Entendu sur La Première (RTBF), entre 11 et 12 heures 30, le mercredi 28 octobre: chouette, trucs, chiant.
Langage soigné, policé.
Vers 19 heures (même chaîne), après un débat sur le droit des syndicats au blocage des routes, le présentateur conclut : ‘C’était un débat serein.’ Et d’ajouter : ‘Peut-être parce que la NVA n’est pas venue.’
Très serein, comme d’habitude.
Impartial surtout.
Dans une autre émission (même chaîne, même jour), j’entends dire : ‘La NVA nationaliste.’
Jamais je n’ai entendu dire : ‘Le PS, pseudo-socialiste, car ce parti a voté la restriction du temps de chômage et d’autres lois antisociales.'
Jamais je n'ai entendu avouer: 'Voyez-vous, nous, La Première, n’en avons pas voulu parler parce que nous étions trop contents que Di Rupo soit premier ministre.’
On est obsédé par la NVA, parce qu’on a honte de parler du PS.
Heureusement, il y a la RTBF, et La Première, pour cacher cette honte : l’attaque contre les adversaires vaut toujours mieux que l’aveu de sa propre incohérence.
Ce qui est ahurissant, c’est qu’il faille du courage pour oser critiquer le PS. Les représailles sont terribles, la plus lourde sanction étant celle de la suspicion : qui s’oppose à nous ne peut qu’être nationaliste, asocial, libéral, séparatiste, indépendantiste, anti-humaniste etc.
Le PS, seul dépositaire du salut universel.
La Première assujettie.
La terreur du soupçon : tu as parlé, tu as osé critiquer – tu es mauvais, je te persécuterai. La loi du talion socialiste.
À quand les petites phrases assassines, les exclamations vomissantes et stigmatisantes réservées au PS ? Sur La Première, bien entendu. Partout : au JT, dans les émissions drôles, émissions sérieuses. Allez-y, journalistes, comédiens, animateurs, ne vous gênez pas ! Seul inconvénient : vous perdrez votre emploi.
La conviction de certains partis que, de par leur seule existence, ils ont droit à la perpétuité, qu’ils sont seuls détenteurs de la vérité. Ils se croient les garants d’une idéologie libératoire ; ils sont désespérément opprimants.
(Je me rappelle une interview avec Di Rupo sur La Première. Une femme adulatrice lui posait d’une voix tremblante les questions les plus gentilles; le grand pontife répondait par des réponses vagues où pullulaient des mots comme : ‘fermeté’, ‘social’, ‘solidaire’, ‘travailleurs’, ‘droits’, ‘exigences’, ‘revendications’. Je n’apprenais rien sur son gouvernement. On m’enseignait comment l’adorer.)
Et c’est précisément ce parti-là qui avait construit sa campagne électorale sur l’amalgame : NVA, flamand, donc collabo, donc mené par un ‘Leader’ foncièrement mauvais. Sur l’attaque, l’insinuation et l’invective. Sur, à tout prendre, le ‘racisme’, l’intimidation et la stigmatisation : flamand égale collabo. Bel exemple de tolérance et de solidarité du parti qui se plaint de ‘la polarisation’ de la société.
Le parti de la tolérance et de la solidarité n’a d’autre moyen de survivre que de se forger des ennemis. Car, une fois ces prétendus ennemis éliminés, c’est le pactole : la corruption et la mainmise sur tout ce qu’il y a d’avantages à être au gouvernement, pour ses élus, et ses centaines de cabinetards, non élus: emplois, logements, personnel, cuisiniers, voitures, chauffeurs. En effet, les membres de ce parti sont solidaires: ils se partagent le pouvoir et ce que ce pouvoir leur rapporte.
Un parti qui ne se soucie plus que de sa survie et des prérogatives du pouvoir préfère l’inaction à l’action; il se réveille en sursaut, se transforme en monstre dès qu’un parti adverse, ne voulant pas jouer le jeu des éternels compromis (c’est-à-dire le partage du pouvoir avec pour seul but la survie du parti, son enracinement dans les structures de l’état et la récolte des avantages de cet enracinement) se pointe. C'est un 'corps étranger' dans son 'chez soi' (la vie politique, réservée à son parti et ses amis). 'Attention, ce parti-là ne joue pas le jeu! Il s'attaque à nos privilèges! Il est anti-démocratique!'
