-Loup, au lieu de parler de la superbe Mme de Guermantes, lorsque le ‘je’ lui fait sa demande de l’introduire auprès d’elle, la nomme : ‘la brave Oriane’, ce qui fait de la personne rêvée une ‘brave’ personne, ayant un prénom, perdant ainsi une partie de son attraction mystérieuse (le mot ‘mystérieux’ revient d’ailleurs souvent dans cette partie du roman ; mystère qui éveille la curiosité et est présenté comme la force motrice de l’attraction exercée sur le ‘je’ par Mme de Guermantes ; et ce mystère était formé par le nom de famille de Guermantes, la reliant à sa famille aristocratique jusque dans un passé très lointain, non à son prénom banal) ; plus tard, peu après le départ de Doncière, lorsque le narrateur et Saint-Loup se revoient (dans ce même tome), Saint-Loup lui dit, à propos de Mme de Guermantes : ‘On me l’a changée. Je t’assure qu’elle ne vaut pas la peine que tu t’occupes d’elle’ – et il lui propose de le présenter plutôt à sa cousine Poictiers, ‘autrement jolie qu’Oriane et plus jeune’. Et si, finalement, le ‘je’ rencontrera Mme de Guermantes, ce sera grâce à son père, qui veut l’introduire dans le salon de Mme de Villeparisis, sans d’ailleurs penser aucunement que son fils y rencontrera celle dont il rêve: Mme de Guermantes.

Cette lenteur, ces retardements, ces sauts dans le récit tout à fait illogiques (le ‘je’ passe – perd - son temps à Doncière, alors que, s’il était resté chez lui, son père l’aurait, qui sait, immédiatement pressé de se présenter dans le salon de Mme de Villeparisis), dus au hasard, l’inutilité de la visite du ‘je’ à Saint-Loup (car elle ne le rapproche en rien de Mme de Guermantes sur le plan concret, et, de plus, détruit une partie de son rêve) illustrent les ‘hasards’ de l’amour, les ‘hasards’ des rencontres, qui ne répondent à aucune logique, ne se soumettent pas à la volonté. Ils nous montrent aussi comment, déjà dans le stade du rêve, de l’idéalisation, l’image idéale est en proie à des corrections, se trouve changée, altérée, dévaluée, avant même qu’on ait rencontré la personne aimée, adulée. C’est là la seule et vraie fonction de ce tableau : creuser, explorer les façons dont on perçoit la réalité et a du mal à réaliser son rêve, dans ce cas-ci : à s’approcher de l’être rêvé. Le but est d’illustrer qu’on ne s’en approche pas comme on veut et lorsqu’on le veut, car c’est plutôt le hasard qui se charge de ces choses-là, le hasard étant un des aspects du temps qui échappe à tout contrôle humain. Voilà la fonction de ce long tableau. Il n’a rien à voir avec l’intrigue en soi ; il sert à nous faire partager, avec le ‘je’, la lenteur et le caractère imprévisible de l’évolution de sa perception de Mme de Guermantes, les obstacles pour la rencontrer et l’importance du hasard pour appuyer ou empêcher la réalisation de certains rêves. Et nous touchons là à la vraie ‘intrigue’ de La Recherche, qui est évidemment un thème : le travail du hasard, l’influence du temps ; mais ce thème se concrétise précisément par la peinture de la façon dont le rêve naît, germe, croît, s’étend, se nourrit, se trouve retardé, bousculé avant même sa réalisation, enfin se réalise mais comble à peine, déçoit, et rejoint la grande principauté des choses passées et qu’on préférerait oublier, une des régions les plus sombres du règne du Temps frivole qui se fait un plaisir de détruire les illusions.

Si, d’ailleurs, nous prenons l’œuvre de La Recherche dans son ensemble, nous voyons qu’au tout début déjà, dans Du côté de chez Swann, le ‘je’ a entrevu Mme de Guermantes dans l’église de Combray. Il y a déjà vécu une déception qu’il a corrigée par ses propres sensations ; là, déjà, la réalité décevante (et c’est une évolution contraire) a été transformée en idéal, pour maintenir le rêve, le sauvegarder dans sa splendeur originale et lui donner un nouvel élan. En effet, le ‘je’, ayant vu Mme de Guermantes, écrit : ‘Ma déception était grande’ ; quelques lignes plus loin, il se dit : ‘C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes’. Si, dans Du côté de chez Swann, le ‘je’ est attiré par Mme de Guermantes, ce n’est pas par amour ; il est en proie à une adoration exaltée, basée sur des songes, sur des conjectures fortuites mais considérées par le ‘je’ comme réelles, ces conjectures se basant sur le seul nom de Guermantes et l’association de ce nom avec une famille aristocratique dont les tombes se trouvent dans l’église de Combray. Lorsque le narrateur voit Mme de Guermantes – la vraie, la réelle Mme de Guermantes - dans cette église, ce rêve exalté, irréel, tombe, confronté à, brisé par la réalité de la perception : ‘C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes.’ Mais, étrangement, s’y mêle bientôt l’amour, lorsque le ‘je’ croit avoir senti le regard de Mme Guermantes tomber sur lui et lui sourire ; et c’est là que, la première déception passée, par une nouvelle perception, aussi erronée que la première, et aussi erronée que les rêves précédant cette ‘apparition’ de Mme de Guermantes, l’illusion se fixe un but clair et précis: ‘Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. (…) Je crus que je lui plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann (il s’agit de Gilberte, qui épousera, plus tard, Saint-Loup, BT) et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir.’ (Édition Folio Classique, p. 262-6)

Nous avons là l’intrigue, la seule intrigue qui compte : celle de l’illusion. Illusion qui forme le rêve, corrige la perception de la réalité, la rend désirable si elle était, d’emblée, décevante, la pourvoit d’éléments qui, au début, ne s’y trouvaient pas (ici : le désir d’amour, la certitude de l’amour possible, futur, de réussir à s’approcher de l’être aimé jusqu’à ce qu’il nous ‘appartienne’).

Cela, cette description de l’illusion, nous la trouvons dans ce fragment chez le ‘je’ qui s’illusionne sur Mme de Guermantes, mais nous trouvons cette illusion aussi bien chez Saint-Loup qui se trompe sur les qualités de ‘Rachel la grue’, tout en sachant, mais ne voulant se l’avouer, qu’en effet elle n’est qu’une grue. Voilà l’analogie. Voilà ce qui relie ces deux fragments : l’illusion. Saint-Loup, tout comme le ‘je’, vit dans l’illusion. Et d’ailleurs, on retrouve un autre fragment très important, immédiatement après le début de Le côté de Guermantes, où le ‘je’, sur base du nom de Guermantes, se livre à une description minutieuse des rêves que font surgir en lui ce seul nom (le nom, non pas la personne ; et rêves qui n’ont absolument rien à voir, comme il s’en apercevra plus tard, avec la ‘vraie’ Mme de Guermantes).

Saint-Loup en soi, tel qu’il est, n’a que peu d’importance, et il en va de même pour Mme de Guermantes. Leur statut réel, leur vraie nature, leur caractère importent peu. Ce qui compte c’est comment le ‘je’ les perçoit, et comment eux aussi perçoivent leur univers et ceux qu’ils y voient; ces regards, analogiques, non pas identiques, et qui parfois se frôlent ou se croisent, forment la trame de l’intrigue nommée: rêve, illusion, déception, triade générale, mais dont l’ordre des éléments constituants, au gré des caprices de la psychologie humaine, peut à tout moment être inversé. S’il y a donc ‘déception’, c’est dans un autre sens que le sens purement psychologique de ‘désappointement’, car ici il s’agit de la capacité humaine, si ce n’est le désir, de se tromper soi-même en s’imaginant une réalité autre que celle qu’on perçoit et qu’on préfère placer dans un futur comblant pour ne pas devoir, immédiatement, s’interroger sur la véracité du rêve et, suite à cela, le laisser tomber en éclats. On se trompe volontairement sur ce qu’est la réalité pour pouvoir construire ou prolonger le rêve et s’accommoder d’une réalité non conforme au rêve qu’on chérit.

