Nous avons créé un monstre d’orgueil. Il balance sa tête au-dessus de nous, scrute nos mouvements, s’enquiert de nos sentiments, condamne nos lectures, réprimande nos convictions. Afin de ne pas le vexer, nous évacuons de nos discours les sujets qui le chagrinent.
Il ne nous dit pas: « Qu’en pensez-vous? », mais: « J’ordonne. » Il dit concerter, consulter ; il enjoint et impose. Il nous force à parler son langage à lui, langage rude, cru, sauvage, jamais nuancé, ponctué de mots tels que démocratie, solidarité, humanité, droits et liberté.
Ces mots, les comprend-il ? Non. Depuis sa naissance nous ne lui avions parlé que de charbon, de lait, d’engrais et de futilités.
La petite mécanique économique bien rodée, inoffensive, est devenue monstre politique.
Ce monstre ressemble au cheval de Troie. À l’intérieur de ce gage de paix et de tranquillité, se cachent nos ennemis, déguisés en députés et conseillers. Qu’apportent-ils ? Leurs armes: leur bouche, leurs paroles. Leurs boucliers: leur indifférence, leur surdité. Leur cri de guerre : « C’est à nous, à nous seuls de décider. » Leur péan : « Dégagez, obéissez ! » Ces hommes et ces femmes, toujours prêts à inculper et dénigrer quiconque s’oppose à leurs opinions, massacrent notre liberté.
Voilà ce qu’est devenu notre enfant. Nous avons accouché de lui, il accouche de nos ennemis. Nous le croyions démocratique, il est autocrate. Nous lui donnons un pécule, il s’en empare, réclame tout ce que nous avons et ce qu’il amasse ainsi, il le considère comme son trésor privé.
Ce monstre, en prétendant qu’il nous libère, prend, successivement, le nom d’association, de ligue, d’union, de fédération, et deviendra fatalement empire.
Comment a-t-il réussi à s’imposer ? Par des accords, ratifiés par les gouvernants sans l’accord des populations concernées. À l’égard des alliés il fait preuve d’une susceptibilité puérile : si l’un d’eux vote, par voie démocratique, une loi qui ne lui plaît pas, voilà notre enfant qui s’indigne et, offusqué, jette l’anathème, décrète que c’est un mauvais allié et qu’il mérite des sanctions.
Pour justifier sa rage il utilise deux mots magiques : union, démocratie. Mais l’union ne suppose-t-elle pas l’acceptation des divergences de points de vue, la liberté de s’exprimer sans être puni, afin d’être une union de fait et de ne pas devenir une union factice, non démocratique, imposée par la contrainte, le chantage, l’insulte ?
La démocratie lui importe peu. Voici ce que désire notre enfant : l’uniformisation. L’uniforme de la pensée unique. Nous pensons comme notre enfant, ou nous pensons mal. Nos dires, nos pensées doivent concorder avec les siens.
Il faut, dit-il, abolir tous les échelons du pouvoir qui l’empêchent de s’occuper de nous : états, départements, provinces, mairies. Il veut les vider de leur pouvoir, de leur autorité. Ils entravent sa liberté de s’ingérer dans nos affaires, d’occuper notre espace privé. N’est-ce pas lui, lui seul qui représente le peuple ? Il préfère s’élever, se dresser, bien haut, loin au-dessus de nous, inatteignable, injoignable, inattaquable, infaillible et souverain.
Voici le monstre que nous avons créé.
Il devait exprimer nos pensées, nos valeurs, il exerce son pouvoir sur nous ; sa force est devenue puissance ; il devrait nous écouter, c’est lui qu’il faut obéir ; il n’a pas de ministères (censés être au service de ses citoyens), son administration est scindée en divisions qui mènent l’assaut contre ses propres citoyens.
Convaincu qu’il vaut plus que nous, un jour, il s’ébranle, comme une armée : d’un pas lourd il s’éloigne de notre continent et commence à grignoter la frontière d’autres pays. Soit il s’y insinue, soit il les attaque, de toute façon il les engloutit. Puis, satisfait de sa besogne, il s’étale par terre, recouvrant de son corps des dizaines de frontières abolies par lui. Il s’abreuve en léchant la surface des océans, en crevant les nuages, il fore des puits avec ses doigts, ingurgite poissons, métaux, hommes, eau, air et terre, et, repu, se repose sur le dos, les mains jointes sur le ventre, murmurant la prière douce de la démocratie ; il gémit : pourquoi lui en veut-on de veiller sur nous ? Il se relève en nous assurant que sa gloutonnerie résulte de sa soif de solidarité, de justice, d’équité.