Ce n’est pas la fermeté de ses convictions qui guide le parti socialiste, c’est la terreur, le désespoir : l’effroyable peur de perdre ce qu’il croyait sien à tout jamais.
31 octobre 2015. En Flandres, le ‘leader’ (eh oui) du syndicat flamand chrétien nous dit dans un article de journal que le gouvernement actuel est une 'régression' ; ‘nous nous réveillerons dans la Belgique du temps de Daens’.
(Daens : fin du 19e siècle, prêtre flamand, engagé dans la lutte sociale. Membre du parti social-chrétien, mais ne voulant pas être identifié à ce parti : il avait son propre programme, social, syndicaliste, inspiré de l’encyclique ‘Rerum Novarum’ de 1891.)
Je propose une autre comparaison. Lorsque, vers la fin du 12e siècle, les cisterciens allèrent en Provence pour y prêcher contre les cathares, ils furent hués. Puis, début treizième siècle, un des leurs fut assassiné. Pourquoi ? Ils n’avaient plus rien des premiers cisterciens qui professaient une nouvelle approche de Dieu, dans le dénuement le plus complet, dans la pauvreté. Au lieu d’être l’incarnation de l’austérité, à contre-courant des ordres monastiques aimant le faste et les richesses, au lieu de ne s’occuper que de spiritualité, ils étaient devenus, en à peine cent ans depuis la fondation de leur ordre, le bras droit du pouvoir papal et séculier.
Qu’allaient-ils faire en Provence ? Ils y allèrent en carrosse, précédés et suivis de leur valets, en grande pompe, précisément pour y aller prêcher l’humilité, l’obéissance à l’église, à leur ordre, à la croyance en leur foi, et cela à des gens qui s’interrogeaient : ‘Mais qui sont-ils, ces gens-là ? Ils se disent concernés par les pauvres ; il fut un jour où ils l’étaient, sans doute ; ils ne le sont plus. Il n’y a que leur bouche qui se dit solidaire, et encore.’
Ils furent hués. Ils étaient très, très étonnés.
En Belgique donc, en 2015, le chef du syndicat chrétien nous parle du prêtre Daens.
Cet homme se trouve à la tête d’un syndicat qui gère des fortunes, qui a vendu des actions à ses adhérents en prétendant qu’il s’agissait d’obligations ‘sûres’, et qui n’a toujours pas remboursé les dupés lorsque les actions ont chuté ; qui a permis que les fonds du syndicats, regroupés dans des coopératives, soient investis dans des banques qui ont dû être rachetées par l’état pour éviter la faillite lors du crash financier. Argent des affiliés trompés mal géré, mal investi, perdu, envolé. Quel point de comparaison existe-t-il encore entre lui et Daens ? Aucun.
(Peut-on comparer cet homme qui se dit syndicaliste à un banquier ? Oui. Un banquier frauduleux ? Tout à fait. Un homme mensonger ? Oui. Un homme politique ? Oui, car son syndicat est affilié à un parti. Un homme qui gouverne le pays ? Jusqu’aux dernières élections, oui, car cet homme, avec ses collègues socialistes surtout, participait à tous les niveaux de concertation, pire, communiquait directement avec les chefs de parti, les cabinets ministériels etc. En fait, pour tout dire, lui et ses collègues syndicalistes rédigeaient les lois ; le gouvernement les acceptait, les faisait voter. De commun accord avec les partis sociaux-chrétiens et socialistes. Non ! Impossible. Inconcevable, c’est inouï ! Mais si, je vous l’assure. Le comble : cet homme, a-t-il jamais été élu ? Jamais. Est-ce démocratique ? Non, je ne crois pas. Lui dira : ‘C’est ainsi que cela fonctionne chez nous, c’est la démocratie du compromis’. Il parlera du pacte social : ‘C’est ainsi que nous garantissons la paix sociale.’ Mais si ce compromis devient mainmise, manque de transparence, autocratie ? S'il devient pouvoir parallèle, caché, jamais avoué mais réel ? Est-ce toujours démocratique ? Est-ce encore un pacte ? Je le lui demande. Il me répond: 'Oui, tout ça, c'est démocratique.' Pour moi, qui n’ai jamais voté pour cet homme, car impossible de le faire, pour moi, qui ne suis pas affilié à son syndicat ni à quelque syndicat que ce soit, pour moi, qui dois payer, comme contribuable, pour les frasques et les pertes d’un syndicat devenu foncièrement capitaliste : non, ce n'est pas démocratique du tout.)