Dans ce même fragment (ce large tableau de Saint-Loup) se trouve un autre élément supplémentaire qui est dans la même veine : par deux fois, lors de son séjour chez Saint-Loup, le ‘je’ y téléphone avec sa grand’mère. La première fois, il est étonné de n’entendre que la voix de celle qui, sinon, était toujours corps et proximité à la fois (c’est la première fois qu’il lui téléphone ; et c’est déjà, par cette perception, la première distance qui s’installe entre le ‘je’ et sa grand’mère). La deuxième fois, on appelle le narrateur au téléphone, et il croit entendre, pendant quelques instants, sa grand’mère, après quoi il se rend compte qu’il y a malentendu : ce n’est pas sa grand’mère qui se trouve à l’autre bout du fil ; il a mépris la voix d’une inconnue pour celle de sa grand’mère. Ainsi, répondre au téléphone, un acte qui aurait dû le relier à sa grand’mère, en s’avérant être erroné, prouve qu’il a d’une certaine façon déjà ‘perdu le contact’ avec sa grand’mère : il n’a pas reconnu sa voix. Deuxième preuve (fournie par la perception) qu’une distance se creuse entre lui et sa grand’mère. Lorsque le ‘je’ reviendra chez lui, il la soignera – et peu de temps après, elle mourra.

Ces scènes ‘du téléphone’, que Proust relie explicitement au mythe d’Orphée et Eurydice, illustrent donc l’éloignement entre eux deux : Orphée/le ‘je’ qui continuera à vivre, Eurydice/la grand’mère vouée à la mort. Et l’on apprendra plus tard comment, avant et après le décès, le fossé entre la grand’mère et le ‘je’ s’est creusé davantage, suite à ses perceptions fautives de la maladie de la grand’mère (voir supra : l’explication de Beckett). On pourrait donc conclure que ces scènes ‘du téléphone’ sont reliées, sous forme analogique, à celles qui suivront, car elles explorent le processus d’éloignement d’un être chéri ; thème qui, à son tour, est central dans La Recherche (rapprochement, éloignement se succèdent), et est au cœur du tome consacré à ‘Albertine disparue’. Mais elles se relient tout aussi bien au thème illustré par la conduite de Saint-Loup, amoureux de Rachel, et le ‘je’, voulant trouver un moyen pour se faire présenter à Mme de Guermantes : ces deux hommes vivent dans l’illusion quant à leurs amours ; de même, le ‘je’ vit dans l’illusion quant à sa relation avec sa grand’mère.

Il y a donc intrigue chez Proust, mais pas dans le sens traditionnel. Il est bien obligé de relier les différentes parties de son récit, et de les placer quelque part : il doit introduire Saint-Loup amoureux de Rachel, et il choisit de le faire ici, dans le tome consacré au rêve du ‘je’, appelé ‘Mme Guermantes’. C’est là la seule concession à ce qu’on pourrait appeler ‘intrigue’ ; et il y insère aussi, il est vrai, au-dedans de la digression ‘Saint-Loup’, pour préparer la perte de la grand’mère et l’éloignement avant et après sa mort, une sorte d’éloignement métaphorique et préparatoire, dans les scènes des coups de téléphone ; mais ces scènes ne sont pas indispensables pour l’intrigue. En ce qui concerne les scènes de téléphone du ‘je’ à sa grand’mère : elles accentuent seulement la signification que le ‘je’ donnera plus tard à la mort de sa grand’mère et s’inscrivent donc dans la logique structurante de l’analogie : le ‘je’ perd le contact avec sa grand’mère, tout comme il le perdra dans les jours précédant sa mort et après sa mort. Tout cela n’est pas ‘intrigue’. C’est plutôt la concrétisation d’un thème, l’illusion, grâce à des sous-thèmes, dont les ‘scènes’, les représentant, les illustrant, sont reparties sur tout le roman comme des petites pierres d’une mosaïque. Pour Saint-Loup, la concrétisation est claire : c’est l’illusion de l’amour (Saint-Loup ne voit pas la ‘vraie’ Rachel, mais celle qu’il veut voir) ; quant au ‘je’ et à sa grand’mère : c’est l’illusion de la proximité, là même où il y a déjà éloignement, éloignement qui mènera à la séparation, suite au décès de la grand’mère ; et ce ne sera toujours pas la fin de cet éloignement, car le fossé se creusera encore plus lorsque le ‘je’ se demandera : ai-je jamais été vraiment lié à ma grand’mère, n’était-ce pas, là aussi, tout compte fait, uniquement l’effet du hasard, fille du Temps?

Thème : illusion – différents sous-thèmes – diverses illustrations/concrétisations de ces sous-thèmes, présentés en divers lieux du roman. Voilà la vraie structure, si l’on veut, de toute La Recherche. Structure qui n’a pas besoin de ‘plan’, ni d’intrigue, mais tout au plus d’une succession de scènes, succession plus ou moins vraisemblable et plausible, et, avant tout, d’un réseau d’analogies.

Il y a évolution, transformation, cheminement du passé vers le présent, à travers l’analogie, et Proust nous montre ceci grâce au cheminement de 1. vers 2., en utilisant des triptyques et en nous livrant le tout sous une forme où même les triptyques, fragmentés, répartis sur différentes parties du livre (comme ici, concernant Mme de Guermantes, déjà présente dans Du côté de chez Swann, omniprésente dans Le côté de Guermantes, et à nouveau présente dans le tout dernier dîner dans le dernier tome du roman, le fameux ‘bal des têtes), sont à peine visibles.

De là, impression de chaos quand on ouvre Proust. De là l’appréhension même. Pourquoi ces scènes longues, trop longues, qui retardent le récit ? Pourquoi tous ces personnages ? Pourquoi, au-dedans de ces scènes dont on ne capte pas le sens, le but, ces descriptions longues, minutieuses, lassantes ? Pourquoi, au-dedans de scènes déjà très longues, d’autres scènes (dans ce cas-ci : les téléphones avec la grand’mère au-dedans du ‘tableau’ Saint-Loup) ? À quoi servent ces longues introductions détaillées, qui, souvent, ne semblent mener nulle part ? Pourquoi ces longues scènes de réveil au début de certains tomes (Du côté de chez Swann; La Prisonnière)? À quoi servent les longues digressions sur l’art, les sentiments ? Pourquoi le narrateur s’attarde-t-il si longtemps à ce personnage-ci, à cette visite-là (comme celle du ‘je’ à Saint-Loup que nous venons d’analyser), pourquoi si peu de chapitres, pourquoi des chapitres si longs, pour ne pas dire : aussi longs qu’un livre ? (Proust ne numérotera et nommera les chapitres que dans les derniers tomes.) Parce que le cheminement compte, non l’arrivée au but ; parce que l’intensité de l’expérience, et la précision de l’analyse de la perception au moment même où a lieu la perception priment sur la rapidité. Parce qu’il faut rendre l’analogie sensible, partout où elle est présente. La netteté est dans l’analyse précise, fine, exhaustive de l’analogie, plus que dans le rendu des faits (qui sont, parfois, merveilleusement détaillés, comme c’est le cas avec des promenades, ou des matinées dans un salon). Et, hormis l’analogie, c’est surtout la perception qui compte. La perception est la face intérieure de l’analogie : on est dans un monde, complètement noyé dans sa logique inéluctable, sans savoir qu’on représente une attitude analogue à celle d’autres personnages. La profondeur est dans la perception, dans l’expérience du rêve et de sa confrontation avec la réalité, non dans l’acquisition, non pas dans la réalisation, non pas dans la course vers un but. Le narrateur privilégie l’expérience de sa perception de son univers et des rêves qu’ils suscitent. Sa vision de la réalité (la façon dont il l’a perçue) a forgé, modelé la réalité, et donc, s’il veut se faire une idée des changements qui se sont opérés en lui et dans la société qu’il décrit, il est obligé de d’abord passer par l’analyse ultérieure mais précise de cette réalité telle qu’il la vivait lorsqu’il croyait l’apercevoir, la découvrir et la connaître mais en fait la déformait. Il doit la décrire sans se laisser influencer par les idées qu’il a adoptées ensuite et qui risquent de la fausser. Il doit déterrer la réalité, enfouie sous ses rêves ; mais avant d’y arriver, il est bien obligé d’étudier comment ces rêves, qui ont façonné la réalité, ont eu une telle emprise sur lui, l’ont guidé tout au long de sa vie. L’éclosion et les sinuosités d’un rêve sont plus passionnantes que sa réalisation, et sa fin, toujours décevante, appartient au monde de l’éveil qui, ancré dans la réalité, morte et morne, se trouve à l’opposé du monde du rêve et de l’espoir. Cela, le narrateur le sait ; et il sait l’importance des rêves ; il est donc bien obligé de s’attarder avec plus de précision sur ses rêves que sur la réalité. De là : le besoin d’analyse. De là l’importance à première vue excessive accordée à la genèse et la lente, très lente réalisation du rêve ; car c’est là que germe, en même temps, au fur et à mesure qu’on entretient le rêve et qu’il aboutit, la future déception résultant précisément de l’importance qu’on lui a accordée. La réalité ne peut décevoir et punir le rêveur, lorsqu’elle se présente telle qu’elle est, qu’à mesure qu’il l’a trop rêvée et donc déformée. C’est ce mécanisme-là qu’il faut démontrer, et analyser.

