Dionysos, fraîchement débarqué, marche sur un sol aride. Il désire le transformer en un autel surchargé de victimes. Il lui faut des femmes, rugissant de joie, s’écroulant à ses pieds. Il s’assoupit, s’endort et rêve d’hécatombes, de corps gisant à ses côtés, dépecés, dévorés, de lambeaux de chair crue, de rivières rouge sang qui absorbent la lumière du jour. Il asperge le sol de vin et de lait, marche sur la ville, libère les femmes du joug des hommes, les rend sensuelles, lascives et, débridées, abandonnées à son seul pouvoir, il en fait des meurtrières avisées.
‘Vous voilà enfin libres et souveraines’, leur dit-il, en louant leurs dents saines qui mâchent la chair de leur mari.
Dionysos ne vise pas sa victime (le mari que tuent et mangent ces femmes), mais la mère de chaque mari, mère avec qui il ira compatir après avoir fait massacrer son fils.
‘Pauvre mère, je vous plains’, dit-il, ‘je me suis présenté devant les remparts de votre ville comme un mendiant, un musicien démuni. On m’a accueilli en ami, mais j’ai violé les lois de votre ville pour irriter votre fils. Courroucé, il s’est insurgé contre moi, et j’ai appris à le haïr. Je l’ai fait dévorer par sa propre femme et me voilà heureux. Frappez-moi, humiliez-moi, haïssez-moi. Je suis euphorique et exécrable, car j’ai fait assassiner votre fils pour vous attrister.’
Tout en se confessant il annihile cette mère avec une nonchalance et une inconscience scandaleuses ; il vit dans la joie de ce seul instant qui pour lui est unique mais qu’il répétera à l’infini : sa mémoire est noyée dans une nuit épaisse de débauches et de carnages, ballottée dans des fleuves raides de vin et de sang.
C’est en annihilant des mères qu’il cherche à venger le meurtre de sa propre mère. Le remède à sa honte est une longue succession de crimes. Il n’est pas le dieu de la transgression libératrice, de l’adoration des pouvoirs lunaires et effrayants cachés dans chaque femme, mais de l’affranchissement mécanique, irréfléchi, sanglant et inefficace du passé.
Suivez-le, en vous écartant des bourgades, en vous orientant sur les riches cités incendiées, bariolées de sang. Prenez comme guides des cris de joie se transformant en gémissements. Il se peut qu’ainsi, en poursuivant le persécuteur bavant, bruyant, buveur, rageur, un jour, vous deveniez comme lui. À moins qu’il ne vous réserve le privilège merveilleux de pouvoir contempler sa danse. Épiez-le, à l’endroit précis qu’il vous a indiqué. Et préparez-vous à mourir cette nuit-là, égorgé et écorché par votre femme délirante, fascinée par sa folie contagieuse.
Dionysos a grandi non pas dans le ventre d’une femme mais cousu dans la cuisse d’un père orgueilleux et stupide qui, trompé par son épouse jalouse, a tué sa maîtresse. Le père, crédule, se laisse aisément tromper. Son fils, rusé, mesquin, trompera. Le père volage séduit toutes les femmes, sans distinction. Dionysos, libertin par devoir, débordant de sensualité refoulée, séduira uniquement les femmes en qui il voit sa mère. En tuant un fils, il se tue lui-même, lui qui ne se définit que comme un fils né d’un père meurtrier. Et en annihilant des mères, il ressuscite sa propre mère au moment précis de sa mort : il voit sur le visage de la mère à qui il annonce la mort du fils la stupeur et l’effroi de sa propre mère lorsqu’elle fut tuée et perdit son fils.
Sémélé, la mère de Dionysos, vit et hante son fils grâce à sa mort brutale, prématurée. Si elle avait survécu au coup de foudre qui la tua, peut-être Dionysos ne l’eût-il jamais aimée.
Dionysos, un jour, sauve sa mère de l’espace réservé aux morts, et, le jour suivant, l’y renvoie. C’est avec un sentiment de plaisir veule, le ventre et la verge irrigués d’une poussée de désir sombre et froide qu’il monte dans la barque de Charon. Cela lui procure un plaisir sensuel de s’avancer le long du Styx en tâtant les nuages brumeux qui l’entourent. Il aspire l’air vicié, contemple les rives moisies, écoute avec délectation le murmure étouffé de ce long fleuve immobile. Lorsqu’il a enfin repéré sa mère et la touche, il tressaille, son regard s’illumine, ses joues s’empourprent, l’angoisse se loge dans ses veines, son corps se tend, se raidit, approche l’extase. Extase délicieuse, écarlate, violente, détroussant son âme de sa housse vivifiante, mais qui tombe, devient déception et désarroi à mesure que sa mère, jadis une ombre, en longeant le Styx, devient un squelette mouvant qui se recouvre de tendons, de muscles, de chair dense, d’une peau dorée, savoureuse comme le miel. Ce corps réel lui déplaît. Et il ressent une aversion rageuse lorsque, sorti de l’enfer, il voit une femme élégamment habillée qui le précède. Elle parle, sa voix la rend attachante. Il lui somme de se taire. Elle désire se retourner, voir celui qui l’a libérée. Alors, il lui lance : ‘Jamais tu ne me connaîtras’, en cachant son visage derrière sa main. Elle trébuche, se relève. Il aurait voulu qu’elle tombe à la renverse, raide morte, au lieu de s’exclamer : ‘Je t’attendais, tu m’as sauvée.’