Pauvre homme! On se méfie de lui. On vote pour d’autres partis que son parti chéri. Il en est très, très étonné. Déçu surtout. Il mérite ma compassion sincère.
(Quoique. Je suis heureux d’être débarrassé, ne fût-ce que le temps d’une législature, d’un pouvoir parasitaire.)
Absurdité : qu’il y ait des partis qui soient alliés de si près à des syndicats (socialistes et chrétiens), en Flandre et en Wallonie, que le parti et le syndicat ne font plus qu’un. Vais-je voter pour un parti ou pour un syndicat ? Un parti. Mais je reçois le syndicat en prime ; peu importe lequel. Ces syndicats se déclarent solidaires. Avec qui ? Avec le pouvoir, c’est-à-dire le ‘bon’ pouvoir : celui de leurs partis. Cisterciens, pharisiens.
Mots-clefs : pouvoir, privilèges, avantages.
On compare le syndicat à ce qu’il fut, à ce qu’il aurait dû être et n’est plus. Ce n’est pas qu’on soit asocial pour autant. ‘C’est qu’on n’y voit plus rien de social, aux syndicats.’
Déchéance, corruption, mensonges, des syndicats et des partis.
Et ce sont eux, précisément, qui du matin au soir, nous enseignent comment vivre dans ce pays. Messages relayés par les médias. Les trois piliers : hommes politiques, syndicats, médias. Tous liés. Rien d’étonnant qu’un nouveau parti, n’ayant aucun syndicat, aucun lien avec les médias, soit combattu avec férocité. Cela n’a rien à voir avec la politique, ni avec les idées de ce parti ; mais tout avec le fait que le nouveau venu risque de leur prendre ce qui leur semblait acquis.
Autre programme, même chaîne, même jour.
Une enseignante explique comment il faut inculquer le sens critique aux écoliers de secondaire : ils examinent les sources d’information. D’où provient cette information ? Quelle est l’intention de son auteur : informer ou influencer ? Apprentissage de critique historique.
Et elle termine par un exemple : ‘Nous avons donné des informations, sans plus, sur le thème actuel des réfugiés. Et nous avons organisé une semaine de solidarité. Car derrière les chiffres se cachent des individus, avec une histoire personnelle.’
Très bien.
Sauf que, déjà, le mot ‘solidarité’ colore le tout.
Sauf que s’informer et se solidariser ne sont pas nécessairement corollaires.
Sauf qu’on se concentre sur l’histoire personnelle. Question : laquelle, de qui exactement ?
Sauf qu’il faudrait, aussi, qui sait d’abord, s’informer sur les pays engagés, les accords passés, anciens et récents, les enjeux, les alliances toujours changeantes entre les puissances occidentales, proche-orientales et moyen-orientales, entre les différentes sectes et factions islamiques, et pourquoi pas sur les minorités religieuses non-musulmanes et ethniques, sur les stratégies géopolitiques, actuelles et passées, sur la vraie nationalité, les vraies désirs, les origines des réfugiés : sont-ils civils, déserteurs, rebelles, de quelle armée, de quelle ethnie, Syriens ou pas ? Quelles sont leurs opinions, leurs valeurs ?
Oh non ! Tout cela est tellement ennuyeux !
Laborieux, barbant, chiant.
C’est froid, tout ça. Il faut voir l’humain, le visage de l’autre. Etcétera.
C’est vrai. C’est beaucoup plus facile et gratifiant d’écrire un article alarmant et culpabilisateur à tendance solidaire et humaniste. Vite fait ; le moule est déjà donné : inutile de s’informer, de raisonner ; il suffit de copier.
Chomsky disait déjà : le plus important, c’est l’information. C’est le vrai savoir de ce monde. Et il ajoutait : cette information est disponible, mais il en coûte (temps de recherche, l'effort de l’analyse) pour la trouver et l’interpréter.