Car La Recherche est, en dépit des apparences, surtout un livre d’analyse. L’analyse d’un égarement qui a dominé toute une vie, cet égarement s’appelant ‘rêve’, se fixant principalement sur l’amour’ et sur le désir d’être introduit dans des mondes que le narrateur croyait meilleurs, plus mystérieux et comblants que le sien. Mais le projet d’analyser les rêves et leur épanouissement dans une réalité décevante ne ‘fonctionnerait’ pas s’il n’y avait cette finesse dans les descriptions, une acuité analytique froide, distante, s’il n’y avait ce ‘relief’ (créé par l’insertion de maximes, de réflexions, de théories, de métaphores) qui fait oublier au lecteur ce projet audacieux de se passer d’intrigue, de lui préférer la construction, et de choisir comme thème principal l’analyse de la perception et de la transformation du rêve et de la réalité par le jeu de l’illusion, ce jeu exaltant et décevant étant illustré par une multitude de personnages porteurs d’analogies.

Chez Flaubert : souci de masquer les transitions, de les réduire au maximum. Chez Proust : tentative, là aussi, de masquer les transitions (on oublie qu’on est dans la transition, qu’on est dans une scène préparatoire, par la multitude de renvois et de rappels à d’autres éléments du livre, par le jeu des analogies), mais il n’a aucune peur de les rendre (trop) longues. La raison en est précisément que même ces scènes transitoires tombent sous le procédé de l’analogie. Proust puise, pour les décrire, dans toutes les données déjà fournies ou à venir à propos des personnages, des émotions, de certains lieux. Ces données ‘meublent’ les transitions, préparent d’autres scènes, et, en fait, peuvent réapparaître n’importe où dans le récit. C’est que tous les ‘mondes’ perçus, analysés par le ‘je’ forment, pris ensemble, un autre monde, celui du Temps. La Recherche présente ce temps dans sa réalité ; ce qui explique aussi pourquoi, physiquement, les chapitres sont si longs : ils ne s’arrêtent jamais, autant dire : l’influx de la mémoire ou de l’espoir qui transforme ou crée des mondes ne s’arrête jamais non plus. De nouveaux mondes jaillissent n’importe où et continueront de jaillir, de briller au détour de chaque perception, tant que le ‘je’ percevra, tant qu’il vivra, entouré d’autres êtres qui, eux aussi, sont des ‘je’ qui perçoivent, tout comme lui, mais à leur façon, leur passé, présent ou futur et qui, ainsi, lui offrent des points de comparaison avec sa propre expérience.

C’est ce que nous démontre ce petit fragment décrivant la visite du ‘je’ à Saint-Loup. La visite n’est qu’un prétexte pour nous donner une nouvelle analogie de l’amour, et pour nous faire rentrer dans deux mondes à la fois : celui de l’attente et du rêve (celui du ‘je’, espérant rencontrer Mme de Guermantes), celui de l’aboutissement d’un rêve mais qui n’est qu’illusion (Saint-Loup amoureux fou de ‘Rachel la grue’). Dans un seul monde – celui du régiment de Saint-Loup, où le ‘je’ se rend à un moment donné – nous voyons déjà deux mondes différents, perçus par deux êtres différents, et dont la perception, comme nous le savons déjà, a son origine dans un passé (le ‘je’ qui continue ou plutôt reprend sa quête du rêve appelé ‘Mme de Guermantes’), ou aura son prolongement dans le futur (la rupture de Saint-Loup avec Rachel, son changement de points de vue politiques, son mariage avec Gilberte Swann). Nous y voyons d’ailleurs aussi le regard que portent les compagnons de Saint-Loup sur leur chef ; et nous devinons, par la scène du téléphone, qu’il y a éloignement entre le ‘je’ et sa grand’mère.

Le ‘je’ ne se meut donc pas dans un monde aux limites fixes, il crée des univers au-dedans du monde, peu importe où il se trouve. En allant rendre visite à Saint-Loup, il apporte, dans le régiment de Saint-Loup, son propre monde et y découvre le monde des autres. De même, le monde réel, formé de casernes, de maisons, de coteries, de salons, d’objets, de personnages, de livres, d’œuvres d’art, n’est que le décor dans lequel évoluent les mondes de tous ceux qui créent le monde par leur perception en le peuplant de choses ou d’êtres qu’ils ambitionnent, pourchassent, attirent, poursuivent, adorent, méprisent. Les tableaux longs sont des constellations, formés de plusieurs étoiles, chacune étant un personnage qui construit et détruit un ou plusieurs mondes à chaque instant. Dans l’étendue de ces multiples univers, qu’est-ce qu’une transition sinon une continuation d’un monde déjà existant mais redécouvert à travers le nouveau monde qui s’éclôt, lui seul, lentement, parmi tant d’autres mondes possibles ? La transition et les scènes intermédiaires, en fait, n’existent pas, car il n’y a pas de mondes passés et futurs clairement distincts l’un de l’autre, l’un menant vers l’autre, débouchant sur l’autre suivant une logique implacable, inaltérable, ayant un début, un milieu et une fin distincts ; il y a une multitude de mondes qui surgissent, se rencontrent et s’éloignent, puis, tout à coup, se recouvrent en se découvrant l’un l’autre, réciproquement, continuellement.

Tragédie et absence de tragédie

Finalement, chez Flaubert : réflexions, débitées ou incarnées par les personnages, sur la religion, sur le clergé, sur la politique, sur la bourgeoisie, d’une façon poussée, trop claire parfois : Homais est l’incarnation, par ses actes et sa rhétorique, du bourgeois ; le curé est l’incarnation de la religion ; Lheureux l’incarnation du fripon ; Léon incarne le désir bourgeois de devenir artiste et d’aller à Paris. À travers ses personnages, Flaubert décrit et critique la société. Mais les réflexions de Flaubert sur la société, la religion, la politique, sont limitées par son choix de les faire incarner par ses personnages. Voulant lui-même, comme auteur et narrateur, rester invisible, il ne peut en dire plus que ses personnages qui vivent dans un monde rigide, immobile, conservateur. Ils se dressent comme des monstres qui étouffent les rêves d’Emma, qui a hérité de certains rêves de ce même monde et qui ont comme seul inconvénient d’être interdits à sa classe sociale, de ne pas être autorisés à son sexe. Ces rêves, de par leur nature atypique, interdite, et suite au fait qu’Emma croit fermement à la possibilité de leur réalisation (c’est là son erreur), conduisent nécessairement à sa mort. Son rêve est inutile, irréalisable, interdit et devient destructeur. C’est un rêve tragique. Emma est emmurée dans un rêve qui lui a été insufflé par le monde qui l’entoure mais auquel elle, précisément elle, ne peut accéder ; ce rêve régit sa vie et la détruit.

Chez Proust, par contre : le ‘je’, habité par le désir de donner au lecteur un message quant à ce que sont les faces toujours changeantes de l’amour, de la musique, de la peinture, de l’art, etc., en parle à sa guise, quand cela lui plaît ; les perceptions du narrateur sont entremêlées de réflexions personnelles ou attribuées à d’autres personnages et qui prennent souvent la forme de maximes, de remarques dites en passant mais qui donnent du relief à certains fragments. Ces réflexions traitent de l’amour, de l’idéalisation, de la jalousie. Parfois ce sont de très longs dialogues politiques (p.ex. sur l’affaire Dreyfus). Il arrive que ce soient des exposés, presque des essais (sur l’art, et sur l’esthétique, par exemple), ou des comptes rendus (sur la guerre). Et tout le récit de La Recherche est à la fois un essai de sociologie sur les classes sociales où le ‘je’ fait face à sa servante Françoise et étudie son langage, ainsi que le comportement de ses domestiques, tout comme il étudie le langage et le comportement, souvent trompeur, de la classe sociale à laquelle il appartient et à laquelle il accède. Le ‘je’ bouge littéralement d’une classe sociale à l’autre. Il n’est pas prisonnier de sa classe sociale car il évolue dans diverses classes sociales, allant de la bourgeoise à l’aristocratie, tout en observant la classe des domestiques (avec, comme principaux personnages, Françoise et Jupien); il a assez de lucidité pour évaluer ce qu’il est, analyser ses rêves, et ainsi, il prend du recul face au récit de sa propre vie et des milieux qu’il fréquente.