Il se dit : ‘Ma mère est morte, cette mère-ci lui ressemble. Elle a le même pas, tour à tour sûr et hésitant, la même voix, les mêmes cheveux noirs, frisés, qui lui tombent sur les épaules en deux longues tresses épaisses. Elle est svelte, grande, vigoureuse; son bonheur m’afflige ; pis, elle semble m’aimer, et je commencerai à l’aimer un jour’, et d’un coup de massue il la tue et la jette dans l’Achéron, d’où il irait immédiatement la repêcher pour la ranimer et à nouveau la libérer et la tuer si Hadès, alerté par Charon, ne le lui avait interdit.
Dionysos croit venger sa mère mais passe sa vie à la tuer et à la ressusciter afin d’à nouveau pouvoir la tuer et ne jamais cesser de la tuer car ce n’est qu’en la tuant qu’il possède une mère. Posséder une mère, c’est refuser son affection. C’est lui voler ce qu’elle vous a refusé. Ce n’est qu’en l’assommant avec sa massue et en lui enfonçant une lame brillante dans les hanches, en lui tranchant la tête, en coupant ses seins, en mordant son bas-ventre, en y laissant de larges plaies qui mettent à nu ses intestins et en léchant la sueur salée sur ses jambes qu’il arrive à oublier qu’il n’a pas eu droit à son ventre ni à son sein. Il lui faut la tuer. Il lui faut la défigurer, lui griffer la peau qu’il déchire avec ses dents, savoure, mastique, tout entier à ce massacre qui à la fois est une marque de dévotion suprême, pour créer le silence au-dedans duquel il retrouve la solitude qui est la quintessence de sa vie. Il lui faut la chercher et se détacher d’elle, si possible en un seul instant, afin d’à nouveau pouvoir la regretter, la pleurer et réapprendre à vivre sans elle comme si elle n’avait jamais existé.
Il n’atteint le sommet de la jouissance que lorsque les yeux d’une mère, ayant perdu son fils, annihilée, sur le point de périr ou de se suicider, cherchent les siens. C’est là l’orgasme que désire Dionysos et qu’il n’atteint jamais, car les yeux qui, en pleine détresse, s’abandonnent à lui, ne sont que des yeux blêmes, fixés dans des visages abrutis, hébétés. Yeux qui restent en deçà de ceux de sa propre mère qui, elle, avait un regard d’airain, hautain, superbe, méprisant, annihilant. Aucune femme ne surpasse sa mère. Chaque mère qui, accablée par la tristesse, s’affaisse devant Dionysos, anéantie par le malheur, lui prouve que la femme est faible, stupide, méprisable, sauf sa mère, inégalable, irremplaçable.
C’est pourquoi il lui faut la trouver et la tuer. Tuer sa mère, chaque jour s’il le faut, c’est la retrouver. C’est lui dire : ‘Je t’aimais, tu m’as abandonné.’ C’est une nécessité.
Frustré de n’avoir pu atteindre son orgasme, espérant qu’un jour il réussira, Dionysos venge sa mère des milliers de fois ; il humilie ses victimes en leur disant qu’il venge sa mère tandis que secrètement il s’en veut d’avoir osé lui survivre; il tue des fils en espérant que dans chaque fils tué par sa main il tue une partie de soi-même et qui jamais ne renaîtra.
Ses pieds, parcourant mille lieux, s’approchant de mille villes, brûlent de haine. Son désir féroce, glouton, est marqué par l’impuissance. Dionysos incarne la mémoire atroce et débilitée de sa mère dont il a été cruellement séparé avant même d’être né. Le voyageur amène, le joyeux convive, l’ami radieux, généreux, le grand rassembleur autour d’un verre de vin, le thyrse à la main et les pieds battant le sol de rythmes enivrants, le chantre envoûtant à la voix stridente est un meurtrier accompli, dont les débauches sont moins effrayantes que sa soif de sang innocent.
Jamais loyauté filiale ne fut aussi tenace, sournoise et cruelle que dans le cas de Dionysos.
Jaloux, il envie sa mère, consumée dans l’extase de l’amour. Elle a vécu l’amour passionnel, meurtrier; il est condamné à ne jamais mourir mais à nourrir un amour inconcevable et interdit qui le détruit graduellement, sans jamais l’annihiler. Il cherche sa mère, sans relâche, en errant le long de côtes hostiles. Le temps, pour lui, est un long cauchemar ensanglanté, un voyage interminable par les ténèbres sur une mer noire, inhospitalière logée dans son propre esprit.