Où trouve-t-on l’information, la vraie, celle qui compte, qui fait le poids ? Partout, sauf dans les médias.
(Ne croyez-vous pas que l’esprit critique ne part d’aucun présupposé, qu’il faille savoir avant de juger ? Nenni. Ne faut-il pas essayer de comprendre, d’avoir un début, ne fût-ce qu’un tout petit début de savoir ? Nenni. Ne doit-on pas avant tout sentir son impuissance et se montrer solidaire mais non pas sans lucidité, avec réserve ? Que nenni!, et d’ailleurs, n’oubliez jamais ceci : seuls les solidaires sont vraiment critiques. C’est donc cela votre opinion ? Oui, et celle de tous les médias.)
Les médias nous donnent des informations qui n’en sont pas : éblouis, fascinés par, englués dans la politique politicienne, ils croient nous informer, ils ne sont que les valets des hommes politiques, leurs messagers. Souvent pire encore : intrigants fallacieux, voulant ‘faire de la politique’ avec leurs articles. Qu’ils soient journalistes ou ‘opinionistes’ : souvent, ces deux notions se recoupent.
‘L’info, ah là, ça ne nous intéresse pas ; des raisonnements? La barbe! Notre opinion, voilà ce qui compte. La nôtre, car toujours la bonne.’
Conclusion (et présupposé non énoncé): quiconque ose questionner la solidarité manque d’esprit critique.
Et ça n’en finit pas. Voir le titre de cette émission (sur le site web de la Première) :
‘La NVA donne le ton ; c’est dangereux.’[i]
Tout comme, selon Laurette Onkelinx, figure de proue du PS, Monsieur De Wever, président du parti honni, est ‘un homme dangereux’. Autant dire : ‘l’homme à abattre.’ Ou, comme on l'écrira dans Le Soir, en 2008 : on devrait embarquer tous les membres de ce parti sur un bateau qu’on ferait couler.
Vraiment ? Impossible !
Mais si, mais si. Voilà comment on traite, en 2008, des adversaires politiques.
Pour ceux qui en douteraient, le texte complet :
‘Convoquer la N-VA au port d’Ostende. Et quand on dit NVA, c’est toute la NVA : président, vice-présidents, secrétaire général, trésorier, sénateurs, députés, élus régionaux, élus communaux, élus provinciaux, présidents des sections locales, militants, sympathisants, électeurs. Petit b : embarquer tout ça dans un cargo et l’emmener au milieu de l’Atlantique. Petit c : couler le rafiot.’
Ah, là, la belle métaphore ! Innocente, courtoise, inoffensive ! Tout sauf dangereuse.
Laurette Onkelinx dira : ‘Il faut prendre ça au deuxième degré.’[ii]
Question : a-t-on jamais entendu ça à propos d’autres hommes politiques, à propos de terroristes ? Quelle serait la réaction si on publiait la même chose à propos du PS ? On les coulera tous : président, vice-présidents, députés, élus régionaux, élus communaux, élus provinciaux, présidents des sections locales, militants, sympathisants, électeurs ? Oui, même les électeurs, même les sympathisants.
Et cela, on le publiera dans un des grands journaux flamands.
Cela n’arrivera jamais.
Extermination totale ; d’un parti et de ses millions d’électeurs ; à prendre au second degré. Cela, expliquera-t-on, en guise d’excuse, ne visait qu’à ‘tirer le gouvernement de l’impasse’.
Il y a de ces partis qui croient que tous les coups leur sont permis. Qui, convaincus qu’eux seuls sont dans le vrai, vivent dans la pire des illusions. Car c’est bien eux qui prétendent, si je ne me trompe, que Flamand, et particulièrement la NVA, égale collabo, et tout ce que cette insinuation devrait impliquer.
(Que signifie ce message (‘satirique’) pour ‘le simple lecteur’ ? ‘Coulons-les tous.’ Que disait-on lors des croisades contre les hérétiques ? ‘Tuez-les tous.’ Il n’y a pas de second degré. Les mots sont là qui signifient exactement ce qu’ils signifient. Ils apportent la ‘solution’, définitive, à une impasse.)