Il n’y a rien de tragique là-dedans. Il y a constat lucide, serein, presque scientifique du ‘je’ concernant sa perception du monde, depuis sa jeunesse jusqu’à la fin du récit, sous forme esthétique (c’est-à-dire, en respectant un certain style, où la métaphore est privilégiée au détriment de la description réaliste, où l’analogie commande les renvois, crée et explique les scènes). Cette perception est rendue avec précision et finesse, en disséminant dans le texte des images charmantes ou fortes. Tout cela rend La Recherche plus solide, plus ample, nourrissant pour le lecteur que Madame Bovary. On y trouve plus de psychologie reconnaissable, humaine, universelle. La diversité des thèmes traités (thèmes qui sont en fait des ‘motifs’ comme dans une pièce musicale), permet d’accrocher le lecteur, si pas par ce thème-ci, du moins par celui-là qui suivra. Le ‘je’ peut associer une multitude d’aspects de la réalité politique, sociale et psychologique à sa recherche de sa perception personnelle et intime de la réalité. Il en a le droit, il ne s’en prive pas. Il est un homme libre dans son œuvre ; il a plus de liberté de parole que Flaubert, prisonnier de ses personnages, eux-mêmes enfermés dans un monde figé, aux idées claires, fixées.

On ne peut donc juger de la ‘profondeur’ des remarques ou de l’analyse présentes dans ces deux œuvres en les comparant ; ni de la ‘profondeur’ de l’œuvre. Madame Bovary est une analyse devenue récit dans lequel les objets et leur énumération forment la structure de base. De même, La Recherche est une analyse de la mémoire et de la perception déguisée en récit. Mais il y a une différence capitale entre ces deux analyses, et elle n’est pas due à l’objet de l’analyse, ni uniquement à la structure plus complexe de La Recherche, mais résulte d’un choix stylistique qui influence tant les phrases et le style ‘visible’ à la lecture que la structure plus profonde du récit. Comme l’écrira le ‘je’ dans Le Temps Retrouvé, en faisant référence à la littérature ‘réaliste’ (probablement à Balzac et les Goncourt) :

On peut faire succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ou, même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’un et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots.

On a là l’indication du ‘style’ de Proust, caractérisé par la comparaison, introduite par ‘comme’. Le génie de Proust consiste à nous faire lire une quantité de comparaisons sans que nous nous en apercevions, tellement les phrases sont bien ordonnées, tellement la comparaison est évidente, plausible, et surprenante et judicieuse à la fois. C’est une des caractéristiques les plus frappantes (et visibles) du style de Proust. Et ce sont souvent ces fragments-là qu’on donne à lire aux écoliers, en leur demandant de les analyser et de les admirer. Mais ce que Proust écrit ici, à propos du style, et, plus précisément, de la métaphore, s’applique tout aussi bien à la structure. Lorsqu’il décrit des sensations de l’amour, de la jalousie, de l’éloignement, de l’illusion, du rêve, de l’ennui etc., soit il ‘rapproche une qualité commune à deux sensations’ en nous énumérant, lorsqu’il décrit cette sensation, les sensations analogues ou différentes qu’il a éprouvées auparavant ou qu’il a remarquées chez d’autres et les rattache ainsi à la sensation décrite, souvent sous forme de renvois explicites ou sous forme de maximes, soit il préfère nous présenter ces sensations analogues sous différentes formes, dans différentes scènes vécues par les mêmes personnages ou, même, attribuées à et vécues par des personnages différents, ces scènes étant disposées à grande distance l’une de l’autre dans son œuvre : le style, fondé sur la recherche d’analogie, devient ainsi procédé de structure.

C’est en effet l’analogie qui donne la structure fondamentale à la Recherche: l’œuvre nous offre une longue suite d’analogies (similitudes et différences) entre les amours de Swann, du ‘je’ (à l’égard de différentes personnes), de Saint-Loup, de M. de Charlus; il décrit tout aussi bien (et là aussi il y a analogie) les sentiments de Françoise pour tel ou tel domestique, l’attitude de M. de Guermantes envers sa femme, de Mme de Guermantes envers sa tante, et de cette tante, Mme de Villeparisis, envers d’autres personnages qui, à leur tour, se comportent de telle ou telle façon avec elles ou d’autres, ont telle ou telle idée (vraie ou fausse) de la réalité, et sont perçus de telle ou telle façon (avec raison ou à tort) par d’autres personnes qu’ils rencontrent par hasard ou côtoient régulièrement. Les personnages se voient eux-mêmes (pas tous) et sont (quasiment tous) perçus, taxés et jugés par d’autres, en accord avec leur vision du monde, qui d’ailleurs peut changer au fil du récit. C’et là que se situent les renvois importants au-dedans de l’œuvre, et plus là qu’au niveau des détails et des objets. Ici, donc, le regard est essentiel, le regard qui perçoit, juge, taxe, approuve, désapprouve, uniquement sur base des propres pensées ou préjugés. Et ce sont ces regards toujours changeants qui créent des renvois tout au long de l’œuvre. Ces renvois d’ordre psychologique forment les ‘cordons’ qui ficèlent l’œuvre et que l’auteur peut dérouler et laisser flotter au vent où cela lui plaît. Ces analogies peuvent refaire surface n’importe où, elles ne se limitent pas au lieu où ces personnages se trouvent au premier plan. On pourrait dire : les tableaux ne servent qu’à nous montrer les analogies. Plus le tableau est long, plus il regorge d’analogies, visibles, explicites ou non (à détecter par le lecteur), présentées à travers les actes, mais surtout à travers les pensées et les paroles des personnages ; car la parole est, en dépit de ce que s’était proposé Proust (accorder une importance majeure à la perception sensorielle et, du point de vue stylistique, dans l’écriture de cette perception, à la synesthésie, ce qu’il fait surtout pour le ‘je’ et dans ses métaphores et comparaisons) l’un des indicateurs les plus puissants de la vision du monde des personnages. Ces paroles, en outre, traduisent une façon de manier le français qui précise leur façon de percevoir le monde. Il y a une différence capitale entre le ‘parler’ de Françoise et celui du ‘je’ ; mais il y a tout aussi bien une différence entre le langage du ‘je’ et des Guermantes, et il y a différence, chez les Guermantes, dans leur façon de se parler entre eux et de s’adresser à d’autres, et là aussi, dans cette dernière catégorie, tout dépend de l’importance vraie ou supposée accordée à la personne à qui on s’adresse. La perception du ‘je’, à l’affût d’analogies, prime sur les faits. De même, la perception des autres forme l’élément le plus déterminant pour évaluer ce qu’ils sont à leurs propres yeux et ce que sont les autres. Ces regards importent plus que les faits, car ces faits ne sont que la matière première sur laquelle s’effectue l’analyse de la perception ; ils forment le tissu sur lesquels se greffent les analogies, produites par ou incarnées par les personnages – et ce sont ces analogies qui forment la structure fondamentale du récit.

Flaubert : on est tenté, sinon obligé d’admirer sa façon d’écrire (rigueur, efficacité, rapidité ; tour de force : rendre tragique une histoire banale d’adultère, en élaguant tout élément explicitement tragique etc.).

Chez Proust : envoûtement, émerveillement, admiration qui s’insinuent lentement, à mesure qu’on lit l’œuvre, qu’on comprend son originalité et son ampleur, œuvre ayant comme charme supplémentaire l’apparente facilité avec laquelle elle est écrite, la souplesse des phrases, son haut degré de précision, ses métaphores nouvelles, parfois audacieuses, toujours fraîches dans des phrases parfois ciselées comme des joyaux, demandant à être apprises par cœur et à ne jamais être oubliées, son mélange de registres de langage, ses maximes disséminées dans le texte et qui sont presque toujours révélatrices, non communes, et, si elles le sont, sont néanmoins énoncées d’une façon concise, rythmée, dans la tradition des moralistes français du dix-septième siècle et présentées dans un contexte qui les illustre parfaitement et les rend plus vraies et profondes à mesure qu’elles sont rendues comme petites remarques anodines, s’insérant dans le texte comme par hasard, n’étant que de petits rajouts de circonstance. Limpidité, souplesse, maîtrise parfaite du récit, et la capacité inouïe de maintenir une certaine tonalité au cours de toute l’œuvre, tonalité qui allie le sérieux au familier, et reste cependant d’un haut niveau d’artisticité ; pourtant tout le récit est à la fois une sorte de confidence, le ‘récit’ du je qui fait un long ‘flashback’ de sa vie passée ; cette tonalité de la confidence, du long récit d’une vie passée, racontée avec précision mais sans la moindre aigreur, en évitant à tout moment le tragique ou le larmoyant, avec le souci de rendre les choses telles qu’elles étaient perçues au moment même que le ‘je’ les percevais, reste maintenue, elle aussi, tout au long de La Recherche.