À nouveau il débarque, fait quelques pas, s’allonge, les yeux fermés, en rêvant de roches rouges, d’essaims de femmes-mères qui, enchantées, écervelées, oubliant la honte - leur dernier rempart contre la déchéance – l’adorent et s’avilissent ; de têtes princières fichées sur la pointe d’un thyrse ; d’une pomme de pin aux écailles sèches et raides, parsemées de gouttes de sang bombées qu’il laisse glisser le long de ses bras ballants, ruisseler sur ses doigts pointant vers le bas et féconder la terre.
Au mot ‘mère’ il voit une plaine déserte, une femme passionnée, exaltée, déchiquetée par l’entrechoc des nuages. Il revoit son père, qui l’a tuée en une seconde, le temps de se frotter les mains, de les retourner, de montrer la paume, toute blanche et lavée, en se déclarant innocenté par la rage subite et rutilante de son épouse.
Jamais Dionysos n’oubliera Héra, sa pire ennemie, cette femme fallacieuse qui fendit la terre, en s’appropriant la foudre jaillissant des mains de son mari.
Il a pour vraie mère la ruse vindicative, pour père la lâcheté.
La mort de Sémélé brûle dans la chair de son fils depuis sa naissance. Il ne reste plus aucune trace d’elle, hormis quelques cendres, avalées par le vent. Au coucher du soleil, lorsque les femmes, enivrées, blotties contre lui, s’endorment, Dionysos veille, et se remémore, avec application, les images de la mort précoce de sa mère, de sa propre vie avortée. Sa mère, à ses yeux, ne peut être autre chose qu’un corps fumant, hideux, calciné. Elle ne vaut pas plus qu’un objet de rebut qu’on jette, après l’avoir épuisé, après qu’on se soit rendu compte qu’il ne vous plaît plus, qu’il vous ennuie, après l’avoir vidé de son contenu.
Dionysos cherche la joie dans la répétition infernale de son malheur. La vie, dénuée de cette joie, n’est qu’un endroit morne et incolore où la débauche tout au plus divertit et tranquillise, où le meurtre apaise à peine, pendant quelques heures seulement. Ensuite le sol, esseulé, se recouvre de longues ombres noires : il faut à nouveau tuer.
La beauté d’un chant d’oiseau, un ennemi qui s’écroule, dupé par le dieu vengeur, un ruisseau qui coule, insouciant, abreuvant un figuier, la grimace triomphante d’une femme brandissant la tête de son mari comme un trophée et qui, apprenant sa méprise, d’abord rira, incrédule, hautaine, puis s’effondrera au pied d’un trône – tout cela ne le concerne pas.
Le corps de Dionysos est une plaie béante, ouverte sur le néant de l’enfer, où l’attend sa mère. Il aurait dû mourir comme elle, brûlant à petit feu sur la pente d’une colline, abandonnée par tous, même par cet amant imbécile, esclave de sa femme.
Des mains coupables ont fouillé les entrailles de sa mère, en souillant ce corps qui lui appartenait à lui seul. Pourquoi l’a-t-on extirpé de ce corps à la peau fine mais opaque qui le cachait, le protégeait, l’a-t-on soudé à la chair d’un dieu bête et meurtrier, puant le désir ? L’accompagnant partout, cousu dans sa cuisse, on l’a obligé à assister aux amours d’un monstre. Secoué par ses cris, supportant tant bien que mal les odeurs qui, s’accumulant l’une sur l’autre, s’étaient peu à peu incrustées dans les cuisses de son père, les recouvrant comme une deuxième peau épaisse, froide, calleuse, il a passé des mois à revivre, souvent plusieurs fois par jour, la façon dont il a été conçu. Que lui reste-t-il, sinon sa soif de vengeance, l’horreur du mâle et l’insupportable chagrin de n’avoir pu mourir dans sa mère ? Il inflige à autrui son propre malheur en lui faisant accroire qu’il lui offre le bonheur du défoulement. Mais cette duperie ne lui procure aucune joie, si ce n’est une hilarité passagère lorsqu’il se prosterne devant une mère qu’il séduit et détruit.
Sa duplicité n’est pas un fardeau ; elle est sa façon d’être : elle démontre qu’on lui a imposé une vie contre son gré. Elle lui prouve qu’il erre dans un monde qu’il déteste et où jamais il ne sera aimé pour ce qu’il est - un fils regorgeant de misère, s’agitant dans une tombe massive de malheur -, mais pour ce qu’il semble être : le dieu de la joie, du partage d’un bonheur sans contraintes. Pour se consoler de cette méprise il se contente d’un repas quotidien frugal, mais comblant, composé de rage et de rancœur. Il s’abreuve de vin capiteux qui engourdit ses sens, élimine ses scrupules, ranime sa colère. Ses meurtres rendent sa vie supportable. Son besoin inné de vengeance lui permet de justifier ses crimes, de ne jamais cesser de les commettre et d’en imaginer d’autres, plus cruels, injustes et inutiles, sitôt qu’il les a commis.