'Est-ce vrai? Vous prônez la solution finale?' 'Eh oui, pour moi, je trouve cela une excellente stratégie, périmée, empruntée à d'ignobles prédecesseurs, mais efficace.'
Oublions. Ce n’est que Le Soir.
D’où vient cette pléthore d'idées lumineuses, radicales, audacieuses que le PS et autres partis actuellement exclus du pouvoir voudraient faire adopter illico presto par le gouvernement adverse et dont ils n’avaient jamais soufflé mot pendant les décennies qu’ils étaient au pouvoir ? Ils se réveillent ; un sommeil catatonique de plus de trente ans suivi d’une dynamique subite. De quoi la rendre suspecte.
Les maladies chroniques du PS: après le mutisme, la logorrhée. Et toujours, qu'il soit dans l'opposition ou au pouvoir, l'invective, la lutte contre 'l'ennemi', contre les électeurs au mieux 'trompés', au pire 'extrémistes', 'non-solidaires', 'égoïstes' etc. Le PS est contre. Il ne construit pas, il défait des ennemis. Il ne bâtit pas, il profite. Il n'aide pas, il s'apitoie et paternalise. Il dit rêver d'un monde meilleur, il s'en lasse, s'engourdit, embourbé dans la possession du pouvoir. Jamais d'excuses, ni même (ce qui n'en coûte pas trop) une remise en cause, une analyse des erreurs qu'il a commises. Il chante l'unité future, écrasante, aveugle, dépensière, corrompue, bref l'unité résultant du partage et, si possible, la possession absolue du pouvoir.
Pardonnons. Ce n'est que le PS, un parti comme tant d'autres.
J’entends, aujourd’hui, 30 octobre 2015, une émission sur France Culture (jour consacré ‘aux banlieues’), où un sociologue français, ayant vécu et étudié en Grande-Bretagne, explique les émeutes de 2011 et de 1985. L’on écoute aussi des interviews avec des témoins de ces émeutes.
Deux constats : 1. ni les témoins ni le sociologue veulent prétendre qu’uniquement le chômage ait conduit à ces émeutes (ce que les journalistes de France Culture voudraient pourtant bien entendre ; ils posent chaque fois la même question : ‘N’est-ce pas le chômage qui a causé les émeutes ?’) ; 2. les témoins n’ont aucun mal à parler de ‘blancs’, de ‘noirs’ etc. Pourtant, ils ne disent pas non plus que les émeutes aient été uniquement raciales. Ils disent ces mots, sans plus, sans complexes. Comme on dirait : le roux, le grand, celui aux lunettes.
Le sociologue d’hésiter, de chercher ses mots, de s’expliquer : ‘C’est délicat. Je suis gêné, embarrassé, car en Grande-Bretagne, on est plus pragmatique. On ne comprend pas qu’on considère comme un crime de parler de blancs ou de noirs ou d’antillais etc. Eux-mêmes le font. Vous l’avez bien entendu ; ils sont, je vous dis, pragmatiques. Ils nous trouvent, nous, Français, qui interdisons d’en parler, racistes.’
Amusant d’entendre comment ce sociologue est littéralement embarrassé, comme si, en parlant sur les ondes comme on le fait en Grande-Bretagne, il enfreint une loi et risque la prison. Il suffit de sortir du continent pour voir une toute autre approche. Pour sentir à quel point, une fois le tabou sur le sexe disparu (tabou remplacé par fascination et obsession), nous sommes sous la coupe d’un autre tabou.
Autre programme, sur France Culture aussi, où quelqu’un explique comment ce sont surtout les classes moyennes, quelle que soit leur identité ethnique, qui souffrent des problèmes des ‘banlieues’. Autre programme encore, sur La Première, eh oui : le dilemme entre ‘trahir et partir’. Faux dilemme, explique-t-on, et avec raison : on peut partir, quitter sa banlieue, faire une ascension sociale, sans pour autant trahir, c’est-à-dire renier ses loyautés.
Témoignages. Musiques aux paroles hargneuses, mélodies harmonieuses, mixtes, belles, troublantes. J’écoute. Je prends note. Ça m’intéresse. C’est ma faute : je préfère les opinions aux slogans. Je préfère ce qui tantôt me plaît, tantôt me heurte, me dérange à ce qui me rassure mais est basé sur des informations filtrées, tronquées.