On se laisse charmer par la structure de l’ensemble, imprévisible (sans que Proust pour autant verse dans l’écueil des ‘rebondissements’), par la cohérence étrange, sui generis, des paragraphes, par la structure des phrases, toujours claires, même si elle sont compliquées. D’ailleurs, la plupart des phrases chez Proust sont d’une limpidité sans pareil, et l’impression de complexité vient du fait qu’on a souvent proposé comme ‘échantillons’ de son style des fragments où sa finesse devient préciosité, ce qui arrive, en réalité, rarement et surtout là où il veut trop analyser les analogies des sentiments et agrémenter cette analyse de synesthésie et résumer le tout dans une métaphore. Il suffit de lire les longs tableaux (p.ex. la matinée chez Mme de Villeparisis dans Le côté de Guermantes) pour s’apercevoir qu’aucune phrase n’y est compliquée, longue, et, si elle l’est, reste très claire, et qu’il y a une élégance et une efficacité dans les dialogues qui donne du charme et de la fluidité au récit, et que Proust, en décrivant les actions, les attitudes, mais en se concentrant surtout sur la parole, nous donne des portraits tout à fait ‘vrais’ et exacts (et souvent sans devoir avoir recours à la métaphore) de ses personnages. On est charmé par l’insertion d’allusions, concrétisées ou esthétisées, à des thèmes contemporains, des débats, discussions, traités, réflexions, ou de peintures (c’est le mot)… du monde de la peinture, de la musique, de la politique, de monde ‘floral’ (intérêt particulier pour les fleurs) ; toujours le style, tout en s’adaptant à ce qu’il faut décrire, reste de la même qualité.

Alors, peu à peu, comme chez Flaubert, on admire l’exécution de son projet. Apparemment, Proust a voulu, en s’appuyant sur une société minuscule, qu’il détaille à outrance, et qui, à chaque détail qu’il y rajoute, semble à la fois devenir plus irréelle, imaginaire, et, pourtant devenir plausible, et pour le moins possible, traiter de la perception, de l’illusion et de l’amour, de la jalousie, du vrai et du faux-semblant (qui est au juste Mr de Charlus, Saint-Loup, le ‘je’ ?), du désir et de la perte, de l’attachement et de la mort qui fait disparaître les êtres aimés (grand’mère ; Albertine ; Saint-Loup, et tant d’autres encore), de la divergence entre rêve et réalité. Ces thèmes-là, il les place dans un monde clos et les y traite abondamment, jusqu’à en dire presque tout ce qu’il y a à en dire. Du coup, on admire cette capacité de créer un monde indépendant, où les renvois se limitent essentiellement à ce même monde, monde regorgeant d’une multitude de mondes (autant qu’il y a de personnages, et à chaque fois que le ‘je’ perçoit le monde et le décrit et qu’un des personnages perçoit l’un des personnages qui l’environnent) et porteur de valeurs universelles qui sont d’autant plus universelles qu’elles se trouvent, précisément, analysées dans un monde clos et insignifiant – et tout cela sans devoir avoir recours à une ‘intrigue’.

Lenteur et beauté

Est-ce possible de lire ce livre de bout en bout? Je ne le crois pas – les qualités deviennent défaut si on lit trop et trop vite, si l’on veut savoir ‘l’histoire’, si l’on est curieux de savoir ‘ce qui se passera’, ou, dans le cas de Mme de Guermantes, si, en lisant Le côté de Guermantes depuis le début, on se demande : quand, enfin, ce ‘je’, toujours errant, verra-t-il Mme de Guermantes ? On risque de devenir impatient et de se dire qu’on est leurré par un auteur qui retarde, exprès, son récit, qui nous prive volontairement de la satisfaction d’avoir l’impression de comprendre le récit et de pressentir à quoi il aboutira. Mais ce sentiment d’insatisfaction est peut-être dû à l’habitude de voir trop de films, qui ont une structure toute différente de celle de La Recherche, et ont plus de similarités avec la structure de Madame Bovary.

Proust, en voulant obliger le lecteur à la lenteur, parfois, après quelques pages de lecture, crée une sensation de torpeur, de lassitude, en dépit du ‘relief’ que contiennent ses pages.

D’où vient cette sensation de torpeur à la lecture (et bien qu’on sache qu’on lit un livre qu’on aime, dont on ne peut ne pas voir les qualités) ? Soit le sujet ne se prête pas à de belles réflexions, soit les réflexions elles-mêmes ne sont pas assez profondes et surprenantes pour contrecarrer cette torpeur, soit elles sont simplement trop longues, soit on tombe sur une métaphore élaborée qui, prise séparément, et si on se limitait à la lire, elle seule, serait éblouissante et d’une beauté presque poétique, mais ne semble pas fondue dans l’ensemble, ayant un style trop contrasté avec ce qui précède et ce qui suit, et l’ayant lue à moitié, ne sachant à quoi elle mène, on arrête la lecture. La même chose peut arriver avec d’autres fragments, très longs, qui sont en fait des poèmes en prose, tellement bien écrits, qu’on pourrait les lire séparément car ils forment déjà une œuvre en soi. Comme, souvent, ces fragments semblent insérés dans ce qui est récit, sans transition, ils empêchent la continuation de la lecture immédiate. On préfère rester dans les sentiments générés par le ‘beau morceau’, avant de reprendre le récit. Et là, parfois, on a le même sentiment : tout cela est très beau, mais à quoi cela mène-t-il ? À vrai dire, à rien, si ce n’est l’élaboration du jeu des analogies, à travers toute l’œuvre ; et au plaisir de la lecture, à la dégustation de portraits, de dialogues, de métaphores, sans se soucier de l’intrigue, de ce qui a précédé et de ce qui suivra. Au plaisir de la lecture, tout bonnement. Et à la dégustation d’un livre dont on sait que ce n’est pas un livre comme beaucoup d’autres mais une œuvre d’art, conçue comme telle et exécutée comme telle.

Évidemment, c’était un souci de Proust de bien aligner le tout sur la ligne menant de 1. vers 2., mais je crois que son souci le plus important était d’écrire chaque page de telle façon que chaque page soit déjà une petite ‘œuvre d’art’, et puisse, par son relief (c’est-à-dire le mélange de description, maximes, dialogues, réflexions), captiver le lecteur et accrocher son attention. Chaque page en soi – une page devenant, souvent, chez Proust, tout un chapitre – indépendamment de l’intrigue et même du jeu d’analogies et de renvois. C’est pourquoi je crois qu’il faut lire lentement, en se limitant à des extraits, quitte à feuilleter le livre et commencer la lecture n’importe où, la quitter, et la reprendre ailleurs, pour se familiariser avec cette lenteur qui est la condition de la profondeur et d’ailleurs de l’humour aussi chez Proust. J’oserais même dire : ne nous occupons pas du thème chez Proust, ni de ses intéressantes maximes, ni des ‘amours’ de Swann ou de quiconque, ni des analogies (on s’en rendra compte en lisant, et toute l’explication que j’en donne ici sera superflue) mais de l’écriture du livre. Bien que Proust se soit défendu, lorsqu’il s’attelait à l’écriture de La Recherche, de vouloir plaire au lecteur et surtout, de se plaire à lui-même, en tant qu’écrivain, de rechercher des effets en présentant des phrases bien tournées, en faisant des petits clins d’œil à soi-même, s’enorgueillissant d’avoir bien écrit, d’avoir écrit quelque chose de charmant, d’amusant, il y a – surtout dans les longs tableaux reproduisant des conversations – un grand souci de la forme, du style, qui donne un plaisir esthétique, et beaucoup de traits amusants, servis avec humour, que le lecteur ne peut lire sans précisément en sourire. Il y a beauté dans le texte, et qui tient moins au contenu qu’à la forme sous laquelle ce contenu se présente au lecteur, et la phrase en est la partie la plus petite et essentielle.

Tabula rasa. Imaginons que personne, jusqu’aujourd’hui, n’ait écrit une analyse de La Recherche. Ce serait merveille, car l’on découvrirait, soi-même, en lisant l’œuvre, sa construction, et le jeu des analogies, qui est plus important que le récit, que l’intrigue, et l’on constaterait, quelques pages moins réussies mises à part, l’extrême limpidité des phrases de Proust. On découvrirait le génie de l’écrivain, qui immédiatement saute aux yeux : le langage et la phrase à eux seuls font de Proust un écrivain exceptionnel.