Qu’y comprend-il à ces mots ? Rien, sinon qu’ils rendent toute critique inefficace. Comment oserait-on attaquer ce qui représente les plus hautes valeurs de notre société ?
Pour faire diversion, il imagine des ennemis : ceux de l’intérieur, qui remettent en question les états nations (tout comme lui, d’ailleurs) : ces ennemis-là, il faut les attaquer en premier, car ils risquent de ramener le pouvoir là où il mérite d’exister : au plus proche des citoyens.
Ensuite, il s’invente un autre ennemi, étranger à son union et qui la menace. Il s’associe les médias (amis d’enfance de notre enfant, tout aussi mal éduqués et ignares que lui) qui, au gré de leurs envies, qualifient les actions de l’union dans d’autres états comme une intervention et la moindre menace d’intervention d’une autre union d’agression. L’histoire, les faits, les circonstances, le point de vue de l’adversaire, l’opinion des habitants de ces pays ont peu d’importance. On préfère les suspicions aux faits prouvés : il faut trouver un ennemi, car cet ennemi grandira l’union.
C’est donc cela la cohésion que recherche l’union : l’adhésion à la bêtise, au mensonge ; l’acceptation de l’image ignoble qu’on se fait d’un ennemi – image qu’on ressasse sur tous les journaux télévisés jusqu’à ce qu’on y croie.
C’est ainsi que notre enfant grandit : en s’étalant sur le sol, le nôtre, et celui des autres. En désirant s’étendre sur toute la terre. En s’imaginant que sa manie de s’occuper de tout ce qui ne le regarde pas est un sacerdoce. En faussant la vérité, en vociférant, en sermonnant, en annihilant tout raisonnement sain et logique. L’union prend l’aspect d’une religion qui nous écrase.
Voyez, dit-il, combien je me plais sur terre. « Je prends, je confisque, je vole », dites-vous ? Non, je suis bon, généreux, voyez mon appétit, cessez de m’en vouloir, car c’est bien vous qui m’avez créé.
« Je mens », dites-vous ? Que puis-je faire d’autre pour vous convaincre de voter pour moi ? Sans moi, ce serait pire – grâce à moi, grâce à notre union, vous existez encore.
Essayez seulement de lui dire : « Je voudrais vous destituer, vous, et toute votre union ; laissez-moi remettre en cause vos dires, vos structures » - vous serez traité de traître ; quand toute critique devient lèse-majesté la république devient empire.
Il ressemble à ces autres monstres qui l’ont précédé et qui, fonctionnant comme de grosses machines à décisions, refusaient tout droit à la participation ; à ces grandes alliances dont un seul allié, le plus fort, le plus grand, dictait sa volonté aux autres et les dépouillait de leurs richesses ; si on lui dit : « Laissez-nous vous contrôler », il s’étonne, rit, en nous montrant sa mine replète, béate, et dit : « Laissez-moi me contrôler, n’avez-vous pas confiance en moi ? »
Jusqu’au jour où il mourra; un autre monstre, chéri par d’autres parents, l’aura frappé. Il sera massacré. Et nous, au lieu de périr avec lui, nous deviendrons esclaves de cet autre monstre, son ennemi.
Nous passerons d’un maître à l’autre. Nous continuerons d’être esclaves tant qu’il y aura des gens comme nous qui, exaltés par les mots liberté, dignité, égalité, mais oubliant les milliers de sens que revêt chacun de ces mots, construisent des monstres de liberté. Monstres qui imposent à autrui leur propre conception étroite de la liberté.
Monstres qui jamais n’apporteront la liberté. Cela est inévitable. Toujours un groupe surgira, estimant qu’il est distinct des autres, qu’on a foulé ses droits, oublié, bafoué son identité – et se battra pour trouver sa place ou chasser un autre groupe qui le gêne. C’est inscrit dans la loi de l’humanité. Le mot liberté sert, curieusement, à oublier cela, à pacifier en conquérant et en uniformisant. La première victime de cela, c’est la liberté.
Notre enfant utilisera ce mot pour opprimer ceux qui le contrarient, posant ainsi un exemple suivi par tous les ennemis qu’il combattra. D’où plus de luttes qu’il n’y en avait déjà.
Et puis, soyons francs. Qu’est-ce la liberté si on n’a pas les moyens pour en jouir ? Rien. Une joie incomplète, rance, rancunière. L’espoir des démunis. Nous continuerons d’être esclaves tant qu’il y aura, sur terre, des choses délicieuses et profitables à convoiter. Elles nous échapperont ; les monstres les prendront, les dévoreront, les épuiseront, en les qualifiant de ressources indispensables à notre liberté.