Qu’au moins on nous offre différentes approches, qu’au moins on nous laisse parler, ‘nous’, et ‘eux’ (dans toute leur diversité, dans leur ‘individualité’, avec leurs talents, un à un, une à une), nous tous.
Qu’en effet des visages surgissent, mais non pas seulement deux visages : le leur (tous bons ou victimes : ‘le beau visage touchant’) et le nôtre (tous mauvais et racistes, ‘le spectre du fascisme’).
La vraie universalité passe par la vraie individualisation.
Finissons-en avec la rengaine de l’altérité. Elle ne pense qu’à deux visages, et toujours préfère l’autre visage, idéalisé, au propre visage, culpabilisé. L’altérité, qui a du bon, est née d’évènements historiques qui ne sont plus de mise. Remplaçons-la par la multiplicité partagée : tous se regardent tels qu’ils sont, eux-mêmes et les autres. S’ouvrent, se découvrent, se recouvrent, se voient – tels qu’ils sont, non pas comme on voudrait qu’ils soient.
Ouvrons les yeux. Donnez-nous à écouter de vraies voix, non pas des témoignages biaisés, des opinions formatées. Lâchons les repères historiques obnubilants. Regardons les choses en face, telles qu'elles sont maintenant.
Soyons individus, avec nos différentes racines, nos différentes loyautés, familiales ou autres, nos aspirations, nos défauts, nos ambitions, nos tares, nos talents : individus ; individus agréables et détestables, cordiaux et hostiles, ouverts, sincères, sournois, fermés : individus. Individus au-dedans de la société telle qu’elle est et deviendra, selon ce que nous avons convenu et ce qui reste à convenir. Individus en société.
L’approche individualiste, qui dit les différences, n’exclut pas l’approche qui unit. Elle apporte plus que silence et tabou, qui au lieu d’unir désunissent.
Le populisme naît du silence imposé, d’une morale bien-intentionnée mais erronée et qui se refuse à remettre en question ses propres présupposés, qui sont souvent d’inspiration politicienne au lieu de vraiment exprimer le souci d’unité. D’ailleurs le populisme (mot à traiter avec circonspection, car il est devenu insulte gratuite) est symptôme d’un problème, flèche indiquant le nœud, au lieu d’être lui-même le problème. Tout comme chaque parti, quel qu’il soit, est représentant d’un groupe de citoyens, garant de ses droits, porte-parole de ses problèmes qu’il récupère et amplifie ; et donc, toujours, forcément, borné, égoïste, populiste. Tout comme la politique ne peut être que conflit ; conflit canalisé dans, par la politique ; conflits, frictions, car toujours d’autres groupes surgissent, se définissent, cherchent leur place. Toujours on se demande: 'Qui sommes-nous? Où allons-nous? Qui nous protège, nous appuie, qui nous menace? Qui sont nos alliés, nos ennemis?' Rien de mal à ça. Ce qui gêne, ce qui est contraire à la vraie politique : la paix idolâtrée, le déni du conflit, le repli dans le silence obligatoire.
La solution actuelle : tous victimes. Eux, et nous. Déjà donc : division, car quiconque en parle (défenseurs, détracteurs) parlent d'eux et de nous. Pourtant, tous victimes : puisque nous nous sentons injustement culpabilisés, nous nous sentons victimes. Et puisque eux se sentent injustement victimisés[iii], ils sont victimes et appelés à se révolter : ils deviennent coupables. (N’est-ce d’ailleurs pas inouï qu’il faille se décider : suis-je je ‘nous’ ou ‘eux’ ? Quid de ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre : ici, mais partis de là ; ici, mais se retrouvant là ? Ceux-là ne comptent donc pas ?)
Le fait est : dès qu’il y a victimes, il y a bourreaux ; plus on s’attaque à la suppression de la victimisation d’un des deux groupes, plus l’autre groupe se sent d’autant plus victimisé, à son tour, et appelé à jeter la faute à l’autre. À vrai dire, nous sommes tous piégés, tour à tour victimes et culpabilisés.