Il suffit de lire les dialogues chez Stendhal, dans son ‘livre de cour’ qu’est La Chartreuse de Parme, pour mesurer la différence dans les dialogues et dans l’agencement des phrases. Chez Stendhal, brusquerie, élégance facile, superficielle, phrases hachées, dialogues menant, très vite, à leur aboutissement et entrecoupés de petites notes qui en fait éclairent ce qu’on avait déjà cru comprendre par la lecture du dialogue ; style bousculé, hâtif, et surtout : phrases légères, un peu grêles.

Chez Proust : chaque phrase est bien ordonnée, bien agencée, claire, précise, bien rythmée, et dans ce sens ‘classique’, mais cette phrase ‘classique’, à l’exception des phrases lapidaires, proches des maximes, est cependant très éloignée de la phrase creuse et romantique du dix-neuvième siècle et de la phrase majestueuse, imposante, écrasante, comme par exemple chez Bossuet, du dix-septième siècle. Elle est légère souvent, à première vue anodine, trop simple, évidente. Mais il est vrai qu’elle est souvent plus longue, plus construite, plus nourrie que la phrase qu’on trouve chez la plupart des écrivains français. On ne peut s’empêcher de penser à Saint-Simon, qui a décrit, lui aussi, un monde clos, petit, en raffolant de détails et de petites scènes, qui, pour nous, ont perdu toute importance, mais étaient d’une importance capitale à ses yeux. S’il y a similitude de style, elle est dans la construction de phrases longues, explicatives, sinueuses, avec une prédilection très marquée pour l’énumération d’adjectifs (Saint-Simon écrirait, p.ex., ‘cette femme, adorable, délicieuse, d’une si haute naissance, mais vile, basse, lâche, radoteuse et pernicieuse’) mais Proust en a retranché le superflu, le redondant, le rythme par trop rhétorique, les phrases subsidiaires trop longues, les méandres, les erreurs grammaticales, les répétitions.

Je crois pourtant que c’est précisément Saint-Simon qui lui a donné le courage d’écrire le français tel qu’il l’a écrit – en évitant les fautes de Saint-Simon, et en trouvant, dans ce choix de la phrase comme élément de base du style, une aide à se démarquer du style trop réaliste (et trop sec) ou romantique (et trop redondant) ou tout bonnement acrobatique ou soi-disant sérieux mais dénué de tout vrai contenu, en dépit de leur apparente beauté toute superficielle, de ses contemporains. Son génie, son sens de l’ordre, de l’équilibre, son goût des métaphores, en effet plus réussies que celles de Flaubert, ont pétri les phrases à la Saint-Simon jusqu’à ce qu’elles deviennent d’une limpidité parfaite, sans pour autant oublier toutes les ressources de la grammaire française, assez compliquée, il faut le dire, et peu propice à former des phrases denses, contenant, à la fois, des informations substantielles, concrètes, et une métaphore claire et élaborée.

Il suffit de comparer les phrases de Proust à celles de Gide pour sentir la différence et le désir d’esthétique de Proust : il y a, chez Gide, un don de la précision indéniable, un penchant vers la concision toute naturelle, qui vont de pair avec une certaine négligence, une maîtrise parfaite de la langue mais freinée par la volonté de rompre avec la phrase trop bien écrite, jugée trop rhétorique ; au contraire, chez Proust, on sent le désir de ‘bien’ écrire, c’est-à-dire, de donner à chaque phrase son propre souffle, sa cadence, une beauté qui lui est propre et qui, quand il s’agit d’une métaphore, la fait étinceler comme un objet d’art, s’insérant dans une œuvre qui, elle aussi est, avant tout, œuvre d’art, et non pas peinture réaliste ni même roman à thème.

La Recherche est avant tout œuvre d’art, mais elle a ce charme particulier que si l’on lit quelques phrases prises au hasard (et j’exclus alors les phrases contenant des ‘belles comparaisons filées’ etc.), elle se présente sous des atouts extrêmement simples : les phrases n’ont rien d’artistique, de recherché. Elles sonnent comme si elles étaient prononcées par un Français qui a l’habitude de tout préciser avec élégance et clarté.

Il est quasiment impossible de définir ce qu’est au juste la phrase de Proust. Proust semble avant tout hanté par le désir d’écrire des paragraphes, formés par une suite de phrases, qui sont toutes porteuses d’équilibre, de précision, qui ne heurtent pas le lecteur, qui ne cherchent aucun effet, ne veulent avoir aucun éclat, mais se limitent à faire exactement ce à quoi elles sont destinées : analyser, avec tout le recul et la retenue possibles, avec une précision froide et attentive, des faits, des sensations, et rendre, de la même façon, avec objectivité, des dialogues, qui caractérisent un individu ou nous laissent deviner les relations entre différents individus. Des phrases qui traduisent son regard sur un monde formé essentiellement par les regards de ses personnages. Phrases qui, toutes ensemble, tout en nous laissant croire que nous lisons la relation ‘subjective’ de la mémoire du ‘je’, en fait, rendent avec la plus grande exactitude et avec une objectivité parfaite les détours de la mémoire, et le cheminement de l’illusion, par la désillusion, à la réalité, sans qu’à aucun moment l’émotion de l’écrivain soit en jeu ou détectable et sans que la réalité (objets, sensations, paroles prononcées par les personnages) soit embellie outre mesure ou présentée autre qu’elle n’est, sauf s’il s’agit de décrire l’extase du rêve, de la réalité rêvée – la constatation de ce qu’est la phrase de Proust, à laquelle s’ajoute cette qualité de l’observation et cette veine poétique qui lui est propre (dans les détails ; dans les comparaisons) et qui offre un curieux mélange de rigidité objective, de description claire et de beauté poétique, ces trois qualités ayant pour but l’analyse, voilà la découverte à laquelle devrait mener une lecture personnelle, indépendante, lente, de cette œuvre. Lecture des phrases avant tout, phrases souples, belles sans vouloir s’en vanter, phrases d’un auteur qui a dépassé le stade de vouloir écrire de telle façon qu’il enchante, et c’est cela même qui enchante ; étonnement et admiration devant ce style, si unique dans la littérature française, et qui n’a, selon moi, qu’un seul devancier possible, mais dans un tout autre registre et une autre forme : de La Fontaine dans ses fables ; et, derrière de la Fontaine se cache encore un autre écrivain : Boileau, qui, lui aussi, a réussi à s’exprimer, tant concernant le concret que sur l’art, de la même façon limpide, et, à première vue, facile.

Confessions d’un lecteur empêché

Lenteur que j’ai été obligé de pratiquer moi-même lorsque, ne pouvant lire (matériellement : lire, feuilleter) un livre, suite à une fracture de l’épaule droite, qui m’empêchait tout bonnement de ‘tenir un livre en main’, et même de tourner une page, je décidai d’écouter La Recherche en livre audio.

Quelques lecteurs m’étaient insupportables : ceux qui croient devoir rendre les citations dans les dialogues avec des inflexions de voix, des accents appartenant à tel ou tel personnage, en distinguant ainsi le mot parlé de la parole descriptive ; d’autres qui croient qu’il faut ajouter de la ‘couleur’ au récit en débitant des phrases ondulantes, parfaitement rhétoriques, ridicules et énervantes, semblables à des montagnes russes, où dans le creux de la phrase, lorsqu’on baisse la voix, se trouve un drame, et au sommet de la phrase un ciel sans limite, dans lequel on disparaîtra comme dans un gouffre; ceux qui sont convaincus qu’il faut laisser ‘parler’ le narrateur de sa propre voix, critique, intrusive, invasive, malicieuse (en s’imaginant, je crois, que Proust parlait de cette façon-là, et en oubliant, de la sorte, que Proust n’est pas le ‘je’, mais l’écrivain qui laisse parler un ‘je’, qu’il est donc tout à fait erroné de croire que le narrateur et Proust ne font qu’un ; il faut, au contraire, laisser la phrase respirer telle qu’elle est, à son propre rythme, sans s’imaginer ni qui est le narrateur ni qui est l’écrivain), et, ainsi, m’empêchaient de lire la phrase telle qu’elle est vraiment, telle que je la lirais moi-même, sans plus, telle qu’elle se trouve sous mes yeux, s’ouvre à moi, se montre, telle qu’elle est couchée sur papier, muette, et se développe par ses propres moyens, sans qu’il me faille une voix et une interprétation supplémentaires. Mes lecteurs préférés étaient ceux qui d’une voix presque égale, sans accentuer quoi que ce soit, ont lu l’œuvre avec la même clarté et précision qu’il y a dans les phrases, en respectant leur structure, en laissant ainsi s’éclore lentement, par la succession de ces phrases, des scènes, en m’introduisant dans des tableaux dont je ne voulais plus sortir, tellement ils étaient envoûtants, à tel point même que chaque nouvelle phrase (surtout dans les dialogues) semblait m’introduire dans un nouveau monde, dans un nouvel aspect du caractère de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice – sans pour autant quitter ce tableau. Car c’est là un aspect qui se perd un peu lorsqu’on voit (en lisant) les phrases alignées dans des éditions où presque toute la page est recouverte par le texte : on ne voit qu’un ‘bloc’ de texte ; lire, alors, revient à mordre le granit ; en réalité, il ne s’agit pas de ‘blocs’ de texte, mais de larges pans de texte où, au détour de chaque phrase (surtout dans les dialogues) se présente une nouvelle remarque plaisante, amusante, profonde, qui fait changer le point de vue sur l’auteur ou les autres interlocuteurs. C’est plutôt une forêt, dans laquelle on s’avance lentement, en écoutant le ramage des oiseaux, en étudiant chaque arbre (ils se présentent un à un, en nous expliquant en quoi ils diffèrent l’un de l’autre, avec la lenteur qui va de pair avec leur croissance passablement lente, elle aussi).