Ce monstre de voracité, nous l’avons conçu, construit, affermi, adulé, demain il nous mangera.
Nous n’avons déjà plus la force de résister. C’est notre faute; assumons-la.
Il se trouve au-dessus de nous. Il nous faut des journées entières pour monter jusqu’à lui. On le croirait parti. Il patiente, caché dans un nuage noir, jusqu’à ce qu’on ne le remarque plus.
Il mérite notre gratitude. Il nous guide, nous encourage. C’est lui, le dépositaire de la sagesse, qui embrasse et fait tourner notre planète, qui garantit un futur heureux pour nos descendants. N’est-il pas notre père, notre mère ? Nous voilà traités comme des enfants par celui que nous avions engendré.
Voici les seules libertés que, magnanime, il nous laissera : celles de manger, dormir, obéir, travailler et mourir. C’est comme esclaves, sans voix sauf pour crier et hurler, avec des corps soumis et entraînés, que nous entrerons en guerre contre d’autres pays, dirigés par d’autres monstres. Pourquoi, dans quel but ? Pour satisfaire le goût belliqueux des monstres. Eux diront : « Pour défendre la seule liberté qui compte, la vôtre. »
Mensonge que cela, car il n’existera plus qu’une seule liberté, réservée aux monstres : la joute sacrée, celle de s’affronter et de s’entre-tuer. Nous, on nous massacrera.
Nous n’aurons pas droit à la pitié. Notre soif immodérée de liberté l’a pervertie en son contraire. Notre liberté est devenue la gloire de notre enfant, vicié par l’argent, ivre de son pouvoir, pourri par l’orgueil. Orgueil démesuré qui obscurcit son jugement, lui dicte des pensées injustes sous couvert de justice, lui fera lancer des expéditions punitives contre quiconque, à ses yeux, porte atteinte à sa liberté; mais sa liberté ne sera autre que sa susceptibilité. L’union égalitaire, généreuse est devenue prince grincheux et suspicieux.
Cet orgueil nous perdra.
Orgueil pernicieux, contagieux : nous tous, enfants de notre enfant, convaincus que nous seuls possédons les clefs de la liberté, deviendrons des monstres comme lui.
Nous marcherons contre ceux qui désirent la liberté dont nous avons été dépouillés. La combativité stupide des écervelés.
La dissonance de nos millions de voix ici-bas est absorbée, là-haut, dans le silence. Dans le silence opaque, le silence de la nuit, notre liberté file, s’envole, s’enfuit. Profitons-en. Notre temps de liberté, nous l’avons nous-mêmes écourté.
Déjà les premiers carnages s’annoncent. D’abord hors de nos frontières, au loin, nous avons apporté la paix, la liberté. C’est, du moins, ce qu’on nous assure. Nous ignorons qu’il nous a fallu, pour arriver à cela, des bombes et des victimes. Si nous le savons, il est bien commode de l’oublier. Nous dormons, paisibles, fiers de nous, en rêvant d’une mort heureuse au combat, préparée par les médias. Puis l’étau se resserrera, ceux que nous avions soi-disant libérés se retourneront contre nous, et il nous faudra lutter pour ce en quoi nous ne croyons déjà plus.
Voici ce que nous apportera l’union qui émerge contre notre gré et qui, une fois installée, devient fin en soi : la soif de guerre, de puissance ; le désir d’être un organisme monolithique, fort, univoque, conduit par un seul homme. Homme qui se croira lui-même empire.
Nous disparaîtrons, nos corps dispersés aux quatre coins du monde.
Nous partagerons le sort de tant d’armées d’empires : leurs soldats se meurent, noyés dans la boue, leurs cadavres exposés au soleil, ensevelis sous la neige, tandis que leurs empereurs souffrent au lit, de la goutte, du désœuvrement ou de la mélancolie.
Sic transit gloria Europae. C’est ainsi que disparaîtra notre empire.
Ceci adoucira notre peine : nous ne nous en souviendrons pas. Déjà, en allant au combat, nous aurons oublié qui nous étions. Nous ne laisserons aucune trace, ni villes ni arts ni beauté, hormis notre nom qui deviendra, pour les monstres qui continueront de s’entre-tuer, sujet de moquerie, synonyme de bêtise, de folie, nom odieux et grotesque qui fera rire aux éclats.