J’ignore d’où provient cet amour de la victimisation et de la culpabilisation. Relent de christianisme ? Séquelles du traumatisme de la seconde guerre mondiale : évitons la moindre victime, l’horreur d’être bourreaux ? Première conséquence : tout un chacun est potentiellement victime. Deuxième conséquence : pour éviter que tout un chacun devienne effectivement victime il faut un dispositif contraignant pour éviter qu’on puisse victimiser qui que ce soit. Ce qui victimise tout un chacun qui voudrait signaler un problème, même le plus anodin. Ce qui crée des accusateurs qui, par souci d’éviter des victimes, persécutent les coupables, soupçonnés d’avoir victimisé. Ce qui crée la catégorie, considérée comme redoutable, de persécuteurs potentiels. On scrute, on est aux aguets, on les dénonce, les accuse. On subit, on parle, on est accusé. Ceux qui pourchassent et accusent croient être dans leur droit, ceux qui se taisent se sentent déchus de leurs droits. Ce qui ne change rien : le coupable reste coupable, celui qu’on désignait comme étant victime se conforte dans son rôle de victime. Voilà les catégories bien ancrées, impossible de les oublier. Et puis, le fardeau de la honte qu’on impose à celui qu’on désigne comme coupable : honte qu’il ait seulement eu l’audace d’oser s’exprimer, voire de vouloir se débarrasser de cette culpabilité imposée !
À noter : mécanisme qui vaut pour les deux groupes, indistinctement.
À noter : le frénésie de la persécution, de l’inculpation. À noter : la susceptibilité à fleur de peau.
À nouveau, vaut pour les deux groupes.
À Athènes, lors de l’avancée de Philippe de Macédoine en Grèce, Démosthène ‘jure de saisir aux cheveux et de traîner en prison quiconque parlera de traiter avec Philippe.’ C’est ce que dit Eschine[iv] ; qui rappelle ‘l’aveuglement’ des Athéniens qui, lors des délibérations sur la paix avec Sparte, suivirent l’avis de Cléophon qui ‘menaçait d’égorger le premier qui parlerait de paix.’[v]
La loi du silence. L'aphasie devenue vertu, seule échappatoire à la persécution. Les Athéniens n’avaient plus d’autre choix que d’être belligérants et, à la longue, perdants. Ils croyaient qu’écarter la paix comme option ne pouvait que conduire vers la victoire ; elle a mené vers leur perte. En interdisant de parler de paix, non seulement l’option de la paix mais toutes les options intermédiaires entre paix et guerre disparaissaient.
Qui, d’ailleurs, a inventé cette distinction : ‘nous’ et ‘eux’ ? Les tenants de l’altérité ; croyant faire preuve d’ouverture, ils ont introduit un monde binaire : moi, toi ; nous, eux. Toi à qui je fais violence, moi qui suis coupable. (Notons la supériorité impliquée, supposée: le 'moi' se considère automatiquement plus fort que l'autre. Colonialisme moral.) Voilà non pas la solution, mais le problème posé. Comme si l’autre visage ne pouvait exister que si je le regarde avec un sentiment de culpabilité. Celui qui, le premier, a imposé le choix binaire entre victimisation et culpabilisation, qui, une fois ces catégories décrétées, imposées, y a adjoint la notion de race, les a localisées dans le seul regard, puis a interdit de les remettre en cause, a donné naissance à un monstre, un mécanisme délétère basé sur l’alternance du silence ou de la répétition, à l’infini, de ces deux options : on est bourreau (coupable) ou victime (non coupable). Mécanisme – et c’est ce qui le rend si redoutable – repris tant par les défenseurs que par les opposants de la diversité, mixité etc. Ce qui démontre que c’est là la racine mentale qu’il faut extirper.