Mes lecteurs préférés étaient ceux qui respectaient, sans l’exagérer outre mesure (car cela rajouterait lenteur à lenteur), le rythme et les scissions et transitions et la logique inhérente entre les parties de la phrase ; qui respectaient les pauses, à peine perceptibles mais tout de même marquées, entre les phrases. En fait, ce n’est pas la lenteur qui importe ; c’est de suivre la structure des phrases, sans plus, sans y ajouter quoi que ce soit. Mais pour rendre la phrase telle qu’elle est, il faut d’abord l’étudier, l’analyser, afin de découvrir la convergence entre la façon dont elle est structurée et ce qu’elle décrit. Cela donne la clarté et la lenteur voulues. Il faut repérer, dans les phrases longues, la partie de cette phrase qui n’est que préparatoire, circonstancielle, déceler où se situe le noyau de la phrase, où la chute, où le nœud, où la comparaison ou métaphore cruciale ou celle, par contre, qui ne sert qu’à illustrer un élément secondaire – il faut l’étudier comme le musicien ou le chef d’orchestre étudie sa partition et d’abord écoute, avec son oreille intérieure, la musique, cherche à la comprendre, à la sentir, à la chanter, tout en veillant à bien gérer sa respiration, à respecter les pauses requises, car les silences sont essentiels pour la musique, et il en va de même pour un texte ; alors seulement, il osera la jouer. Conseiller de la lenteur dans la lecture à haute voix pourrait affadir le texte ; insérer trop de pauses nuit à la fluidité du texte ; la déclamation qui respecte l’agencement, la structure de la phrase, en rehaussant sa précision, sa logique intérieure, la transition d’une phrase vers la suivante, leur cheminement commun vers la conclusion d’un paragraphe, d’une idée, d’un thème, d’une scène, provoque elle-même déjà une sensation de limpidité et de lenteur suffisantes pour entrer dans le texte et en jouir, plus qu’on ne jouirait d’une œuvre de cinéma, car il n’y a que l’ouïe qui est stimulée, guidée, et l’imagination et les sens se chargent de compléter l’image et de lui donner une beauté qui se passe de détails supplémentaires et, par là, approche d’une beauté presque éthérée, et cela uniquement grâce à des phrases écoutées.

C’était une musique verbale. J’entrais dans un autre monde, où les mots et les images et métaphores, les détails et leur description donnent un double plaisir : celui de la joie d’écouter un certain vocabulaire, certaines tournures de phrase, certaines constructions, souvent inusitées mais ne posant aucun problème à la compréhension, au contraire, souvent allégeant la phrase et très claires, certaines expressions, qui semblent couler de source, former un ensemble sonore qui ne pouvait être autre que celui que j’écoutais; et la joie d’entrer dans un monde dont beaucoup d’aspects et d’objets concrets m’étaient inconnus, dont beaucoup de résonnances et d’allusions historiques m’échappaient, ce qui le rendait d’autant plus mystérieux. Je ne ‘reconstruisais’ pas, en images visuelles, dans mon imagination, ce que j’entendais ; je le sentais, et le fait de ne pas pouvoir reconstruire un décor, un personnage n’avait aucune influence sur la beauté ni sur l’impact du texte. Le texte se suffisait. Une description d’un personnage, grâce à par exemple une comparaison très courte mais frappante, suffisait pour me faire voir le personnage, mais non pas visuellement : je le voyais à travers les paroles, comme enfermée dans ces paroles, n’existant qu’à travers ces paroles ; et c’était bien la vérité, car les personnages, en fait, ne vivent que par écrit ; c’est la comparaison qui les fait vivre, et il ne faut en savoir rien de plus que ce qu’on en décrit. Ils vivent dans les paroles qui les décrivent et c’est enfermés, précisés dans ces paroles qu’il faut s’en souvenir. J’écoutais des tableaux vocaux d’autant plus beaux lorsqu’il s’agissait de conversations. Je n’avais jamais entendu un français si beau, si varié, si bien balancé, si vrai, si précis, si osé, un mélange si hardi de types de langages (allant du plus précieux et élégant au plus banal et familier, avec des termes comme ‘zut’, ‘fous le camp’, au plus tordu, au soi-disant ‘mauvais’ français, mais innovateur, vrai, authentique, comme l’est le langage de Françoise et qui enfin me faisait respirer et constater, avec soulagement, qu’il y a plus de types de langue française possibles et imaginables que celui, très uniforme, à la limite du sclérosé, véhiculé dans les livres et dans les médias), et je me disais que je trouvais cette œuvre la plus belle œuvre française que j’avais jamais entendue, hormis Madame Bovary et Les Liaisons Dangereuses, œuvres que j’avais toutes deux lues plusieurs fois et que j’ai depuis, dans les mêmes conditions, écoutées sur livre audio, elles aussi.

Pour Madame Bovary, il s’est produit le curieux phénomène (auquel je ne m’étais pas attendu) que je préfère depuis lors écouter la version ‘parlée’, que celle, écrite, et qu’il m’arrive, en lisant Madame Bovary, de trouver le langage trop brutal, gauche même, les transitions trop brusques, elles aussi, ou d’y voir surtout une suite de détails qui se déroule devant mes yeux, sans qu’il y ait un moment de répit, prêtant à la réflexion – mais cela est dû, je suppose, à l’écoute prolongée de Proust, dont le style, d’une précision et d’un raffinement exquis, devient doux, voire doucereux si, après l’avoir lu, on passe immédiatement à Flaubert, ce qui fait de Proust un paradis rêvé et perdu, un pays lointain, isolé où règne le français dans toute sa souplesse et de Flaubert un écrivain primitif et rebutant, vivant sur une île où on réduit et torture le français en l’étendant sur le lit de Procruste, c’est-à-dire le lit de la structure, et au fait que j’ai trop analysé Flaubert, ce qui me fait voir une structure et un déferlement de détails là où d’autres voient un récit, et au fait, surtout, que Madame Bovary m’a vraiment ravi à l’écoute, m’a consolé, à ce moment précis où je ne pouvais plus ‘lire’ un livre de la façon traditionnelle, ce qui me manquait énormément, et que cette sensation toute particulière de pouvoir lire un livre qui me semblait tout à coup devenu physiquement inaccessible ne peut être répétée, et que jamais plus je n’aurai cette même sensation consolatrice procurée par la seule écoute d’un livre, m’étant entre-temps rétabli, et les circonstances de lecture ayant donc changé.