Seule solution : la vraie individualisation, la dévictimisation, la déculpabilisation ; vraie diversité dans unité toujours bousculée. Le regard nouveau, joyeux, sans la moindre trace de faute ou de victimisation. Redevenons vraiment ‘nous’, avec un regard différent pour chacun de nous : regard sur nous-mêmes, sur ceux qui nous entourent, sur ceux qui ne sont pas 'nous'. Regard curieux, indifférent, critique, amusé, déçu, désabusé. Regard qui a le droit de juger, sans être pour autant condamné du simple fait qu’il est incapable d’uniquement observer. (C’est là une nouvelle morale qu’on a introduite, une morale surhumaine : ‘Vous ne jugerez jamais ; quiconque jugera, sera condamné.’ Ce qui deviendra, en fin de compte: 'Ne regardez plus, fermez les yeux, baissez-les, car c'est ainsi qu'il faut regarder.') Revenons à notre regard humain. Regard accueillant, câlin, sceptique, malicieux, anxieux. Acceptons les failles de notre regard ; cessons de faire d’un système politique, basé sur un seul présupposé (le regard binaire: soit du coupable, soit de la victime) une idole, un système religieux, avec interdits, tabous, vérités éternelles, immuables, avec comme but, dans l’immédiat, le paradis de la perfection. Vrai défi, pari majeur.
« Les Athéniens assiégeaient Thase. Les Thasiens firent cette loi. : « Il y aura peine de mort pour le premier qui parlera de traiter avec les Athéniens.» Il y avait longtemps que la guerre durait, et la famine s'y était jointe ; ce qui faisait périr un grand nombre d'habitants. Hégétoride, Thasien, voyant cela, se mit la corde au cou, et se présentant à l'Assemblée : « Mes compatriotes, faites de moi ce qu'il vous plaira, et comme vous jugerez expédient ; mais sauvez le reste du peuple par ma mort, en abolissant la loi trop sévère que vous avez publiée. » Les Thasiens, pénétrés de ce discours abolirent la loi, et conservèrent Hégétoride. »[vi]
Hégétoride : à tout moment, rien ne s’oppose à révoquer ce qu’on avait décidé, à changer ce qui était fixé. Il y avait longtemps qu’on était dans l’impasse ; situation aggravée par la rage et la déception. Un homme se leva : ‘Je ne joue pas le jeu’, dit-il, ‘je ne me sens coupable de rien, je ne suis pas victime et je n’accuse personne. Accusez-moi, je vous le répète : je ne me sentirai pas coupable, ni victime, et je ne vous accuserai de rien. Bref, accusez-moi, défendez-moi, ça m’est égal. Voilà tout. Et tant pis pour moi si ça vous déplaît.’
Tous furent conservés, une fois le siège levé : Hégétoride, les Thasiens, et les Athéniens.
[i] Archives, Le Soir, 16 octobre 2010. http://archives.lesoir.be/l-8217-humour-qui-mine-les-relations-soir-n-va_t-20101016-013K36.html
[ii] Il y a, d’une part, l’honnêteté du journal, qui cite les propos littéralement ; d’autre part, la façon tordue comment on essaie de minimiser. Disons-le clairement : si la NVA avait dit la même chose à propos du PS, on aurait dit qu’elle est hitlérienne, sans plus. Quand c’est le PS qui le dit, ce n’est qu’une bagatelle. Renversement des perceptions : moi, ‘le bon’, je peux dire le pire ; quoi que dise l’autre, ‘le mauvais’, c’est toujours, automatiquement, abominable, ignoble. À noter aussi : le persécuteur se sent persécuté (‘on a retiré une caricature de Krol’). Comme je l’expliquerai, dès qu’on est piégé dans ce mécanisme, il fonctionne dans les deux directions ; pire, on est soit tour à tour, soit à la fois persécuteur et persécuté (coupable et accusateur). Belle illustration de cette mécanique : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, accuser, contre-accuser, défaire l’accusation, défendre, reprendre, légitimer, relativiser, minimiser, excuser l’accusation, se poser en victime, accuser parce qu'on a été victimisé : on agit selon le dilemme préétabli par la logique implacable d’accusation/victimisation. Aucun moyen d’en sortir, à moins d’en prendre conscience, ce qui ne garantit toujours pas qu’il disparaisse.
[iii] Néologisme, en effet ; mot meilleur, je trouve, que ‘victimaire’ ; le victimisé est désigné victimaire contre son gré. Il n’est pas victime ; on le fait victime.
[iv] Eschine, Contre Ctésiphon, 150
[v] Eschine, Sur son ambassade, 76
[vi] Polyen, Ruses de guerre, livre 2, 33 (remacle.org)