Ne disons pas : la pauvre Bovary

Toutes dernières remarques. Flaubert : étonnement menant à l’admiration pour l’écrivain et son entêtement à ne pas dévier de son but : écrire une tragédie, ayant comme personnages des personnes médiocres, bourgeoises dans leur milieu étouffant. C’est dans ce même milieu qu’Emma, enfant de cette classe, mais non adaptée à leurs exigences, mourra, pour en avoir enfreint la grande règle de conduite implicite : ‘Ne cherchez pas le vrai bonheur au-dehors du cadre fourni par votre condition sociale et votre sexe’. Emma est une Antigone bourgeoise, pour qui droiture et convenances sont synonymes de masques et de mensonges, de dictature, celle de l’homme bourgeois. Madame Bovary a déjà été porté à l’écran plusieurs fois, et l’adaptation de Chabrol avec Isabelle Huppert interprétant Emma est l’une des plus réussies ; mais si on voulait le faire à nouveau, je dirais : ne compatissons pas au malheur d’Emma. Il ne faut surtout pas l’aimer. Concentrons-nous sur la cruauté des personnages qui l’entourent, non pas sur ses états d’âmes. Cruauté née de l’ignorance, de l’autosatisfaction, d’une soif de gloire pour les petites choses trop matérielles comme confort ou gloire sociale ; et, à l’opposé de cela, le désir d’Emma, voulant se distinguer des autres en se conformant aux règles qui dictent comment il faut se faire remarquer dans un monde où la considération fournie par le regard d’autrui ne peut que l’avilir, la rendre quelconque alors qu’elle voulait, au contraire, en se miroitant dans ce regard, gagner en stature, en grandeur. Sans ces bourreaux, ces sentinelles du regard, Emma n’aurait jamais éprouvé la déception qui lui a fait préférer la mort à la honte. Emma victime, non pas héroïne ; mais non pas victime qui mérite la compassion. Elle ne mérite rien, si ce n’est le prix de l’exagération pour son entêtement à vouloir être différente des autres. Emma dépérissant à mesure qu’elle atteint ses buts (car ils sont le poison qui élimine ceux qui se révoltent). Emma victime de ses propres songes, devenant folle à mesure qu’elle s’aperçoit avoir choyé un rêve qui n’était que mensonge, insufflé, propagé par ceux avec qui elle voulait rivaliser. Emma folle, maladive, stupide, intempestive, confondant extase et transports avec émotion vraie et profonde, car il lui manque la lucidité afin de voir l’inanité des rêves qu’elle pourchasse. Emma attachante (mais pas plus que cela) quand, pendant quelque temps, elle jouit de l’amour, ou plutôt d’amours factices, irréelles, procurées par des hommes qui, en fait, se moquent de l’amour et voient en elle surtout une maîtresse, ou tout au plus une femme pas trop mal faite qui les amuse, chasse leur ennui, et qu’ils croquent parmi tant d’autres. Emma déplorable quand elle est affligée de l’avoir perdu, ce faux amour (car là aussi, il lui manque la lucidité pour savoir pourquoi elle a été séduite et trompée : ce n’est pas l’amant qui l’abandonne ; c’est elle qui s’est chargée de dénicher des amants là où il ne le fallait pas). Son regard fiévreux, anxieux, toujours malheureux, fixé sur ce qui, pour elle, est un dieu, mais est en réalité canaille ; et le regard étonné, quelquefois admiratif, empreint de désir purement physique, jaloux (celui des autres femmes), ensuite narquois, moqueur et finalement méprisant de ses bourreaux, voilà ce qu’il faut nous montrer. Sans ces yeux fixés sur elle, l’incitant tour à tour à se distinguer des autres et à se ranger dans leur petitesse, et, en se distinguant, à s’avilir et à s’humilier, elle n’aurait jamais connu sa fin tragique. L’œil du bourreau fait d’Emma Bovary non une femme adultère mais une victime expiatoire, chargée du plus ordinaire ainsi que du plus beau à quoi sa société peut aspirer, après quoi tout rentre dans l’ordre, celle de la platitude et de la fausse élévation de l’individu qui n’est que l’estime réservée de ses pairs, aussi médiocres que celui qui est arrivé à se distinguer d’eux. Car ce qu’ils ambitionnent, c’est la perfection dans la médiocrité. Médiocrité que, eux, confondent avec la satisfaction, la réussite sociale et la gloire. On laisse le choix à celui ou celle qui tombe en-dessous de cette médiocrité, ou s’élève au-dessus d’elle, de choisir sa propre mort ; et on s’en gratifie, s’en félicite même, croyant avoir fait acte de clémence, avoir agi avec compassion et retenue à l’égard d’un être qui, continuant à vivre, couvrirait toute la société de honte, car de son élévation ou de sa perdition trop visible jaillirait du sang qui éclabousserait les visages de ceux qui forcent cet être à se tuer ; sang qui les rendrait aveugles – et donc lucides, les yeux grands-ouverts sur leur néant.

C’est le regard porté sur Emma, du début jusqu’à la fin, par tous ceux qui l’entourent, qui la tue. C’est son propre regard sur ce qui l’entoure et ce qu’elle est : d’abord héroïne de ses propres songes, ensuite victime des autres qui, au lieu de l’aimer, s’amusent à la regarder souffrir, convaincue qu’elle est d’être aimée dans la même mesure où elle aime. Ce regard la mène à se sentir détruite et à préférer s’éclipser, disparaître, devenir un être non-vu, non perçu, caché, et donc inexistant, en gardant jalousement, pour elle seule, la conviction qu’elle a aimé et en aimant s’est distinguée du monde qu’elle quitte. Alors seulement on ne la regardera plus. Et dans le vrai néant qui débute après sa vie elle continuera de choyer son rêve créé par elle seule et pour elle seule, dans lequel elle ne fixe que des yeux qui l’aiment avec une intensité pareille à son amour pour ceux qui la regardent. Car c’est bien cela Emma : l’orgueil de croire qu’elle mérite d’être aimée ; la vanité de croire qu’elle est la seule à savoir ce qu’est l’amour ; sa conviction tout aussi orgueilleuse, cachée sous les dehors de femme malheureuse et victime, qu’elle est convoitée par des dieux parce qu’elle est divine. C’est pourquoi elle trompe son mari sans scrupules : elle opine qu’il l’a mérité. Elle a la conviction profonde qu’elle n’est pas comme les autres femmes et qu’on doit la conquérir et qu’elle résiste, consciente de sa valeur, alors qu’au contraire elle se laisse séduire et malmener par le premier venu. C’est en fait angoisse, qu’elle a réussi, pour elle-même, à travestir en vanité qu’elle confond avec courage, indépendance ; et c’est naïveté qui, même avec la mort, ne disparaît pas et se prolonge dans l’après-mort, où elle espère découvrir le paradis inexistant et introuvable sur terre, celui de l’amour tel qu’elle le conçoit. On peut imaginer les yeux noirs, obscurs qui la regardent dans ce paradis où plus rien ne se passe, où personne ne l’attend et où elle-même cependant s’imagine pouvoir distinguer, dans une obscurité totale, des silhouettes d’hommes qui s’approchent d’elle, le froissement de tissus qu’elle imagine chers et superbes ; elle croit entendre les paroles de ceux qui, la touchant délicatement, balbutient, tout tremblants d’avoir enfin découvert la femme qui les comblera : ils lui offrent leur amour.

Proust : personne ne se sacrifie, volontairement ou involontairement. Le ‘je’, tout au plus, immole l’image qu’il s’est faite de l’amour et de celles et de ceux qu’il a aimés, respectés ou adorés ou tout bonnement côtoyés. Lucidité. Et tout le temps passé est redécouvert par l’analyse fouillée, parfois pénible, déroutante, mais jamais tragique, des illusions qui ont, enfin, abouti à cette lucidité. La vrai tragédie, c’est que, vers la fin, le ‘je’ découvre l’inanité de ses perceptions qu’il a accumulées tout au long de sa vie. Cette tragédie-là est surmontée par l’œuvre que nous lisons. Elle n’est pas annihilée, ni niée, mais exposée avec clarté, franchise, précision, lucidité. Et bien que cette longue vie soit dénuée de sens, elle a trouvé un sens dans ce que le narrateur appelle sa vocation d’écrivain, et par sa volonté de décrire cette tragédie avec un style qui cherchera les analogies (comment d’autres se forgent-ils des rêves, comme moi, sur eux-mêmes, et sur d’autres, et qui ne peuvent que les décevoir ?). Il ne se contentera pas d’une description réaliste et foncièrement fausse, car guidée par la logique et donc par une perception erronée. L’analyse, rendue possible par le travail de l’écrivain, s’attaque aux illusions, et, en les analysant, les détruit. Madame Bovary : éloge malicieuse de l’illusion ; La Recherche : description minutieuse du désenchantement.

Proust : deux extraits

Cette partie est encore en préparation.


[i] Ce n'est pas que j'aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style, et il n'y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu'elles ne s'élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. In : Proust, ‘À propos du ‘style de Flaubert’, 1920; source : http://jb.guinot.pagesperso-orange.fr/pages/Proust.html

[ii] Gustave Merlet, cité dans: Énonciation artistique et socialité (Actes du colloque international de Montréal des 3 et 4 mars 2005), dir. Sylvain Fagot et Jean-Philippe Uzel, L’Harmattan, 2006, p. 82-3